« L’interrogation et la grâce »,

entretien avec Olivier Abel

Pierre-Olivier Monteil / projet Protestantisme et modernité 16/8/96

L’interrogation et la grâce – entretien avec Olivier Abel

 

Philosophe et théologien, Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à la Faculté protestante de Paris. Président de la commission d’éthique de la Fédération protestante de France, il collabore aux revues Autres Temps et Esprit. Ses travaux abordent des domaines aussi divers, apparemment, que les racines protestantes du sujet de droit, le pardon, l’Europe, les anges, la pensée de Pierre Bayle ou celle de Paul Ricœur. Il développe une critique souvent radicale des sociétés contemporaines qui, simultanément, met au jour des potentialités oubliées ou inaperçues dont notre monde est porteur.

Olivier Abel est notamment l’auteur de La justification de l’Europe (Labor et Fides, 1992) et Paul Ricœur. La promesse et la règle (Michalon, 1996). Il a dirigé, chez Autrement, Le pardon. Briser la dette et l’oubli (1992) et Le réveil des anges. Messagers des peurs et des consolations (1996) et, chez Labor et Fides, en collaboration avec Pierre-François Moreau, Pierre Bayle. La foi dans le doute (1995).

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On vous présente souvent comme un “philosophe protestant”. Cela vous convient-il ? Y-a-t-il pour vous contradiction entre la réflexion philosophique et la référence a priori à une tradition, qui pourrait donner à penser qu’à vos yeux certaines idées sont ainsi d’emblée soustraites à l’interrogation ? Certes, vous écrivez qu’en protestantisme, c’est “au nom du retour au noyau de la tradition que la critique opère” (1). Mais ça n’en est pas moins une certaine tradition, une tradition critique en l’occurrence…

On ne sait jamais exactement ce que l’on est. Ce sont les autres qui nous le disent, diversement. A cet égard je suis comme tout le monde ; et tout peut me convenir – même l’adjectif « idiot » – pourvu que ce soit dit avec un peu de bienveillance, ou bien avec un tel souci de véracité que j’en sois conquis. pour la qualification de philosophe protestant, et dans les circonstances de cette réflexion sur « protestantisme et modernité », il semble que la bienveillance soit le cas : « philosophe » accentuant probablement le côté moderne, critique et ouvert, du protestantisme comme libre-examen ; « protestant » découvrant dans la philosophie cette limite non-philosophique de mythe ou d’ignorance confessante qui ne peut que l’aiguiser, et qui anime son désir.

Mais on pourrait imaginer des contextes où ces épithètes mises ensemble fassent injure. Et il ne faut pas écarter trop vite cette menace. C’est pourquoi ce qui me convient le plus, dans l’accolade de ces adjectifs, c’est justement l’apparente contradiction dans leur rapprochement, lequel arrache alors à chacun d’eux des significations inédites, qui résistent au premier regard, même bienveillant. On peut en noter quelques-uns, pour voir.

D’abord il y a quelque chose de très primitif dans le protestantisme, comme un geste de purification à peine détourné. On efface tout et on recommence ; ce qui est contemporain de ce geste dans la modernité philosophique se laisse saisir aussi chez Descartes. Mais je préfère ici insister sur ce que le geste protestant comporte de plus archaïque. On peut entendre ce désir de pureté, d’effacement et presque de nettoyage, de plusieurs manières, qui vont de l’humour d’Héraklès nettoyant les écuries d’Augias(2), à une sorte de mystique du vide, de la disparition, à laquelle je reviendrai. L’humour consiste à montrer que l’on peut tout faire, si c’est pour attester l’impuissance humaine : on brise ainsi les antiques puissances hiérarchiques, mais on conteste du même geste l’Humanisme de la modernité. L’Homme n’est pas le centre du monde, et le protestantisme n’est pas un humanisme, on y reviendra sans doute. Plus exactement, il n’est pas un optimisme humain, et l’apparent optimisme de certaines de ses formes historiques est un optimisme seulement « divin », si je puis dire.

Ensuite, on pourrait dire que la reconnaissance protestante d’appartenir à une certaine tradition, toujours-déjà là et à laquelle nous sommes redevables de notre liberté même d’en user de manière critique avec elle, s’oppose avec la dernière énergie à la prétention « moderne » d’en finir avec toutes les traditions, tenues pour autoritaires. Mais on pourrait aussi bien dire que par cette reconnaissance, le protestantisme est une bonne « entrée » pour une modernité vraiment critique, c’est à dire capable de procéder à sa propre anamnèse, à connaître sa propre tradition. L’opposition la plus insolente réside alors plutôt dans le fait que la modernité est fondée sur un rapport au temps cumulatif, avec une accumulation progressive ou progressiste de moyens, de pouvoirs, de mémoire et de projet. Il y a donc bien une tradition de la modernité, qui est celle d’un progrès toujours possible. Tout lui est « formation », bildung, et il faut sortir de la minorité et devenir majeur (3), selon une figure du plein développement des facultés. Le protestantisme aussi suppose que le sujet n’est plus tenu en état de minorité (4), mais c’est plutôt parce qu’il est abandonné, orphelin, et que l’Autorité est désormais absente devant laquelle il est pourtant responsable. C’est que le protestantisme exerce un rapport au temps qui fait rupture, qui brise toutes les accumulations, y compris celles de la traditionalité.

Ce point est important : le protestantisme ne sait pas faire de tradition, tant il est fondé sur un retour radical à un « oublié », qui voudrait effacer les traces intermédiaires, et jusqu’à s’effacer lui-même. Par tradition, le protestantisme efface les traditions ! Cette capacité d’effacement est son génie, et c’est aussi son impuissance, car évidemment il n’y arrive pas. Mais on ne le comprend pas si on manque ce désir, qui fait sa seule véritable délicatesse, et aussi sa seule véritable mystique. En ce sens le protestantisme est une tradition « vide », et je dirai même « auto-nettoyante »! Elle place au « sommet » de la communauté une invocation qui est une pure interrogation, disponible pour n’importe qui, et refusant la séparation entre ceux qui Savent et ceux qui ne savent pas. Comme la seule chose qui nous reste en partage.

Ayant ainsi suffisamment brouillé les figures du « philosophe protestant » pour avoir de quoi résister tant à la malveillance qu’à la bienveillance du premier regard, j’en viens à ce qui pourrait faire la plus grande véracité de cette double-qualification.

C’est qu’être protestant veut justement dire interroger sans relâche: interroger Dieu et chercher cette absence que nous sommes, interroger les Ecritures et la multiplicité mêlée des langues, interroger la Grâce d’exister, en dépit du mal et plus encore ensemble. Pour jouer sur les termes et avec un « u » privatif, il y a un « ugnosticisme » caractéristique, me semble-t-il, de toute démarche vraiment « huguenote », et c’est par protestantisme que je me suis attaché, dans la philosophie, à ce qu’il y avait de plus interrogatif(5).

C’est d’autre part qu’être philosophe signifie justement reconnaître qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, et dont la philosophie voudrait l’éveil, la libération, l’anamnèse. C’est par curiosité philosophique aussi que je suis resté protestant : pour tenter de saisir ce qui me retient, pour me remémorer les bifurcations oubliées de ma propre culture, celles dont je vis et celles dont je meurs, et comme pour y revenir et les reprendre autrement. C’est ce à quoi je me tiendrai tout au long de cet entretien.

Ainsi, je ne sais plus en moi ce qui vient du fait d’être (ou de passer pour) protestant et ce qui vient du fait d’être (ou de passer pour) philosophe. Les deux sont indissociablement pour moi une manière d’être quasi-native, et je suis protestant, et je suis philosophe, comme je suis plutôt méridional, avec un long nez sentimental et une nuque un peu raide, même quand je voudrais le cacher et m’avancer masqué! Et indissociablement les deux sont pour moi une manière d’agir par laquelle je réplique à ma naissance, un acte que j’exerce sans pouvoir probablement jamais l’accomplir, tant il m’excède.

Pourtant, la longueur de cette réponse l’atteste, dans cette confusion même, je maintiendrai l’écart et la tension entre les deux épithètes.

Vous estimez que cette équation entre tradition et interrogation est celle-là même “d’une subjectivité de lecteur, oscillant toujours entre l’appartenance et la distance au monde du texte”(6). Mais ce rapport n’est-il pas déjà le fait d’une pratique moderne de la lecture ? Cette manière-là de lire a-t-elle été induite par la Réforme et participe-t-elle de sa contribution à la modernité ?

C’est en travaillant sur ce que Ricœur appelle une « herméneutique critique » que j’ai imaginé cette figure de lecteur. L’herméneutique repose sur l’activité de lecture, comme interprétation de textes dont le contexte a disparu. Elle suppose la vivacité possible d’un tradition, d’une traduction actuelle des significations anciennes, une réappropriation qui exprime aussi une forme d’appartenance au monde que le texte porte en lui : pour comprendre un texte, il faut se soumettre à son appel. La critique, pour sa part, est d’abord historique, mais aussi politique et poétique, qui cherche à mesurer la distance irréductible qui nous sépare du contexte initial, mais aussi du monde poétique ouvert par le texte, et qui reste l’horizon d’une conversation interminable. Je dis conversation, mais c’est parfois un véritable conflit, et le texte oblige toutefois les interprètes-adversaires à cohabiter dans le même monde, sur la même scène du théatre des interprétations.

L’herméneutique critique de Ricœur disant dans le même temps cette appartenance et cette distance au monde du texte, j’ai pensé qu’il y avait là une équation entre tradition et critique, une sorte d’équilibre délicat ou plutôt d’oscillation rapide, qui m’est d’abord apparue comme caractéristique du jeu. Celui qui joue en effet doit appartenir à son jeu et non se tenir à distance : il ne peut pas être entièrement « conscient » ou critique par rapport au monde du jeu sans détruire le jeu même. Mais celui qui joue ne peut entièrement oublier qu’il joue et le prendre pour la réalité dernière, s’y perdre, sans détruire ce qui fait qu’il y a jeu, et qui est précisément cette distance, cette capacité à neutraliser la réalité et à mobiliser les possibles. Dans le même temps conscient et inconscient de jouer, le joueur m’est apparu comme bien représentatif d’une forme de subjectivité très sympathique, parce que disparaissante rien qu’à trop prendre conscience d’elle-même, ou rien qu’à trop se laisser prendre au jeu.

J’ai pensé ensuite, ou bien est-ce maintenant que je le pense, à cause de la proximité de la précédente question, je ne sais plus, que cette forme de subjectivité, entre le rêve et la vigilance, correspondait à ce que je tiens en moi pour indistinctement le sujet philosophique et le sujet protestant. Le sujet philosophique parce qu’il joue entre l’image et le concept, entre les figures immémoriales du mythe et l’interrogation la plus radicale, comme Jan Patocka le montre dans son « Platon ». Le sujet protestant parce qu’il joue entre l’humble acceptation d’une tradition qui le précède et dont il cherche la source, la provenance, l’autorisation, et la fière revendication critique de ne rien soustraire à l’interrogation, à la passion pour le possible.

Qu’y avait-il de commun entre ces diverses subjectivités, sinon le fait d’être étroitement liées à la lecture ? Je laisse de côté le problème spécifique qui rapproche philosophes et protestants, que Socrate et Jésus n’aient pas laissé de traces écrites de leur propre main, tout en étant eux-mêmes interprètes de traditions antérieures, et sujets à interprétations ultérieures. Cela fait un vide, quand même. Comme s’il n’y avait rien eu qu’une réfraction, un subtil déplacement de ce qui précédait. Et puis la force des textes « canoniques », n’est-elle pas, pour sortir de conflits où les mondes et les sociétés s’entredétruisent, d’avoir placé dans le même canon ces diverses versions du monde ou du juste, pour les obliger à cohabiter? Le lecteur protestant, parce que la critique lui fait voir ces différends, accepte en lui-même ces écarts, ces tensions, qui augmentent la densité de son monde. Il s’agit donc d’une lecture déjà très particulière.

Le fait que le sujet, le visage plongé dans des traces d’un autre monde, lève soudain les yeux vers son monde dont il entrevoit la fin, qu’il soit à la fois en-dedans et en-dehors de sa lecture, et qu’il ne pourrait lire sans cette oscillation rapide, n’est pas le fait seulement d’une « pratique moderne de la lecture ». On pourrait imaginer une lecture qui reste « dedans », qui n’oserait pas imaginer un instant que l’on puisse en sortir, et qui continue la tradition, chaque lecture déposant comme une plage supplémentaire sur le rivage du texte, ou comme se tenant dans le texte pour en repousser les marges. On pourrait imaginer une lecture qui reste « dehors », qui ne voit que l’éventuelle utilité (c’est à dire pour elle le sens) de la lecture précédente, et qui ne cherche du texte, dépiauté jusqu’au noyau ou à l’amande, que ce qu’il comporte d’utilisable en dehors, dans le monde du lecteur.

Ces deux formes de lectures sont-elles incompatibles avec la modernité? Je ne sais pas mais il semble en tout cas qu’elles triomphent, peut-être par leur concurrence elle-même, qui élimine toute attitude alternative. Si c’est la contribution de la Réforme à la modernité, c’est une contribution qui a échoué, ou qui a trop bien réussi. Elle marque dans l’histoire de la lecture, c’est à dire dans l’histoire du rapport à l’absent (passé ou fiction), une phase de transition entre l’appartenance aux traditions et la sortie critique de celles-ci, ou une étape sur la voie nostalgique du retour aux traditions. Avant et après, ce n’est plus la même lecture ; mais la manière de lire introduite par la Réforme n’est ni avant ni après ou plutôt tout à la fois avant et après, un moment d' »équilibre » délicat et finalement assez rare dans l’histoire de la lecture, et dans l’histoire de la subjectivité.

Mais ne croyez-vous pas que vos questions nous incitent à un plaidoyer excessif en faveur du protestantisme, qui me semble avoir déjà fait à peu près tout le mal et tout le bien qu’il pouvait faire en demeurant lui-même?

Le protestantisme n’est, selon vous, ni à proprement parler un christianisme, tant il universalise l’élection divine, ni un humanisme, tant il dénonce les justifications que l’humanité donne à son entreprise de puissance (7). Est-ce à dire qu’il exerce sa critique à la fois contre la tradition et contre la posture critique elle-même ? Dans quelle mesure diriez-vous qu’il déjoue la distinction entre tradition et modernité ?

Lorsque j’écrivais que le protestantisme n’est pas un humanisme, mais qu’il n’est pas non plus un christianisme, je me figurais cela dans un double mouvement historique. Je voyais la Réforme comme une Contre-Renaissance, un mouvement anti-humaniste si l’humanisme veut faire de l’Homme un Dieu, maître du monde et de soi-même, sans autre fin que ses propres performances. Et je voyais la Réforme comme une Renaissance évangélique, un mouvement anti-chrétien, si le christianisme veut faire de l’Eglise, c’est à dire de lui-même, la seule voie (conditionnelle donc) d’accès à (disons) la grâce. Les conflits qui traversent le protestantisme dès sa naissance montrent ce double mouvement, dont le sillage se poursuit encore dans les controverses actuelles et qui mourront probablement avec lui.

Il s’agit pour moi de réponses à deux appels différents, mais non incompatibles. Celui de la grâce, à rompre avec une logique de la croissance par laquelle nous voulons augmenter la mesure d’existence qui nous est donnée. Celui du retour aux écritures, qui attestent une irréductible pluralité des voix là où voulons ne voir qu’un seul chemin, accompli une fois pour toutes. On le voit, la réponse à ce double appel n’est pas une « contradictio in adjecto« , même si la Contre-Renaissance et la Renaissance Evangélique ont l’air de se contredire, et même avec une certaine verdeur.

C’est par là que le protestantisme déjoue la distinction entre tradition et modernité, entre les Anciens et les Modernes. Le retour critique aux écritures, qui écarte les commentaires et les intermédiaires pour s’attacher au seul noyau, y découvre une pluralité originaire. C’est ce que la Renaissance évangélique ne cherche plus à cacher, peut-être parce qu’elle-même se découvre dans un monde pluraliste. D’où l’émancipation des langues « vernaculaires » autres que le latin, et de nouvelles formes rhétoriques et littéraires. Tout cela n’est pas « moderne », ni par désir de « modernisme », mais au contraire par désir de revenir à un surgissement premier, qui ne se perçoit pourtant que dans une retombée de langues, de cultures, et d' »humanités » diverses. C’est ainsi que Calvin le décrit. La prédication de la grâce, dans ce contexte, apparaît comme une universalisation de l’élection divine ; une universalisation telle qu’elle relativise historiquement et géographiquement les formes cérémoniales du culte rendu à Dieu, et les formes judiciales qui règnent parmi les humains ; une universalisation telle qu’elle ruine la prétention d’une religion à se croire la bonne.

De l’autre côté, que fait la Contre-Renaissance? Veut-elle le retour à une tradition et à une Autorité plus antiques et donc plus proches de la source, et capable de critiquer toutes les autres traditions, ou de justifier les nouvelles formes d’autorité (politique ou cléricale)? Cela ne la distinguerait guère de la Renaissance. Non, elle se contente de dénoncer les justifications illégitimes que l’Humanité, sous la figure de chaque société, chaque langue ou chaque religion, donne à son entreprise de puissance. Au lieu de rétablir un fondement de tradition plus forte, la Réforme comme Contre-Renaissance ébranle l’ordre de la légitimation et introduit une délégitimation généralisée. Cette crise de justification, ce coup de grâce, est vécu comme une totale « libération », à ce que raconte Luther, du souci d’avoir à se légitimer sans cesse parmi les hommes, comme de l’angoisse d’avoir à se justifier sans cesse devant Dieu. Elle marque l’abandon à une Autorité telle que nul ne peut s’en vanter.

Mais peut-être cherchai-je trop à brouiller les traces? L’indulgence du lecteur considèrera alors que pour moi c’est simplement vital.

Evoquant la proportion croissante, en France, de mariages mixtes entre protestants et non-protestants, vous estimez que le protestantisme a peut-être l’avantage sur d’autres traditions d’accepter la possibilité de sa mortalité. Au-delà du nombre très minoritaire du protestantisme dans le pays, qui explique en partie ce métissage, n’est-ce pas aussi la marginalisation du protestantisme que vous anticipez : celle d’une culture qui serait trop liée à la modernité pour ne pas disparaître dans la crise que traverse cette dernière ?

Pour moi le protestantisme n’a pas encore vraiment commencé à réfléchir à toutes les implications de sa posture sociologique actuelle, de compter de plus en plus de couples mixtes, et dans une proportion qu’une religion majoritaire ne pourrait pas supporter. Quelles sont ces implications?

Remarquons d’abord que nous avons actuellement affaire à une véritable « génération mixte », dans l’ensemble de notre société. Les mariages mixtes sont un fait démographique majeur, avec des caractéristiques particulières: leur augmentation relative dans le taux de nuptialité suggère que l’on ressent le besoin de se « marier institutionnellement », à cause de la mixité, et que le passage devant le Maire prend tout son sens: le mariage n’est pas seulement la formulation d’un sentiment réciproque, mais un acte politique fort, un contrat social qui articule plusieurs différences. L’obligation assumée dès le départ de devoir vivre ces différences me semble un gage de longévité de ces couples, où le désir de rapprochement doit vaincre une distance. C’est le principe des plus grandes passions, et pour illustrer mon propos je dirai que les Roméo et Juliette de demain s’embrasseront par-dessus la Méditerranée.

On pourrait d’ailleurs établir une géographie des Droits de l’homme selon le « baromètre » du droit au mariage mixte selon les nations et les religions; car la fonction des communautés politiques et religieuses est de « marier », non seulement parce que c’est ainsi qu’elles se reproduisent, mais parce que c’est une de leurs immémoriales fonctions « sociales ». Pour elles, un mariage mixte touche au coeur de leur conception de l’identité, de la filiation, de l’appartenance. Ainsi les diverses solutions apportées au problème du « droit » à la mixité, et dans le cas de divorces à celui, gravissime, de la garde des enfants, sont un bon baromètre de la tolérance des communautés à la mixité. Mais il faut encore distinguer: autre est la tolérance d’une communauté puissante, qui peut se le permettre sans risque, autre celle d’une petite communauté, dont la tolérance à la mixité signifie un risque de disparition, et à tout le moins un ébranlement profond. C’est le cas du protestantisme français.

Il faut donc prendre garde qu’ici, ce phénomène assez général et méconnu, sinon même occulté et refoulé par les cultures ambiantes, n’est probablement accepté qu’en fermant les yeux à tous les problèmes qu’il soulève. Il ne suffit donc pas de tenir un « gentil » discours humaniste, un simple éloge de la mixité ou du « métissage » culturel, linguistique, religieux, comme un réquisitoire contre l' »endogamisme » quasi–incestueux (« rien qu’entre nous ») affiché par les intégrismes ou par Le Pen. Il s’agirait de comprendre et d’expliquer cette volonté d’endogamie, pour montrer le point à partir duquel elle déraille et devient dangereuse. C’est à ce point que le simple fait de l’existence de nombreux mariages mixtes devient une valeur, l’énonciation d’un « vouloir–vivre ensemble ». Mais cela suppose que le protestantisme se confronte au immenses problèmes posés par ce désir d’exogamie systématique, en pointe les limites et les conditions, et propose l’environnement favorable à des mariages mixtes qui auraient la double-force de transgresser à la fois la pure juxtaposition de « communautés » (entre elles, il n’y a pas de « mariage » possible), et l’entropie assimilatrice qui efface toute différence (il n’y a plus alors de mariage « mixte »). Car on peut dire en schématisant que le « mariage » joue un rôle essentiel dans l’échange social, et qu’une société s’invente et se tisse par l’échange exogame, et se reproduit et se conserve par l’échange endogame. C’est ce rythme qu’il s’agit de trouver, et de traduire dans des formes d’espace et de culture.

Une implication importante des mariages mixtes ainsi entendus suppose de penser sérieusement à ce que j’appellerais le bilinguisme des enfants. On pourrait repartir du noyau dur des études sur les problèmes psychologiques et pédagogiques du bilinguisme au sens propre, et les prolonger dans une réflexion sur ce bilinguisme « métaphorique » qu’est le bilinguisme religieux, culturel, social (car nous ne devons pas nous cacher que ce sont les frontières les plus difficiles à transgresser, même si les mariages entre des cultures lointaines estompent souvent leur perception). Mais la question pour moi la plus radicale est la suivante: les enfants de couples mixtes, bilingues, binationaux, bireligieux, etc., sont–ils, par rapport à la langue, culture ou religion de leur parents, des « mulets » (linguistiquement, culturellement, religieusement stériles), ou des « mutants » (capables d’inventer des variations sur les deux, de les féconder l’une par l’autre), et à quelles conditions?

La question se pose d’autant plus que nous sommes obligés d’admettre qu’il fut un moment de genèse où chacune des grandes religions était un mouvement exogamique. L’archéologie et l’anthropologie comparée des trois monothéismes le montre: le Judaïsme avec le mariage des tribus primitives à l’ombre des patriarches remontés dans le temps, le Christianisme avec la Pentecôte et le grand élargissement paulinien (ni juif ni grec), l’Islam primitif avec son combat contre l’endogamie arabe. Et on le comprend bien, si l’on considère que les langues fonctionnent comme des religions (une structuration totale, inconsciente et sacrée du monde, telle que l’affectivité entière de l’individu ou de la communauté est en branle quand il s’agit de sa langue ou de sa manière de parler), et que les religions fonctionnent comme des langues (pas plus de religion universelle que de langue universelle, et une division en dialectes dont certains deviennent à leur tour des langues). Mais en proposant un plaidoyer pour ce « mariage exoreligieux », il faut réaliser que l’on propose en fait une « autre religion », ou en tous cas une éthique de l’autre religion, de la religion d’autrui, une manière de se comporter par rapport aux religions, sous l’argument que « nous sommes tous à équidistance de Dieu » et que « Dieu excède nos petits problèmes d’identité ». Cette attitude assez « agnostique » est la rencontre entre une idée laïque et politique, selon laquelle les religions ne sont que des langues, et les « révélations » aussi, et une idée religieuse, et même mystique, selon laquelle Dieu est l’absent de toute langue, et que le croyant le cherche de langue en langue.

Une dernière implication des mariages mixtes est enfin de faire voir et accepter le caractère mortel et fragile de nos religions comme de nos cultures. Nous devons passer par ce deuil, le deuil de la pérennité des institutions qui nous protégeaient de la mort; elles aussi sont fragiles, périssables, vulnérables, et il serait trop facile sinon de faire nos petits arrangements avec la mort lointaine de l’homme ou de Dieu. Les catholiques acceptent volontiers, et avec une certaine lucidité, l’idée de la disparition des églises issues de la Réforme, qui ont il est vrai à peu près épuisé les variations dont elles étaient capables, sans voir que la Contre-Réforme qui était leur raison d’être est elle aussi achevée, dans ce sentiment mitigé de réussite et de résignation qui accompagne tout achèvement. C’est cette idée d’une inévitable disparition de nos langues, de nos religions, de nos cultures, qu’il nous faut donc réciproquer, jusqu’à son universalité, et pour voir tout ce que cela change! Toute église est provisoire, et s’il est un temps pour « maintenir », il est un temps pour finir et un temps pour commencer. Il est un temps où il faut accepter que l’église n’existe pas, qu’elle est à refaire ensemble autour de quelques gestes si simples qu’ils disparaîtraient rien qu’à prendre trop conscience d’eux-mêmes. Car toute tradition accepte un jour de perdre son nom pour se marier avec une autre, qui ne perd rien pour attendre. Toute identité d’ailleurs meurt d’exogamie comme toute identité en naît, et n’était-ce pas l’idée-force de Paul?

C’est ce consentement initial à une sorte de perte d’identité qui nous est demandé. Si d’ailleurs nos confessions sont à la gloire de « Dieu seul », cela relativise beaucoup les crispations identitaires, et autorise la diversité des langages et des formes de vie dans lesquelles le culte est rendu à ce Dieu. Un protestantisme qui aurait accepté comme un fait central pour lui l’existence de ces mariages mixtes, qui aurait ainsi intégré à son institutionalité même la fragilité de l’institution, qui aurait repensé le « bilinguisme » religieux de ses enfants, qui aurait repensé ses « statuts » en fonction de la possibilité de la pluri-appartenance, serait à mon avis paradoxalement à la pointe de ce que la modernité a de plus universalisable, de plus civique et de plus urbain, et de ce que la rencontre des cultures a de plus vivant, fécond, et créatif.

De nombreux auteurs constatent à tout le moins un déclin de l’emprise sociale des religions historiques en général. Estimez-vous, comme Marcel Gauchet, que le christianisme serait la religion de la “sortie de la religion” ? On observe aujourd’hui une tendance à la “métaphorisation” (Jean Séguy) du religieux : soit que se développent de nouvelles religiosités séculières, soit que le langage religieux traditionnel soit pris au second degré. Cette évolution vous paraît-elle s’inscrire dans une logique de sortie de la religion ou constituer un épisode transitoire ?

L’évident déclin de l’emprise sociale des religions classiques n’est pas un mal, mais plutôt un soulagement, pour plusieurs motifs disparates. D’abord voilà un endroit devenu un peu tranquille et où nous pouvons être enfin seuls! Dans la cohue de la société marchande, se retrouver avec quelques amis pour un Culte du dimanche (8) dans un grand Temple vide, donne probablement une sorte de plaisir rare à ceux qui le découvrent. C’est un plaisir à deux visages : d’une part, le contentement un peu grave de retrouver son (ou une) enfance, de prolonger un passé immémorial ; et d’autre part, la joie tout à fait ludique de réinterpréter, d’inventer, de recréer un espace à vivre, à partir de ce matériel disponible, merveilleux, et qui n’intéresse plus personne.

Le deuxième motif de soulagement est celui qu’éprouvent les héritiers d’une déjà longue tradition protestante anti-religieuse. En France, sociologiquement, je vois trois configurations possibles du protestantisme: 1) comme petite minorité presque sectaire, parfois un peu agressive et hantée par la menace de sa dissolution (à l’image des religions minoritaires); 2) comme christianisme associé à la tradition historique (catholique) du pays, même si c’est un christianisme alternatif à celui de la « voie romaine »; 3) comme parti-pris pour le pluralisme, la sécularité, la laïcité, cherchant à combattre l’emprise excessive d’une religion dominante. A cet égard, la prédication anti-religieuse de Karl Barth et de Dietrich Bonhoeffer est venue à point nommé soutenir cette troisième figure…

Etes-vous d’accord avec Paul Tillich lorsqu’il écrit :”Ce serait un jugement écrasant sur notre temps (…) si un historien futur écrivait de lui : “A cette époque les humains se sont tournés de nouveau vers la religion ; partout les questions religieuses ont acquis plus d’intérêt, les problèmes religieux plus de profondeur, les mouvements religieux plus de force et d’expansion. L’esprit, fatigué de s’avilir dans la matière et la technique, retourna à lui-même et à ses racines et trouva dans le religieux les sources de son pouvoir créateur (…). Ce fut une époque religieuse”. Un tel jugement pourrait être écrasant ; car il pourrait signifier : “Cette époque était privée de Dieu, mais à sa place, elle avait la religion””(9) ?

Oui, pour moi aussi ce serait un jugement accablant. Son dernier énoncé exprime bien ce point où il faut choisi : Dieu ou la Religion ! Et il s’agit d’un choix, non pas tant de la foi contre la religion, que d’une pensée interrogative ou invocative tournée vers Dieu, contre un souci thérapeutique de soi et de son propre petit salut. Ce serait pour moi le troisième motif de soulagement, que le déclin des religions comme thérapeutique, si ce déclin était le cas : malheureusement, les « religions douces » (au sens où l’opium est doux) qui sont en train de surgir de toutes parts n’ont pas d’autre préoccupation que thérapeutique. Et ce qu’il y a de vivant dans les religions classiques est également orienté vers ce soin de soi, cette « cure » généralisée. Voyez le succès de Drewermann.

Si donc un penseur aussi diamétralement opposé à Barth que l’est Tillich écrit des choses si voisines, c’est bien que le « principe protestant » comporte une protestation radicale contre la religion, contre toute religion, y compris contre la protestante. Ce n’est pas un hasard si la devise dit « reformata, semper reformanda » (réformée, toujours à reformer), en parlant d’une église qui s’organise comme une communauté révolutionnaire de saints (10), partis à l’attaque des anciennes hiérarchies sacrées. Et l’image du grand « débarquement », proposée par Roland de Pury pour décrire l’insurrection ou la parousie du Royaume de Dieu, est bien contemporaine de ce midi du XXème siècle, avec sa grande ombre et sa grande lumière.

C’était la parole de nos pères. Je l’ai tenue pour décisive, mais je l’ai mise en sourdine pour entendre d’autres problèmes. Etudiant en philosophie à l’Université de Montpellier en 1972-1973, je me souviens avoir suivi des cours d’André Gounelle à la Faculté protestante (où je logeais). Pour lui, j’avais rédigé une dissertation où je montrais qu’après des décennies de critique dissolutrice de la religion comme illusion néfaste, il fallait en venir à des critiques « positives », si l’on ne voulait pas être pris comme à contrepied par la renaissance religieuse que je pressentais alors (après 68, la logique progressiste du modernisme avait déjà été fortement ébranlée). L’idée était par exemple de montrer la fonction anthropologique du religieux dans la ritualisation (et la domestication) de la violence, et dans la fondation « irrationnelle » des rationalités politiques, telles qu’on les voit à l’oeuvre dans toutes les sociétés qui ont prétendument éliminé la référence religieuse. L’idée était aussi, pour un protestant habitué à une certaine ascèse des formes cultuelles, de regarder avec plus de bienveillance la diversité des « cultes », ces noyaux des cultures, avec leurs langues, leurs gestuels, leurs imageries.

L’idée était enfin, suivant la préface du Gai Savoir de Nietzsche, que si, voile après voile, nous avions tout détruit ou déchiré, dans notre recherche de la Vérité, en découvrant qu’il ne restait rien, qu’il n’y a « rien derrière » ces voiles, il nous faut bien nous attacher enfin à ces tissus eux-mêmes. Que nous n’avons rien d’autre. Et que c’est à partir de cela que nous devons interpréter et recréer la pluralité du vrai

C’est pour toutes ces raisons qu’aujourd’hui encore je ne crois pas trop à cette « sortie de la religion », qui ressemble trop pour moi au vieux discours barthien ; et j’en reviens maintenant à la question précédente. J’ai la faiblesse de croire, ou d’imaginer, que toutes les religions comportent des parcours de sortie de la religion. Soit par une logique interne qui place le Dieu auquel ce culte rend honneur au-dessus des cultes qui lui sont rendus, et qui doivent en quelque sorte s’effacer devant lui. Soit par une logique externe qui fait que le combat contre une religion prend en creux la forme de la religion combattue, de telle sorte que, comme j’aime à dire, un athée du catholicisme et un athée du protestantisme, par exemple, loin de se rapprocher, divergent radicalement sans plus même pouvoir comprendre pourquoi. D’où la nécessité et l’urgence d’une remémoration critique, on y reviendra.

En ce sens le polythéisme grec, l’hénothéisme hébreu, l’ascèse bouddhiste ou le monothéisme musulman, aussi bien, comportent des procédés religieux spécifiques de sortie de la religion. Et ces portes de sortie sont aussi des portes d’entrée, des parcours non moins spécifiques de ce que l’on appelle « retour du religieux ». La transition est donc double ou trouble, et ne saurait être ramenée à un stade dans un développement progressif et positif de l’histoire sociale. Je ne connaissais pas cette expression de Jean Séguy de « métaphorisation » du religieux, mais cela correspond tout à fait à ce que je comprends du rapport contemporain au langage religieux.

Je l’ai écrit ailleurs (11), il est un moment où la même prédication (par exemple celle de la résurrection, ou de la grâce) à la fois répond encore à l’angoisse précédente (celle de la mort ou celle de la culpabilité, dans nos deux exemples) et soulève une nouvelle angoisse (parce qu’on ressuscite, on peut être damné, d’où l’angoisse de la culpabilité; parce qu’on éprouve la grâce, on se découvre superflu, inutile, d’où l’angoisse de l’absurde). Il est donc un moment de double-sens ou de trouble du sens, où le même discours est à la fois lui-même, en ce qu’il répond encore à une question qui lui a été posée, et un autre que lui-même, en ce qu’il répond déjà à une question que lui-même pose, dont il est « gros » mais qu’il n’a pas encore accouché, et à laquelle il ne peut répondre que métaphoriquement.

C’est le cas aujourd’hui, parce que, qu’on le veuille ou non, la dernière grande prédication chrétienne, qu’on la prenne chez Luther, Pascal, Kierkegaard ou Barth, est celle de la grâce ; mais de même que la prédication de la résurrection des corps ne pouvait répondre que métaphoriquement à l’angoisse de la damnation, la prédication de la grâce ne peut répondre que métaphoriquement à l’angoisse de l’absurde, de la perte du sens, qui semble hanter notre époque. Et pour cause, la prédication de la grâce est justement ce qui a permis ce sentiment (12).La métaphorisation est alors l’épaisseur quasi esthétique que l’on recherche dans le langage religieux, quand on y éprouve quelque chose comme « cela a un sens, mais je ne sais pas lequel »(13) : il faut que cela ait un sens pour répondre à l’angoisse, mais il ne faut pas savoir lequel, car le sentiment esthétique ou eschatologique n’est pas un objet de savoir. Voilà comment, rapidement résumé, je comprends le trouble de notre temps à l’égard du langage religieux.

Vous invitez aujourd’hui à relire Pierre Bayle, pour “procéder à l’anamnèse, à une remémoration critique de la tradition des Lumières, jusqu’au point où elle trouve son origine dans unsentiment de ténèbres” (14). Vous soulignez que la “tendresse pour les erreurs” dont Bayle fait preuve lui inspire une tolérance fort différente de la condescendance ironique et voltairienne de qui se croirait au-dessus de conflits dérisoires. Quelle vous paraît être la pertinence de la pensée de Bayle aujourd’hui, où règne le relativisme ?

J’ai une grande tendresse pour Bayle, parce qu’il a une grande tendresse pour les erreurs. C’est toutes les erreurs de l’histoire qu’il voudrait sauver dans l’arche ironique de son Dictionnaire! La pertinence de Bayle aujourd’hui, c’est qu’il ne croit pas, comme ses successeurs du XVIIIème, que l’humanité soit une grande famille provisoirement divisée par d’absurdes préjugés et par l’ignorance, et que l’instruction suffirait à pacifier. L’obligation réciproque de tolérance qu’il propose n’a pas la condescendance ironique et voltairienne de celui qui est au–dessus de conflits absurdes : c’est parce qu’on est tous dans les ténèbres de cet interminable différend qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans le différend même.

Relire Bayle, c’est donc procéder à une anamnèse, oui, à une remémoration critique de la modernité, qui nous permet d’en saisir certaines des bifurcations majeures. Je ne dis pas qu’elles soient majeures absolument et universellement, mais elles le sont pour nous, protestants ; elles sont notre part de responsabilité dans les scénarios profonds de notre culture, et c’est pourquoi nous devons y revenir.

Emportée par le désenchantement, la critique de la modernité tend souvent à globaliser, notamment pour considérer son objet comme un tout homogène et tragiquement cohérent. Pourtant, n’y-a-t-il pas plusieurs modernités, différentes voire contraires, qui se sont succédé dans le temps ou qui coexistent dans l’espace voire en un même lieu ?

C’est exactement mon sentiment. Il y a plusieurs lignes de modernité, selon la « réforme » que l’on prend pour référence de départ (renaissance italienne, réforme protestante, contre-réforme catholique, naissance de l’Etat centralisé à la façon espagnole ou française, etc.). Et la fameuse différence entre les Lumières, l’Aufklärung ou l’Enlightenment poursuit cette diversification des scénarios et des formations historiques que l’idée même de modernité semble écarter. D’où l’importance de revenir sur ces bifurcations radicales de notre « immémoire » collective, si l’on peut nommer ainsi cette syntaxe des problèmes résolus ou des intrigues dénouées (ou insolubles et définitivement nouées) déposées dans ce que nos cultures comportent d’immémorial.

J’en prendrai deux ou trois exemples chez Bayle. Pour lui l’obligation de croire est une « évidente absurdité »(15), car les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation »; l’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus. Car la liberté de la conscience, qui ne dépend ni des clergés ni des princes, ni même des sujets eux–mêmes (et c’est ici que l’on bifurque en amont des Lumières) consiste en ce qu’elle dépend de Dieu seul : « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même ». L’idée renvoie à la doctrine de la prédestination, que, quelle que soit notre « condition » au jugement dernier (élus ou réprouvés), nous n’en savons rien. Ainsi la fondation divine de l’ordre social, politique, ou eccléial, est–elle perdue, cachée ou oubliée, et cette « délégitimation » est de la plus grande importance historique. En tout cas la prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle personne ne peut mettre la main, et c’est bien ainsi que Bayle semble l’entendre ici.

Deuxième exemple: ce n’est ni le nombre des suffrages, ni l’Autorité des témoignages à son appui, qui fait la valeur d’une proposition, mais sa qualité spécifique d’argumentation ou de conviction. Cette analyse montre deux choses: 1) la pluralité n’est pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intérieure de tout témoignage (qu’il soit historique, juridique ou religieux) ; 2) mais le témoignage structure une responsabilité, c’est-à-dire une cohérence interne à chaque existence, une « probité » qui limite de l’intérieur les abus du pluralisme (c’est à dire la relativisation générale, la tendance à zapper quand ça nous arrange (16), etc.).

Cette équation entre pluralité et cohérence, on la retrouve au plan politique dans son Commentaire philosophique, où il propose une rhapsodie d’arguments hétéroclites pour prouver la solidité, unificatrice pour le politique, du pluralisme religieux. Pour Bayle, le principe d’unité politique ne doit plus être fondé sur le pilier d’une religion officielle. Ce qui fait la solidité de la tolérance chez Bayle, c’est précisément la force des diverses convictions religieuses : c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide et unique voûte de l’obligation à la tolérance civile. Les confessions religieuses (au sens large) renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique d’être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Et ce qui fait la solidité du pluralisme, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : 1) le poids, la force, la pression conjointe exercée par la pluralité des témoignages, des confessions, 2) autour d’un vide central auquel tous ont renoncé, et organisant le cercle d’une communauté d’équidistance.

Nous trouvons ainsi, en amont de la bifurcation entre Lumières et Romantismes, un penseur qui parvenait à concevoir en même temps, et comme si c’était la même chose, la solidité du politique autour d’un « centre vide » (cher à Claude Lefort), et une sorte de « consensus par recoupement » des diverses traditions ou contributions à l’institution commune (cher à Paul Ricœur). C’est tout de même une position assez originale.

Tout en insistant sur la faillibilité humaine et le risque totalitaire de tout régime qui se prévaudrait d’une conception révélée du bonheur, vous contestez de fonder la délibération démocratique sur la notion d’un “centre vide” (Claude Lefort). Vous critiquez de même la conception d’Edgar Morin qui définit le fondement de l’Europe par la perte des fondements (17). Pourquoi ? Vous écrivez par ailleurs, à propos de la fin de l’évangile de Matthieu (Mt, 28, 10), que l’ange, ayant roulé la pierre du tombeau vide, renvoie les visiteuses en Galilée et le lecteur au commencement du texte (dont la Galilée est le théâtre) pour, dites-vous, qu’il le relise autrement ; dès lors, estimez-vous, s’il n’y a même plus d’Absence, il n’y a plus rien à annoncer (18). Cette lecture du récit du tombeau vide est-elle en rapport avec votre critique du centre vide ?

Il y a plusieurs motifs pour contester et pour soutenir cette notion de centre vide. Ce qui la soutient, c’est me semble-t-il la rencontre (entre autres, peut-être, mais en tout cas) de deux traditions. Celle pointée par Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, de Clisthène accomplissant pour la démocratie athénienne le vieux rêve grec d’équidistance au pouvoir de parler (19) ; et celle pointée par Michel de Certeau, où le tombeau vide au matin de Pâques oblige en quelque sorte la communauté chrétienne à refaire un corps à partir de cette absence première (20). Dans les deux cas, nul n’a le droit de prétendre d’autorité se placer au centre ou au sommet de la communauté ; on retrouve donc la figure de la voûte que je signalais à partir de Bayle.

Soit dit au passage, je ne crois pas que la première tradition soit plus philosophique et la seconde plus théologique. Dans les deux on pourrait décrire un rapport spécifique au divin, et dans le sillage de chacune de ces postures « politiques » on trouve des commentaires philosophiques qui finissent par se mélanger inextricablement. Ce qui m’intéresse, c’est justement le fait que ce soit ce mélange de motifs qui puisse soutenir l’idée d’une fondation de la démocratie autour d’un centre vide. Le centre n’est vide que parce que plusieurs traditions pourraient y prétendre, et consentent à soutenir ensemble son vide. C’est justement la notion de consensus par recoupement que Ricœur emprunte à Rawls.

Sans ce soutien, qui permet à la fois de réinterpréter les traditions dans un contexte non autoritaire, et d’ouvrir la figure même de la communauté en cercle autour du centre vide au conflit délibéré des interprétations, la démocratie deviendrait aisément le substitut définitif et indiscutable de la révélation. Je ne vois pas en effet ce qui pourrait empêcher une telle délibération démocratique de devenir le club de ceux qui, partageant en fait la même tradition, prétendent l’imposer universellement par le seul préjugé qu’ils ne se fondent sur aucune tradition.

Ou pour reprendre l’image d’Edgar Morin d’une Europe déchirée par le conflit des fondements, se fondant finalement sur la perte même des fondements : un tel fondement, parce que définitivement au-dessus de toute discussion possible, ne serait-il pas un fondement discrètement plus totalitaire que les traditions les plus autoritaires ? Je n’avance tout cela qu’avec un certain humour, parce que je suis moi-même (comme nous le sommes probablement tous) fasciné par ce vide, cette absence fondatrice. C’est je crois l’enchantement propre de la modernité, mais nous devons toutefois ne pas trop céder à son charme, et notre résistance consistera à l’interpréter, à l’ouvrir à l’espace des interprétations qui fait la vie de toute société.

L’obsession de la mise en communication a suscité la prolifération de ces “non-lieux” anonymes (aéroports, grandes surfaces, autoroutes, etc.) où, dit Marc Augé, on est “ni chez soi, ni chez l’autre”, ce qui se traduit en repli sur soi. Cette conception de l’espace n’est-elle pas une invention protestante ? Comment concevez-vous la place de l’universel à l’heure de la mondialisation des échanges ?

L’obsession de communication n’est pas une invention protestante, même si la Réforme est aussi due à l’obligation d’inventer une nouvelle forme de communauté, capable de supporter l’accélération des communications, et donc capable de supporter davantage de dissensus et de produire des consensus plus pragmatiques.

A propos de ces « non-lieux », il est heureux qu’il y ait place pour ce qui n’est ni chez moi ni chez l’autre. Il ne faut pas renier cet anonymat de l’espace urbain, qui fut et qui demeure une libération par rapport à l’obligation d’appartenance communautaire. L’école de Chicago l’avait bien montré, et il ne faut pas céder à cette panique complaisante dont la dépersonnalisation urbaine est le prétexte. Mais ce « non-lieu » devrait rester équivoque, libre et indéterminé. Or ce qui se passe est au contraire son accaparation par une fonction de circulation marchande qui brise justement cette polysémie, ce qui fait de l’espace un espace urbain : c’est à dire cette capacité à être interprété diversement selon les traditions en présence, selon l’histoire que l’on y déchiffre, mais aussi selon les dispositifs urbains (déplacements, travail, habitation, loisirs, civilité, etc.) que l’on y met en activité.

La mondialisation des échanges est la toile de fond de ce laminage de l’espace proprement urbain par la fonction de circulation marchande. Il y aurait beaucoup, trop à dire à ce sujet : que les déplacements augmentent peut-être à proportion que nous doutons du « sens » de nos vies et comme pour compenser cette perte ; que les échanges ne servant plus à déterminer nos identités comme c’était le cas dans les sociétés anciennes, nous sommes dans l’obligation inédite de nous identifier par ce qui ne s’échange pas (race, croyances, etc.) ; que si l’universel se réduit à l’universel marché, à la communication marchande, il est compréhensible que chacun se retourne vers le particularisme qui lui donnera la différence maximale.

En face de cela, il est urgent de développer d’autres figures de l’universel, d’attester l’irréductible débat et conflit entre des universaux diversement enracinés dans les cultures, et tournés vers des « unités » diverses. Le débat entre un seul universel et les autres différences est un débat mal rythmé. Et nous sommes en droit d’imaginer, pour chaque culture et chaque configuration des techniques de communications, un seuil optimal, où le développement des échanges permet d’augmenter les différences vivantes, et au-delà duquel ce développement les érode pour ne laisser derrière lui que des différences mortes.

A quoi tient, selon vous, la forte demande d’éthique qui se manifeste depuis quelques années ? Y voyez-vous l’effet d’une “protestantisation” de la société française ? Serait-elle ce qui reste des (défuntes ?) religions ? En quoi vous semble-t-elle faire problème ?

Dans la distribution sociale et médiatique des rôles, les « éthiciens » (qu’ils soient philosophes, juristes, médecins, entrepreneurs, théologiens ou journalistes d’origine) ont en effet acquis du prestige.Il ne leur est même pas besoin de répondre correctement à cette demande, d’ailleurs souvent elle-même très peu élaborée et préférant une poudre de valeurs au moindre parcours un peu problématique : il suffit pour cela qu’ils soient « demandés ». Cette demande dote celui à qui elle s’adresse d’une réputation de « compétence » éthique, qui me semble une contradiction dans les termes, si l’éthique ne s’entretient que dans la mise en débat et en commun des approbations et des responsabilités partagées. Qu’il soit le technocrate-expert d’un domaine aigu, ou le pontife charismatique d’une entière forme de vie, l’éthicien médiatisé est devenu à son tour le Clerc de notre société. Ce cléricalisme éthique, j’en ai fait l’expérience depuis mon arrivée à la Faculté Protestante de Paris, et non pas tant dans le milieu interne des protestants (qui n’aiment pas spontanément que l’un d’eux prenne de l’importance) que dans les milieux extérieurs.

Cette forte demande d’éthique n’est pas un reste ni un retour des religions, et sous cette forme je ne vois pas en quoi elle véhiculerait une « protestantisation » de la société française. Elle naît d’un progrès technique qui pose des problèmes inédits, et elle se nourrit de l’incapacité politique à prendre des décisions communes. Certes, elle prend la forme cléricale dont je parlais, mais qui n’est après tout pas l’apanage des religions! Certes, elle se fixe sur quelques sujets qui deviennent ses totems, comme la bio-éthique, et qui cachent la forêt des autres questions…

Vous vous déclarez “contre la bio-éthique” (21). Que voulez-vous signifier par-là ?

Au-delà de ce que je viens de dire, d’une question éthique qui se prend pour la seule et qui refuse trop souvent d’être remise à sa place dans le monde où elle se pose, la « bio-éthique » pose le problème du statut particulièrement tabou de la « vie » et de la « nature » dans nos sociétés. Or ce sont pour moi des notions dont l’usage est si facilement idéologique qu’il ne faut les utiliser qu’avec une extrême prudence critique. C’est à peu de chose près l’essentiel de mon malaise avec la « bio-éthique ».

Mais pour revenir à l’ensemble de la question, ce qui me gêne dans ce nouveau cléricalisme et dans ce moralisme, je dirai d’abord que c’est le privilège donné à la peur du mal. Notre siècle est riche en malheurs politiques, certes, mais il y a dans cette posture de l’indignation éthique dressée contre l’irrationalité politique une manière de rejeter le politique dans l’irrationalité qu’on lui reproche. C’était déjà le cas avec les nouveaux philosophes, qui restaient staliniens par leur manière même de liquider le politique, de ne pas lui accorder d’épaisseur ni de rationalité propre. La peur du mal, surtout si c’est toujours la peur du même mal (qui empêche de voir venir d’autres formes de malheur), est une très mauvaise conseillère quand il ne reste qu’elle. Elle n’a de sens qu’à contrecarrer les excès de l’espérance politique. Or c’est justement parce qu’il n’y a plus d’espérance d’un quelconque changement politique, et qu’il ne s’agit plus que d’aménagements internes, d’ajustements ou d’adaptations destinés à faire du système le moindre mal possible, que la morale arrive avec ses chemises bien blanchies.

Ce n’est pas que j’estime le politique hors de toute problématique morale. Je crois que l’on a affaire à des mixtes, à des intrigues ou à des problématiques imbriquées de telle sorte qu’il est aussi dangereux de juger moralement du politique que de l’abandonner à l’immoralité. Kant faisait du jugement esthétique un mixte entre l’universalité du jugement théorique (science) et la subjectivité du jugement pratique (morale) : le plaisir esthétique comme rencontre entre la nature et la liberté. Le politique me semble un mixte du même genre, entre les contraintes « physiques » que sont les données géographiques, économiques, démographiques, etc., et les orientations éthiques qui animent le vouloir-vivre ensemble. Il y a des orientations éthiques qui sont axiales pour le politique, ce sont celles qui touchent à la justice. D’autres sont plus à la lisière, comme le courage ou le pardon : par certains côtés, ils débordent le politique, mais par d’autres on ne peut pas couper le politique de cette lisière vitale. Que serait le politique sans le courage de vouloir-vivre ensemble, de confronter, de choisir, de partager, de s’engager, de s’affronter ensemble au temps qui ensable nos formes de vie communes? Et que serait le politique sans le pardon qui bouleverse les identités, mêle et tisse des mémoires que tout oppose, fait place à la fois pour la dette envers les victimes passées et pour les enfants qui grandissent?

Vous appuyant sur la Philosophie de la religion de Georges Bataille, vous formulez une critique très radicale de la “religion” de la croissance et du travail qui a porté le développement économique moderne jusqu’à sa crise actuelle, religion dont vous soulignez qu’”elle est de type protestant” (22). En quoi, précisément ? En tant que protestant, quelles issues possibles apercevez-vous pour sortir de cette crise ?

Cette question me place devant un paradoxe, qui est de voir comment le même protestantisme peut ne pas être un humanisme, critiquer les prétentions de l’entreprise humaine, et donner en même temps le motif d’une religion de la croissance, du travail productif associé au refus de dépenser en vain. Ce sont des questions complexes là encore, que j’ai rencontrées dans d’autres petites études, mais qu’il est difficile de résumer. En tout cas la question est là encore de savoir comment nous remémorer notre part de responsabilité dans ce qui nous arrive. Non pas donc que le protestantisme aurait la réponse à cette crise de confiance où nous reculons effrayés devant la croissance de notre propre oeuvre. Mais le connaître mieux aide à comprendre où se noue la question, le drame.

C’est qu’après la libération introduite par Luther (la justification par la seule grâce et non par les oeuvres méritoires), et pour ceux de la génération d’après que cette prédication ne libère plus de rien, une alternative terrible s’ouvre. Soit l’on s’enfoncera dans le tourment, dans l’angoisse d’une culpabilité d’autant plus infinie qu’il ne s’agira même plus d’oeuvres ni de mérites mais d’une incapacité à la confiance. La foi sera ici rongée par le doute de savoir si on a la foi. On sera alors tenté d’agir « comme si », de multiplier les oeuvres non comme des moyens mais comme des preuves, des signes de l’élection, et de ne pas perdre un instant, mais on aura du mal, et on ne le fera qu’en s’aigrissant dans une sorte d’activisme stérile.Le poids de ce souci de savoir si on a la foi (qui est peut-être la foi même) a probablement éliminé ces protestants-là en les renvoyant vers des religions plus rassurantes.

Soit au contraire on tombera dans le « trou noir » de la grâce, d’un désoeuvrement total, d’une paresse de lys des champs. Les autres auront beau nous exhorter au contraire à donner des fruits, rien ne pourra plus entamer notre tranquillité, ce sentiment d’une grâce universelle qui brille pour tous, et dans lequel nous pouvons nous effacer, car nous n’en demandons plus rien. La légèreté de cette insouciance de savoir si on a la grâce (qui est peut-être la grâce même) a probablement d’ailleurs éliminé ces protestants-là en les renvoyant vers le monde de tout-le-monde, un monde où il n’est religieusement aucun besoin de religion, je veux dire de technique ou d’appartenance salvatrices ; et en ce sens il est possible que ce soient eux qui aient « inventé » la possibilité de ce monde religieusement irreligieux, de ce monde de « tout le monde ».

Si cette lecture, cette réinterprétation critique de ce qui nous est arrivé, comporte quelque chose de vraisemblable, alors la bifurcation que nous venons d’examiner est très suggestive : comme si le scénario de notre culture s’était engouffré massivement dans la première branche de l’alternative. Il s’agirait alors de développer la seconde, qui suggère bien une critique radicale de la croissance.

Dans le prolongement de votre dénonciation de la croissance, j’imagine que vous développez, plus généralement, une critique du progrès. Avec quel type d’arguments ? A propos du risque écologique et des égards que nous pouvons (devons ?) avoir envers la nature et l’environnement, vous demandez s’il ne serait de l’aptitude “de ce qui est à l’image de Dieu que de ne pas tout voir à sa propre image” (23). Quelles conséquences en tirez-vous quant à la place, la liberté et à la responsabilité que vous estimez être celles de l’Homme moderne ?

A vrai dire, je reste profondément attaché au mythe du progrès, justement parce qu’il est déjà si fortement ébranlé que les mythes adversaires (comme la « nature » justement) peuvent devenir encore plus dangereux; c’est une affaire de dosage. Où donc se tient le problème de la croissance?

Je crois que notre culture comporte une quête de l’infini, porté par un questionnement infini qui ouvre sans cesse davantage sur l’universel, ou par une compassion infinie qui nous attache sans cesse davantage aux singularités (24). Le problème est que nous avons mal placé notre quête de l’infini en la plaçant au coeur de nos oeuvres et de nos échanges. C’est cela que j’appelle la croissance comme mauvais infini.

Je crois que cette croissance rencontrera des limites, de diverses sortes, qui l’obligeront à rompre avec la logique de l’accumulation (sans tomber dans la destruction de tout ce qui fut accumulé, destruction à vrai dire encore complice de cette accumulation). Ces limites peuvent être des limites externes : l’épuisement des ressources naturelles, l’effondrement des équilibres démographiques. Il peut aussi se produire une inversion interne du mouvement, comme l’affaiblissement du désir de consommer qui me semble déjà le cas dans notre société (par rapport aux sociétés au capitalisme plus jeune).

Je crois que le progrès consiste désormais à placer l’infini ailleurs que dans la croissance techno-économique ; peut-être dans les sciences et dans les arts ; peut-être dans le dialogue des cultures et dans la capacité à faire cohabiter une densité inédite de différences; peut-être dans la justice, une justice plus universelle et plus singularisée ; peut-être dans le développement d’un pluralisme économique et politique qui nous manque (nous croyons trop facilement que notre système de démocratie libérale est le seul légitime); etc.

Là où la question se resserre sur le problème écologique, avec la révolution encore presque inconcevable d’avoir à considérer le monde (habitable) comme vulnérable et non plus inépuisable, je dirai contre l’anthropocentrisme ontologique ambiant (voir Luc Ferry qui place l’Homme au sommet de l’être) qu’il nous faut un anthropocentrisme (il ne faut pas être naïf, même nos biocentrismes sont encore à notre image) éthique, et rigoureusement éthique seulement. Nous avons une responsabilité centrale, pour notre part. Qu’est-ce que cette responsabilité éthique? Qu’est-ce, théologiquement, qu’être créés à l’image de Dieu? C’est notre capacité, oui, à ne pas tout voir à notre image, et à ne pas réduire le monde à n’être que le miroir de notre puissance. C’est en nous cette disposition également qui nous permet de tout voir à l’image de Dieu, c’est à dire de discerner l’extrême vulnérabilité de tous les êtres qui désirent être.

Avec la question de la liberté, le problème du progrès redouble sur un autre point. La liberté ici suppose l’écart entre notre vouloir infini et nos capacités physiques finies, et dans une sorte d’entre-deux. Si nos limitations physiques étaient telles que nous ne pouvions rien faire de ce que nous voulons, nous ne serions pas libres. Mais si nos capacités physiques étaient telles que nous pouvions accomplir immédiatement tout ce que nous désirons, nous ne serions pas libres non plus. Ici aussi il doit y avoir un seuil optimal pour la liberté. Or nous sommes au-delà de ce seuil. Nous sommes devenus prisonniers du sortilège de notre puissance elle-même, incapables de maîtriser notre maîtrise.

Vous présentez Calvin sous le double visage de “père de la modernité et acteur du désenchantement du monde” et “d’une sorte de théologie de la création toute entière entendue comme grâce etdon de Dieu” (25). Selon vous, la deuxième partie de l’héritage s’est-elle perdue, dissoute dans la modernité ?

Exactement. La Réforme pour sa part a largement contribué à la situation que je viens de décrire, par son désenchantement de la nature, et le fait que rendre grâce à Dieu n’implique pour elle aucune soumission au malheur rencontré dans le monde: ni le malheur « naturel » inévitable, ni le malheur infligé par l’homme à l’homme. Le problème est alors que la modernité s’est toute entière engagée dans un combat inexpiable contre les pénuries et les malheurs naturels, et n’a fait ainsi qu’aggraver la puissance et la complexité des moyens qui permettent à l’homme de faire du mal à l’homme (et au monde en tant que « bon »). C’est ce grave décalage anthropologique qui provoque la radicale démoralisation actuelle de la modernité.

On peut relever l’existence, chez Kant comme chez Rousseau, d’une ambivalence quant au progrès de l’humanité, marqué selon eux à la fois par l’émancipation continue de la Raison et par la nostalgie d’un âge d’or depuis un âge du fer dont on peut considérer avec Kant qu’il est coextensif à l’Histoire(26). Ce double sentiment ne semble pas avoir perdu de son actualité mais s’être plutôt exacerbé au contraire. Et on peut se demander si les réflexions contemporaines sur l’avènement du “post-moderne” procèdent d’autre chose que de ce lamento récurrent. Certains des drames dont le XXe siècle n’a pas été avare -les guerres, les totalitarismes, peut-être certains aspects des mutations économiques en cours- peuvent nous donner le sentiment qu’ils excèdent nos forces, justement parce qu’ils s’inscrivent dans ce décalage anthropologique. Si, à les lire soigneusement, on a le sentiment que “c’est seulement en espérance” que la contradiction anthropologique analysée par Kant et Rousseau peut être levée, cela signifie d’abord qu’il s’agit de revenir sur les promesses non tenues de la modernité. Non pas tant pour en achever le programme, que pour relever en quoi il est inachevable, et réveiller d’autres promesses, tout aussi importantes et fondamentales. Et peut-être pour lancer des promesses à la hauteur de nos épouvantes.

Il s’agirait alors notamment de revenir à la bifurcation relevée plus haut, et d’engager prioritairement le combat contre l’injustice. De ne pas nous résigner à cette part de malheur issue de la puissance, de la méchanceté et de la bêtise spécifiquement humaines. N’est-ce pas un paradoxe effrayant, que nous ayons plus de prise sur une nature que nous croyions indomptable, que sur nous-mêmes et nos formes de société ? Je crois que les Lumières, diversement, marquent déjà cette réaction à cet affaissement de la modernité: de contester notre forme de société par la considération d’autres formes de société possibles, et de sentir que les règles sociales n’ont de sens qu’à pouvoir être consenties par tous.

Olivier Abel

Publié dans La grâce et le désordre,
entretiens sur la modernité et le protestantisme,
sld P.O.Monteil, Genève: Labor et Fides, 1998.

Notes :

(1) O. Abel : “L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie”, in Dieux en sociétés. Le religieux et le politique, R. Figuier (dir.), Autrement, p.119.

(2) C’est ainsi que Bayle décrit son propre travail.

(3) Kant : “Qu’est-ce que les Lumières ?”, Ecrits sur l’histoire , Paris: Denoël (Médiations).

(4) “Il n’est pas sûr qu’il n’a pas été nourri de bon lait s’il n’en vient à supporter quelque légère viande”, Calvin, Institution de la religion chrétienne , Paris: Les belles lettres, 1961, tome 4 p.145.

(5) Comment comprendre Descartes sans relire Calvin ?

(6) op.cit. p.119.

(7) O. Abel : “Un voeux pas très pieux en éloge des mariages mixtes et de la pluri-appartenance”, Autres Temps, n°39, septembre 1993.

(8) Et cela, sinon une fois tous les sept jours, du moins une fois toutes les dix semaines !

(9) P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Cerf/Labor et Fides/Presses de l’Université de Laval, 1990, p.87.

(10) Michaël Walzer, La révolution des saints, Paris, Belin, 1987.

(11) Cf. coll. Tillich, Laval, 1987, et “Le livre de traverse” Paris: Cerf, 1992, p.23 sq.

(12) Il faudrait suivre cette enquête dans les pas de Nietzsche, dont c’est à mon avis un grand motif méconnu. Kierkegaard, lui, en parle de manière tout à fait explicite.

(13) C’est la caractéristique du jugement esthétique selon Kant, que cette “finalité sans fin” assignable, qu’il transporte d’ailleurs à notre rapport à la nature comme téléologie orientée sans que nous puissions en faire un savoir.

(14) O. Abel et P.-F. Moreau (dir.), Pierre Bayle : la foi dans le doute, Labor et Fides, 1995.

(15) Ce sont les termes de Kant dans La critique du Jugement, de l’obligation de jouir, d’éprouver un plaisir esthétique.

(16) C’est ce que vous montrez très bien (P.-O. Monteil, Portrait du zappeur, Genève, Labor et Fides, 1994).

(17) voir notamment O. Abel, Paul Ricœur. La promesse et la règle, Michalon, 1996 et La justification de l’Europe, Labor et Fides, 1992, ainsi que C. Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986 et E. Morin, Penser l’Europe, Gallimard, 1987.

(18) O. Abel : “Préambule”, in Le réveil des anges, O. Abel (dir.), Autrement, 1996, p.18.

(19) C’est ainsi que le geste de mettre le pouvoir “to méson”, au milieu, organise la communauté comme un cercle où tous les citoyens sont égaux. Il n’est pas improbable que l’on trouve des traces de ce geste dans le texte biblique également, comme l’ont montré certains exégètes contemporains.

(20) Olivier Mongin insiste souvent sur cette dimension de la culture politique post-chrétienne.

(21) O. Abel : “Contre la bio-éthique”, Autres Temps, n°14, été 1987.

(22) O. Abel : “L’anthropologie protestante selon Bataille”, Autres Temps, n°5, printemps 1985, pp.33.

(23) O. Abel : “L’écologie entre politique et religion”, Autres Temps, n°49, printemps 1996, p.59.

(24) Je m’en suis expliqué dans La justification de l’Europe, Genève, Labor et Fides, 1992.

(25) O. Abel : “Le défi de l’homme à la nature”, dialogue avec Jacques Friedel, in Les protestants face aux défis du XXIe siècle. Actes du colloque du cinquantième anniversaire du journal Réforme, Labor et Fides, 1995, p.110.

(26) Kant : “Qu’est-ce-que les Lumières ?”, Ecrits sur l’histoire , Paris: Denoël (Médiations), p.126, et La religion dans les liimites de la simple raison, Paris:Vrin, 1965, p.37. Repris dans O. Abel : “Kant et l’émancipation de l’humanité”, Autres Temps, n°25, printemps 1990, p.7 sq.