« Le protestantisme et la crise de la modernité »

La modernité est un torrent, une rivière, un fleuve, mais issu de mille sources dont nulle ne peut prétendre être la seule. Quelle modernité est en crise? Celle portée par la figure de la République laïque et industrieuse? Celle apportée par le pluralisme des Lumières? Celle inaugurée par les ruptures du temps des Réformes? Celle ouverte par l’élargissement universel de la Renaissance? Celle inaugurée par le style inouï des Confessions d’Augustin ou par le « ni juif ni grec » des lettres de Paul? Selon le commencement pris pour référence, il ne s’agira pas de la même crise ni de la même modernité. Mon propos ici se bornera à évoquer la part de responsabilité prise dans celle-ci et donc dans celle-là par le protestantisme. Revenant sur ses propres « dogmes », le protestantisme doit redéployer les significations du « sola scriptura », de la prédestination, ou de la « grâce ». Ce faisant le protestantisme rappelle à la modernité ses intentions oubliées, mais aussi ses potentialités jamais réalisées. Cette reprise critique de l’un des commencements de la modernité peut-elle encore la faire bifurquer autrement? C’est la question qui m’anime ici.

L’implication du protestantisme dans la modernité

Commençons par observer que la langue et la pensée françaises disposent avec Calvin de l’un des auteurs dont l’influence fut la plus profonde, la plus étendue, la plus radicale pour l’ensemble de la modernité, mais que nous l’avons pratiquement abandonné aux anglo-saxons. Calvin appartient de droit à l’ensemble de la culture française, et pas seulement aux héritiers du calvinisme qui ne parviennent pas à porter leur héritage sur leurs trop rares épaules. Pire: ce reniement nous place tous dans une quasi-incapacité à comprendre ce qui nous est arrivé, pourquoi notre modernité a « pris » dans telle ou telle figure, à saisir par où il faudrait reprendre les choses pour bifurquer autrement. Certes, dans la société française, le protestantisme est généralement perçu comme une religion tolérante, pluraliste, civique et moderne, pour diverses raisons, dont la plus emblématique est certainement la figure d’Henri IV, abjurant le protestantisme pour pacifier son Royaume. Avec lui, on crédite les protestants de la capacité à laisser leur religion au vestiaire pour entrer dans l’espace public. Mais dans une société pleinement sécularisée, devenue critique vis à vis du mythe de la modernité, on n’a plus guère besoin d’une religion à ce point discrète et sécularisable: on lui demande sa spécificité proprement religieuse. Là est le problème du protestantisme aujourd’hui: sa spécificité se confond trop avec le profil de la modernité elle-même.

Pour prendre un seul exemple, il est difficile de comprendre Descartes sans Calvin: transcendance divine, ordre mécanique des lois de la nature, élimination du finalisme et désenchantement du monde, mais aussi nominalisme éthique (l’idée que d’un point de vue éthique il n’existe que des individus), et idée que les morales, les coutumes religieuses ou les formes de gouvernement sont un peu « par provision », des manières encore d’interpréter humainement une volonté divine sur laquelle nul ne saurait mettre la main. Tous ces thèmes calviniens ont joué un rôle clé dans la constitution de la modernité pré et post-cartésienne.

Et il est indéniable que pour sa part le protestantisme fut probablement une tradition religieuse vigoureusement engagée dans les orientations de la modernité occidentale, et comme en consonnance avec elles. En voici quelques thèmes. La lecture personnelle des « Ecritures seules », sans passer par l’intermédiaire et le monopole de la tradition autorisée, éduque un esprit critique et fait crédit à la responsabilité individuelle. Comme l’écrit joliment Calvin contre ceux qui disent qu’il faut nourir le peuple de bon lait: « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Et puis Luther et Calvin refusent le système catholique de la double morale, et affirmant le sacerdoce universel (tous prêtres, ou tous laïcs), ils abattent les hiérarchies pour constituer des assemblées d’individus libres, partageant les différentes tâches ou mandats (ministères) par décision collégiale. La liberté de chaque chrétien ainsi fondée en dehors des autorités comme des coutumes religieuses et politiques, la société ne peut plus être conçue que comme un contrat volontaire et presque militant, qui peut aller jusqu’aux formes extrêmes prises par « la révolution des saints » avec le puritanisme britannique de l’époque de Cromwell, et que l’on trouve chez le poète Milton :

« … ils s’accordèrent tous pour se lier en commune association les préservant de cette lésion mutuelle, et aussi pour s’associer afin de se défendre contre tous ceux qui troubleraient ou contrecarreraient un tel accord. Telle est l’origine des cités, des villes et des Etats ».

On a du mal à comprendre après coup l’énergie féroce d’autodiscipline qu’il a fallu aux individus, pour faire éclater un monde hiérarchique, équilibré et autarcique, et pour penser le libre-contrat, qui permit par la suite l’apparition d’un libéralisme comme celui de John Locke. Et il en est de même pour la conjugalité: le couple puritain est un contrat entre deux individus égaux, et la conjugalité n’est pas entièrement subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. On pourrait continuer de même pour expliquer comment l’argent doit cesser d’être une marchandise magique (qui produirait elle-même un profit) ou démoniaque pour devenir sobrement un instrument, mutation des mentalités où Max Weber a vu l’un des ressorts du développement du capitalisme. Et puis l’importance chez Luther de « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », exige une séparation très nette entre le domaine des affaires humaines avec leurs régimes historiques, économiques, et même religieux, qui sont relatifs et changeants, et la dimension de la grâce divine, qui n’est pas destinée à organiser nos modes de vie. Cette séparation permet une autonomisation, une sécularisation de la politique et de la justice comme de l’économie et des sciences. Mais en brisant ainsi « la grande chaîne des êtres », qui tenait chacun à sa place dans une hiérarchie à la fois théologique, cosmologique, politique et même familiale, cette séparation exige de réarticuler autrement les deux dimensions de l’humain et du divin, et c’est ici qu’apparaît le grand récit biblique comme Histoire du Salut, histoire où tout prend place dans la Création-Chute-Rédemption divine, mais qui se prolonge dans la mission émancipatrice d’annoncer l’évangile universellement et d’en vivre (la grande utopie des colonies), puis qui se sécularise dans le mythe du progrès, dont nous reste encore la croyance morne aux contraintes du développement.

La crise de cette modernité-là

Il faut d’emblée souligner que si tout cette crise est le résultat de l’éthique du protestantisme ou de sa prédication, ce n’en fut pas le moins du monde l’intention. La Réforme ne visait rien moins qu’à justifier la démocratie libérale, ni l’affairement capitaliste, ni cet exercice de sincérité sensitive et anorexique qu’on appelle individualisme et qui gouverne jusqu’à notre prêt à porter (je pense à l’actuel succès de Calvin Klein). Au contraire, parce que la Réforme affirme la justification « par la grâce seule » (devant Dieu nous sommes tous de toutes façons injustes), elle détermine une terrible crise de justification, de légitimation, non seulement en termes de salut par les mérites religieux, mais aussi en termes de moeurs, car c’est ensemble la représentation traditionnelle de l’autorité et l’ordre comme rétribution des mérites qui sont ainsi ébranlés. La seule chose, c’est qu’on peut de demander si cet ébranlement n’est pas la modernité elle-même. Et si la modernité, du moins celle que nous cherchons ici à circonscrire (comme on circonscrit un incendie), n’était elle-même que cette crise, les repercussions successives de cet ébranlement, de ce moment critique, sur les différents registres de la vie humaine?

Reprenons rapidement quelques-uns de nos thèmes. La responsabilité individuelle? Mais aujourd’hui nous découvrons surtout la vulnérabilité des individus, les blessures psychiques et les malheurs sociaux qui les rendent irresponsables, capables de tout parce qu’incapables re répondre d’eux-mêmes. Le contrat autonome? Mais on voudrait aujourd’hui qu’il repose sur une autorité plus durable, comme assurée par une institution sur laquelle nul ne pourrait porter la main, et justement même pour donner à chacun le temps de constituer et de manifester sa capacité, sa responsabilité, son inventivité. La libre-conjugalité? Mais jusqu’où ira cette féroce et très individuelle discipline de la véracité? N’aboutit-on pas à une authenticité seulement narcissique? Qui ne voit combien les adultes sincères, majeurs et consentants, sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance, et peut-on se moquer impunément du lien de filiation sans que la conjugalité elle-même ne finisse par en être toute démantelée à la génération suivante? Le sobre usage des instruments techniques et économiques? Mais aujourd’hui la raison instrumentale écrase tout, sauf justement le magique et le démoniaque qui prolifèrent dans l’imaginaire de nos sociétés. La découverte scientifique du monde et le sens de l’histoire? Ils ne sont plus vécus comme une merveilleuse émancipation, mais comme le désenchantement d’un monde gâché par le désastre écologique et l’écrasement des cultures. Le pire, dans le sentiment actuel, c’est que nous en sommes venus à détester cela même que nous souhaitions si vivement, et pour quoi nous avons tant sacrifié.

Or dans tout cela le protestantisme, du moins le protestantisme français qui est ma culture, est comme pris à contre-pied. Ou pour prendre une autre métaphore, il n’est pas à sa main! Par tradition, le protestantisme efface sa propre tradition dans le retour constant à la seule Grâce, aux seules Ecritures, et pour la seule gloire de Dieu (c’est ce que j’aimerais appeler la triple-solitude du principe protestant). Que peut-il faire quand on lui demande d’exposer sa tradition spécifique, qu’a-t-il accumulé qui soit vraiment à lui, et qu’il n’ait pas cherché à faire disparaître? La crise d’une modernité ébranlée dans les diverses dimensions que nous venons d’évoquer fait que, pour la première fois, le protestantisme se trouve dans un contexte culturel qui lui échappe. Non qu’il se soit identifié à cette modernité: pour lui, la prétention des démocraties libérales à se croire le seul bon régime, la recherche du profit comme seul sens de la vie, l’individualisme narcissique qui ne se croit responsable que devant lui-même et non plus « devant Dieu » ni devant son prochain, constituent des sujets de lamentation ou d’imprécation presque aussi anciens que le protestantisme lui-même. Il semble sans cesse répéter: « n’allez pas croire que je sois venu apporter (tout ce qui précède) »; mais en vain, et nul ne l’écoute. Aucun message ne peut échapper à la tristesse de se voir trahi et dévoyé.

Mais rien ne peut faire qu’il ne se soit lui-même conçu comme compatible avec la modernité, la modernité critique, celle qui, jumelle de la communauté protestante placée en cercle à équidistance des « Ecritures seules », sans interprète autorisé, s’organise en cercle autour d’un centre vide, le pouvoir de questionner devant appartenir à tous. Cette mystique discrète de l’interrogation et même du doute, que le protestantisme partage avec la modernité, il ne pourrait la perdre qu’en renonçant à lui-même. Des auteurs aussi divers que Bayle, Leibniz, Kant, Kierkegaard, ou Ricoeur, sont pour moi des témoins de cela. Et ce n’est peut-être pas une menace pour la survie du protestantisme, mais une promesse à réactiver pour l’avenir du sens de la recherche scientifique comme du véritable débat démocratique, et de ce que le philosophe Husserl appelait l’esprit.

Il ne suffira donc pas d’être compatible avec la modernité et son pluralisme critique. Il faudra y contribuer de manière créatrice, en montrant par exemple que le pluralisme moderne n’est encore qu’un consensus mou à côté du pluralisme des Evangiles et des littératures bibliques! Et que le canon a su canoniser ensemble des discours et des langages si incompatibles que la gestion de nos petits conflits aurait beaucoup à en apprendre! Revenant ainsi sur ses propres « dogmes », ces boîtes noires que toute culture comporte et ne peut renier entièrement sans mourir car ils en forment le noyau éthique et mythique (ce que j’appelle le « culte », le scénario profond de chaque culture), le protestantisme doit rouvrir ainsi ces poèmes et ces drames fondamentaux, pour en tirer de quoi recommencer autrement, pour le destin du protestantisme, mais aussi pour celui de la modernité.

Relire la prédestination

Voici quelques exemples de ce programme d’enquêtes sur quelques bifurcations où la Réforme structure encore la modernité. 1) Que peut signifier la « surabondance » de la grâce, et est-ce bien ce que nous en avons fait dans notre civilisation « occidentale »? 2) Qu’est-ce que la Réforme a fait de l’eucharistie et des images en raffirmant leur valeur symbolique et non leur référence à une « présence »? 3) Pourquoi le terrible voile d’ignorance de la prédestination a-t-il dû nous séparer de la Justice? 4) Pourquoi la crise protestante de légitimation, transition sans cesse active et instable, ne parvient-elle pas à trancher entre l’appartenance à un corps de traditions, l’émancipation critique, ou la simplification de la vie par la grâce? 5) Le « régime de temporalité » de l’Histoire du Salut, qui animait nos théologies du progès et de l’émancipation, a-t-il été enfin déboulonné, et pour faire place à quel autre régime si ce ne doit pas être l’astrologie? 6) Pourquoi le désenchantement du monde, et n’y a-t-il pas d’autre alternative au magique et au démoniaque que cette instrumentalisation généralisée avec les désastres écologiques et les effondrements symboliques que l’on sait? 7) Et pourquoi la prédication de la grâce a-t-elle tourné à l’absurde, à l’angoisse du vide, et à la croissance effrénée des déplacements et des oeuvres humaines pourtant impuissantes à remplir ce vide?

Après le très bref excursus précédemment proposé sur le sens du « sola scriptura », je m’attarderai ici sur deux exemples: celui de la « prédestination », pour montrer que même sur un dogme aussi mal vu, on peut faire ce travail de relecture de la modernité dans une promesse encore non tenue; et celui de la « Grâce ». La prédestination est souvent entendue comme un équivalent théologique du rigorisme quasi-léniniste du maître de Genève. Quel est ce citoyen qui, en l’absence d’une cité humaine reconnue par tous, dans la crise même de la cité, fait comme si la cité était maintenue, ou en sorte qu’une autre cité devienne possible? Cela a quelque chose qui ressemble aux stoïciens de son temps, mais Calvin est plus pessimiste qu’eux et il a renoncé à un certain Humanisme: c’est ici que la Réforme oscille entre ce qui en elle est Renaissance évangélique et ce qui est Contre-Renaissance. Mais du coup Calvin est bien plus clément, plus flexible, plus « juriste » au fond. Ne croyant pas que l’on puisse tirer la justice d’une quelconque « nature », il développe une anthropologie plus pragmatique et relative. C’est pourquoi il faut bien comprendre la rigueur de la doctrine de la prédestination. Certes, pour que le saint calviniste ait pu devenir le bourgeois libéral, qui ne comprend plus la dureté de son prédécesseur, la dureté qu’il a fallu pour abattre l’ancien régime, il a fallu précisément que s’estompent des convictions religieuses « archaïques » pour laisser seules subsister les obligations morales qui forment la modernité.

Mais la doctrine de la Prédestination, qui affirme que nous sommes, a priori et sans que nous y puissions rien, élus ou réprouvés par Dieu, a pour pointe l’idée que, quelle que soit notre « condition » eschatologique (au jugement dernier), nous n’en savons rien. A plus forte raison n’en peuvent rien savoir les clergés ni les princes, qui ne peuvent rien prescrire en ce domaine. Ainsi, la dureté théologique de la doctrine n’a d’équivalent que sa force de libération politique, morale et sociale. Personne ne pouvant être « fixé » quant à son salut, la communauté protestante se soumet ainsi à un voile d’ignorance que nul ne peut lever ou déchirer sans aller se jeter follement dans le labyrinthe mortel du jugement de Dieu. Ainsi la « fondation divine » de l’ordre social est–elle perdue, « oubliée », et cet ordre est–il abandonné à la responsabilité de chacun. C’est une « décision politique » de la plus grande importance, et dont les théories de la justice, depuis Hobbes jusqu’à Rawls en passant par Rousseau et tant d’autres, ne sont peut-être que d’interminables commentaires. La prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle nul ne peut mettre la main, et distribue également à tous la certitude d’être déjà jugé, que cela n’importe plus, et la foi, c’est–à–dire la confiance d’être à « équiproximité » de l’amour de Dieu. Cette redistribution équitable des places dans la société, et cette abolition de toutes les dettes, est un peu l’équivalent du Jubilé deutéronomiste, et comme une promesse inaccomplie que la modernité doit relever, si elle veut tenir parole.

Repasser la séquence de la grâce à l’absurde

La prédication de la Grâce, à son tour, doit être relue, comme on repasserait le film de ce qui s’est passé, génération après génération, et pour voir à quel endroit on a manqué la bifurcation. La première génération est celle de Luther, obsédée par la damnation, c’est à dire par cet interminable Procès où nous ne savons si nous devons plaider coupable (parce que le commandement d’amour est impraticable), ou non-coupable (parce que le malheur est trop lourd). La Grâce apparaît comme la seule issue à cette situation inextricable, non comme le couronnement surnaturel de nos naturelles aspirations, non comme le sommet d’une échelle où les oeuvres humaines, en se spiritualisant, se laissent illuminer par Dieu, mais comme l’oeuvre de Dieu seul. Nous sommes justes, en dépit de notre culpabilité, parce que cela nous est donné, dans notre désoeuvrement même. En nous dépouillant de toute prétention à réaliser notre salut, en nous nous abandonnant à la Grâce de Dieu, cette confiance nous envahit, et culbute toutes les catégories du procès et de la justification.

La seconde génération est celle de Calvin, auditeur de cette prédication de la Grâce. Il n’y revient pas. Tout commence avec la Grâce. On ne peut pas influer sur son salut, on ne peut que le recevoir. A tel point qu’il n’est pas besoin ni utile de s’en soucier, et que se soucier de sa justification devient la marque même du péché, la preuve qu’on ne s’est pas entièrement vidé de tout souci de soi. Il y a une « insouciance » calviniste, et le seul problème valable est celui du « comment rendre grâce »? Qu’est-ce qu’on fait? Le champion de la foi, ici, ne doute pas de la Grâce, ne doute pas d’être élu, et agit toute sa vie « comme si » il était élu, choisi, béni par Dieu. Et il ne comprend pas qu’on puisse douter, ni qu’on puisse rester planté là les bras croisé sans rien faire de ce qui nous a été donné.

C’est pourtant ce qui arrive aux générations suivantes. L’un des fils s’enfoncera dans le tourment, dans l’angoisse d’une culpabilité d’autant plus infinie qu’il ne s’agira même plus d’oeuvres ni de mérites mais d’une incapacité à la confiance. La foi sera ici rongée par le doute de savoir si on a la foi. On lui conseillera d’agir « comme si », de multiplier les oeuvres non comme des moyens mais comme des preuves, des signes de l’élection, et de ne pas perdre un instant, mais il aura du mal, et il ne le fera qu’en s’aigrissant. Un autre au contraire tombera dans le « trou noir » de la Grâce, d’un désoeuvrement total, d’une paresse de lys des champs. On aura beau l’exhorter au contraire à donner des fruits, rien ne pourra plus entamer sa tranquillité, ce sentiment d’une Grâce universelle qui brille pour tous, et dans lequel il peut s’effacer ; il a de toute façon « déjà son salaire » et ne demande plus rien. Fidéiste ou antinomianiste, les adjectifs dont on le couvre ne lui font bientôt plus ni chaud ni froid.

Mais une toute autre interrogation surgit à la dernière génération, pour autant qu’il y en ait encore une, que le poids de ce souci de savoir si on a la foi (qui est peut-être la foi même), ou la légèreté de cette insouciance de savoir si on a la Grâce (qui est peut-être la Grâce même) n’aient pas éliminé les protestants survivants, en renvoyant les premiers vers des religions plus rassurantes, ou les seconds vers le monde de tout-le-monde (qu’ils « inventèrent » probablement, comme l’inventèrent autrement les catholiques excommuniés ou les juifs en rupture de synagogue). C’est dans l’assurance d’être élu que se glisse soudain la question: « mais pourquoi m’a-t-on choisi? Pourquoi suis-je élu? A quoi est-ce que je sers? Et si je suis superflu mon existence n’est-elle pas factice, absurde, vide de dette mais aussi de qualité, de signification? Est-ce même que j’existe? » Se souvenant vaguement des prédications d’un de ses grands-pères, il est possible alors qu’il se jette dans l’action, dans la prolifération des oeuvres, pour multiplier les preuves, non plus de son salut, mais de son existence même: il ne perdra pas un instant, augmentera ses échanges et ses déplacements (quand on roule au moins tout a un sens!), de peur s’il s’arrête d’être happé par le néant. N’est-ce pas ici que nous en sommes?

N’est-il cependant pas possible d’entendre la Grâce comme ce qui répond non plus au péché mais au néant, au sentiment que tout est vide et absurde. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une Grâce, plus merveilleusement absurde encore que tout. Toute apparition d’une existence, d’un être qui désire être, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce, et un plaisir pour Dieu. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être, qui doit avoir un sens, même si nous ne savons pas lequel. Mais cette « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité, car chacun de nous a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la Grâce.

Sur ce thème d’une infinie diversité des formes de vie et d’interprétation du vivre, comme sur quelques autres entraperçus auparavant, on voit que le projet de la modernité est visiblement un projet inachevé, un projet à reprendre dans ses promesses les moins tenues, et aujourd’hui menacées d’un écrasement qui pourrait être définitif. Si ce dernier s’avérait irréparable, c’est alors que l’on pourrait dire que le protestantisme, c’est fini. Je ne le crois pas.

Olivier Abel

Publié dans Bulletin des séances de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Paris: PUF, 1997. Repris plus développé dans « La bifurcation protestante de la modernité » Autres Temps n° 54.