L’éthique interrogative, herméneutique et problématologie de notre condition langagière

Olivier ABEL, L’éthique interrogative, herméneutique et problématologie de notre condition langagière, Paris: PUF, 2000. 276p. 158FF.

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En dépit d’un sous-titre rébarbatif, ce livre est d’abord une introduction à la philosophie par le biais d’un exercice des formes élémentaires du questionnement, au début illustré de passages de Tintin, et que reconnaîtront bien des étudiants en théologie. Les collègues de la Faculté de Paris m’avaient demandé un cours qui soit propédeutique tant pour le département pratique, que pour l’herméneutique (exégèse et histoire) et la systématique. Il me fallait un solide fil rouge, et j’en ai trouvé un rouge et bleu! « On ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une question », disait H.G.Gadamer. M.Meyer ajoute: « la question à laquelle la réponse renvoie diffère de celle qu’elle résout ». Ces deux citations énoncent à leur manière deux principes de méthode, des gestes simples pour aborder un problème, une intelligence de la conversation ordinaire, mais aussi des règles de lecture pour des textes dont on ne sait plus à quelles questions ils répondaient, et une oscillation profonde dans l’histoire des idées entre un principe plus critique et un principe plus dialectique. Finalement elles désignent ces lisières où nous ne savons plus si nous interrogeons ou si nous répondons, et sur lesquelles Kierkegaard avait osé un rapprochement entre Socrate et Jésus.

Au passage, toujours dans le même but introductif, on trouve en pointillé une histoire de quelques grandes figures philosophiques de l’interrogation, de Platon (le lien intime entre les mythes et l’interrogativité) à Wittgenstein, en passant par Descartes, Kant et Hegel. Mais surtout un panorama de ces deux grands continents de la philosophie du langage que représentent d’une part l’herméneutique, et d’autre part la philosophie analytique. Le directeur de la collection, M.Meyer, qui a repris la chaire de Chaïm Perelman à Bruxelles, et qui fonde sa problématologie dans le sillage du logicien Hintikka et de Wittgenstein, me demandait de présenter l’articulation entre ces deux traditions. Rude tache, d’autant que je ne voulais ni proposer une synthèse impossible, ni manquer les jonctions possibles. Après une brève présentation à la fois historique et systématique des deux disciplines, fondée du côté herméneutique surtout sur les ouvrages de Gadamer et de Ricoeur, et du côté pragmatique (ou rhétorique) sur ceux de Meyer, j’ai repris tout le problème sous le biais éthique.

Nous avons en effet un problème commun, de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. À autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter. Et de savoir comment ces humains peuvent d’autant plus se distinguer qu’ils prennent la place successivement les uns des autres, qu’ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter. La première formulation du problème est plutôt celle de la problématologie, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine le langage ordinaire, l’incessante différence de la question et de la réponse. La seconde formulation du problème est plutôt celle de l’herméneutique, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine la condition interprétative, où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et reprendre la conversation rompue par l’irréparable.

En rapprochant la pragmatique du questionnement ordinaire par lequel les contemporains mesurent avec passion leurs accords et leurs désaccords, et l’herméneutique interrogative par laquelle les générations successives entrent dans la conversation et la réinterprètent, j’ai voulu proposer une éthique de notre condition langagière, et une réflexion sur ce qui autorise et institue cette double-différence. Cette éthique d’interrogativité, contrepoint nécessaire à toutes les formes de la responsabilité, jette les bases d’une philosophie du droit et de la civilité. Il s’agit de penser ensemble la ressemblance et la différence d’humains d’autant plus heureux de se distinguer qu’ils s’effacent les uns devant les autres. Et l’interrogation n’ouvre la question de savoir « qui » nous sommes qu’en nous retournant vers un monde commun.

Olivier Abel

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