« Paul Ricœur : la mémoire comme travail et comme don »

Je vous remercie d’autant plus que je suis très sensible à cette proximité que je découvre, toute proportion gardée, entre le Fonds Ricœur et ce mélange original de patrimoine et d’invention qui constitue Malagar. Ricœur ayant donné ses livres et ses papiers à la bibliothèque de la petite Faculté protestante de Paris, il nous fallait trouver la force de recevoir le don, c’est à dire de le rendre, et d’en faire non pas simplement un mausolée du passé mais de quoi attraper le geste et continuer, ouvrir à un travail de re-création — comme on prend appui sur une mémoire pour en faire une promesse encore non tenue, une promesse inachevée, quelque chose qui est tourné vers le futur.

La mémoire est un vieux thème philosophique depuis la réminiscence chez Platon jusqu’à l’anamnèse chez Freud, en passant par Locke qui fait de la mémoire le lieu de l’identité, de la personne, et par Bergson qui en fait la durée du vivant, etc. Pour ma part ici, je vais me borner à proposer quelques remarques sur la philosophie de Ricœur. Paul Ricœur est né en 1913, et mort en 2005. Depuis 1950 il a formé comme le contrepoint, la basse continue de la pensée française du 20ème siècle, répondant à Sartre comme à Levi-Strauss, à Levinas comme à Derrida, par des œuvres majeures, souvent reputées mais rarement connues dans leur détail, leurs detours et leur ampleur. La mémoire est un thème apparemment tardif, que l’on voit notamment traité dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, un gros livre de 700 pages publié en 2000 (ici cité MHO et dans sa première édition au Seuil) ! Je voudrais vous en recommander la lecture mais c’est une lecture difficile, une succession de traversées. Ceci dit, c’est un livre tellement actuel que nous pouvons aisément en saisir la question. Or si on a trouvé comme fil conducteur sa question vive, on peut traverser n’importe quel texte, et même des textes de philosophie très difficiles. Le problème ce n’est pas la complexité du vocabulaire, mais d’en trouver le « bout », c’est à dire justement la simplicité du questionnement qui traverse cet ensemble. C’est ce que nous allons chercher.

1. Les thèmes de la mémoire chez Ricœur

Très tôt dans l’œuvre de Ricœur apparaissent des thèmes qui préparent cette réflexion sur la mémoire, ou qui la croisent. C’est d’abord le thème du « mal » qui a beaucoup à voir avec la mémoire : on se souvient de ce qui fait mal, ou bien au contraire on ne se souvient pas de ce qui fait mal, et ainsi le mal trouble la mémoire, par son rapport sans doute à la trace de l’irréparable, de l’irréversible, de ce dont on ne peut pas se souvenir tellement ça fait mal ou au contraire, ce qu’on ne peut pas oublier tellement ça fait mal. La mémoire est par ailleurs imbriquée de façon problématique dans les différends quant au passé, lorsque chacun est pris dans sa mémoire au point de ne pas pouvoir comprendre ni recevoir la mémoire de la douleur de l’autre. Il peut donc y avoir des conflits de mémoire, et cela rajoute au tragique du malheur. Les réflexions de Ricœur sur le tragique, que je résume ainsi à ma façon, sont en ce sens très intéressantes pour notre thème.

La deuxième entrée dans ce thème peut se faire par ce qu’on appelle l’herméneutique, qui depuis les Grecs désigne la question de l’interprétation des textes (textes sacrés, mais aussi textes juridiques, textes littéraires, et finalement toutes les traces signifiantes), et plus exactement cette condition réinterprétative des humains qui tient à ce que chaque génération à son tour doit réinterpréter les traces du passé, de la même manière que l’on s’installe dans une maison et qu’on la réaménage. La manière d’organiser un salon aujourd’hui n’est pas la même qu’il y a 50 ans, un siècle ou trois siècles. Il est passionnant de suivre ces réaménagements successifs de l’espace habitable. Et d’une certaine manière on pourrait dire que les traditions et plus globalement la mémoire humaine est comme un espace habitable, un prodigieux espace habité que nous ne cessons de réaménager. Je dirai que les réinterprétations des textes bibliques pourraient en être un exemple, de meme que les réinterprétations des codes romains fournis par les juristes, etc. D’où ces décalages de génération, ces chevauchements des mémoires par lesquelles en même temps on s’inscrit dans une tradition et on la réaménage, on la réinvente.

Troisième grand thème qu’on trouverait chez Ricœur, c’est le temps compris comme temps raconté. Dans sa trilogie Temps et Récit il fait dialoguer Augustin et Aristote. Chez Augustin la mémoire est une distension de l’âme, une sorte de curieuse présence, de représentation du passé. Chez Aristote, Ricœur s’intéresse moins au temps physique du mouvement qu’à la représention poétique de l’action passée, que la tragédie par exemple refigure. C’est la raison pour laquelle Ricœur va beaucoup insister sur la dimension narrative, tant dans le domaine de l’histoire que  dans celui de la fiction qui permet de représenter, de refigurer le passé, et même nos souvenirs, nos mémoires. Ceci dit, il ne fait pas seulement un éloge de la narration, mais explore du même mouvement ses limites. Tout n’est pas narration dans la vie. Même quand on raconte un rêve, cependant, on est pris dans des contraintes narratives qui finalement donnent une forme à la mémoire qui en ce sens déjà n’est plus tout à fait le pur passé, mais prend des formes langagières et narratives, et l’on peut avec Walter Benjamin évoquer la vertu thérapeutique du récit par rapport à la mémoire douloureuse, par le récit emporter vers une sorte de mémoire ou d’oubli heureux — Hannah Arendt aussi insiste sur le fait que le récit permet aussi de transformer le ressentiment.

Une dernière figure introductive serait celle de « l’homme capable ». Qu’est-ce que c’est qu’un homme capable ? Nous sommes ici dans une enquête transcendantale sur les conditions de possibilité, des conditions qui se conditionnent mutuellement. Les capacités humaines sur lesquelles Ricœur insiste dans son livre Soi-même comme un autre sont les capacités à dire, à agir, à raconter, à s’imputer, et il construit ainsi peu à peu un sujet capable de responsabilités éthiques. Mais dans Le parcours de la reconnaissance il élargit ces conditions de possibilités d’un sujet éthique, on pourrait dire simplement un sujet civilisé, à la capacité de promettre, de pardonner, mais aussi à la capacité d’imaginer et la capacité de se souvenir. Ce sont autant de compétences nécessaires, qui se présupposent les unes les autres et se déploient en quelque sorte ensemble.

2. La mémoire et l’histoire

Mais c’est bien sur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, qu’il appelait son trois-mats et qu’il avait lancé dans l’océan des problèmes de la mémoire et de l’histoire, que la première partie est particulièrement consacrée à la mémoire et à la réminiscence. Il commence par la distinction phénoménologique de la mémoire et de l’imagination, comme figures de l’absent : mais dans le cas de l’imagination c’est un absent qui n’a jamais existé en tant que tel, tandis que dans celui de la mémoire c’est vraiment la représentation de ce qui a été, et donc ce n’est pas la même modalité de représentation.

Dans ce livre on trouve aussi une réflexion sur les formes, les usages et les prouesses de la mémoire mais du même mouvement sur les abus de la mémoire, les diverses façons de l’abuser ou d’en abuser, qu’elle soit empêchée, refoulée ou au contraire obligée, commandée, forcée. On y trouve encore une réflexion sur le rapport entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. D’une part les mémoires individuelles entre en composition mutuelle, d’autre part la mémoire collective forme les cadres de la mémoire individuelle, mais surtout Ricœu insiste beaucoup sur la mémoire intermédiaire des proches : on ne se souvient jamais tout seul, mais avec d’autres. On reçoit sa propre mémoire d’autrui, on offre à l’autre son souvenir, la mémoire a ainsi à voir avec la conversation et c’est de proche en proche qu’elle se tisse.

Mais la question principale du livre est justement celle de l’articulation de la mémoire et de l’histoire et j’en viens ici à notre sujet central. Pour Ricœur, l’histoire dépend des témoignages crédibles de la mémoire et en ce sens l’histoire dépend de la mémoire, il n’y aurait pas d’histoire si il n’y avait pas de mémoire. Loin qu’on puisse detacher entièrement l’histoire de la subjectivité impliquée dans ces témoignages, la mémoire est la matrice de l’histoire, qui doit reconnaître son endettement.

Dans le même temps, cependant, et c’est la difficulté de la question, il faut que cette « mère » qu’est la mémoire accepte que l’enfant grandisse, que l’histoire s’autonomise, qu’elle prenne sa distance, une distance de liberté critique par rapport à la mémoire, une distance comparatrice, aussi, qui sait relativiser les témoignages de la mémoire.  Cela a trait aussi à l’autonomisation des traces du passé. C’est ainsi que tout ce qui porte l’empreinte du passé devient signe, et que l’inscription du passé absenté échappe au présent des intentions, pour prendre des significations non voulues et imprévues. Et puis l’écriture du passé à son tour peut avoir des effets sur la mémoire de ceux qui recoivent l’histoire. Il n’y a donc pas seulement la mémoire en amont de l’histoire, mais aussi la réception par une mémoire en aval, qui peut être instruite, édifiée, mais aussi blessée par l’histoire. Il peut y avoir des écarts, des tensions entre les représentations.

C’est ainsi qu’on se trouve embarqué dans les remous d’importants débats contemporains, et c’est la raison pour laquelle Ricœur insiste beaucoup sur ce qu’il appelle la juste mémoire. C’est, entremêlée à la question épistémique de la vérité dans la représentation du passé, qu’il appelle la question majeure, la préoccupation publique et politique de la juste mémoire. Il écrit : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un des mes thèmes civiques avoués » (MHO p.1). Ce n’est donc pas le thème majeur du livre qui reste la réflexion philosophique sur ce que c’est que représenter ce qui a été, et sur la condition historique des humains, mais cette ligne mineure et seconde de la juste mémoire, en est comme le contrepoint éthique.

D’une façon très aristotélicienne, il faut ici se glisser entre un trop et un trop peu. D’un côté on trouve une patrimonialisation et un excès de commémoration, comme si on pouvait tout sauver du passé, comme si on vivait une époque de telle fragilité, de telle vulnérabilité qu’il nous fallait à tout prix faire partout des arches de Noé dans lesquelles on essaie de conserver, de stocker le passé. On trouve ainsi des logiciels qui promettent de tout sauver (la formule est tout à fait théologique!), de sauver tous les états de nos ordinateurs, à chaque minute, à chaque seconde. C’est ce rêve, ce vieux rêve d’un « rien n’est perdu ».

De l’autre côté c’est, au contraire, une société où l’on jette, où l’on oublie, où l’on est obligés d’aller toujours très vite, et donc obligés de larguer, de jeter du lest, et peu à peu condamnés à l’amnésie. Il y a ainsi une sorte de situation générale d’amnésie parce que l’on ne peut pas s’alourdir inutilement, s’encombrer de passés devenus inutiles. Et puis on trouve également des politiques de l’amnésie, lorsque par exemple l’on donne des grands coups de bulldozer sur des villages pour reconstruire des barres ou des lotissements. Ce n’est pas seulement dans la Roumanie de Ceaucescu, on retrouve cela depuis notre vieux Valois écrasé par les extensions de la banlieue parisienne, comme dans la colonisation israëlienne. L’archéologie est truffée ainsi de conflits politiques sur le présent, c’est à dire d’usages très sélectifs du passé.

3. Défense et illustration de la mémoire comme travail

Pour ma part j’ai voulu ici souligner deux lignes : la ligne du travail de mémoire, que je viens de suggérer, et que je vais développer maintenant, et la ligne de la mémoire comme don, que je reprendra dans la dernière partie. L’idée globale est que le travail de mémoire est indispensable, et qu’il faut le faire, mais qu’il n’y a pas que le travail, qu’il y a une limite au travail de mémoire. Pour construire ce concept tensif, je voudrais partir des objections qui ont été faites à Paul Ricœur, et y répondre assez librement, en m’appuyant sur son ouvrage, mais aussi sur des remarques qui me sont plus personnelles, ainsi que j’ai fait depuis le début de cette présentation.

a) Que signifie le trop de mémoire ?

La première objection surgit face à l’idée qu’il y a trop de mémoire. Certains rétorquent : « comment cela, trop de mémoire ? On manque au contraire de mémoire aujourd’hui, on ne tient pas assez compte du passé, on veut vite effacer, on veut vite oublier, on veut trop vite effacer ou oublier ». Mais il faut s’entendre sur l’objet du propos de Ricœur, qui n’est pas general ni flou, mais qui traitait d’une sorte de pathologie de la mémoire : il pensait à mémoire obsédée, tellement qu’elle ne pense qu’à une seule chose. Il me semble ici plutôt marqué par Freud. Je vous lis le passage : « Le trop de mémoire rappelle la compulsion de répétition dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé ». Ce n’est donc pas un vrai souvenir, mais une sorte de mémoire qui fait obstacle au vrai travail du souvenir.

Greffant alors les concepts de Freud sur ceux de Bergson, il ajoute : « Que de violence par le monde qui valent par acting out au lieu du souvenir. On peut parler si l’on veut de mémoire répétition pour ajouter aussitôt que cette mémoire répétition résiste à la critique et que la mémoire souvenir est fondamentalement une mémoire critique. Si tel est le cas alors le trop peu de mémoire relève de la même réinterprétation, ce que les uns cultivent avec délectation morose, et que les autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la même mémoire-répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. Mais les uns et les autres souffrent du même déficit de critique. Ils n’accèdent pas à ce que Freud appelait le travail de remémoration » (MHO 96). L’entrée dans l’idée du travail de mémoire se fait donc par la psychanalyse et les pathologies de la mémoire. Il évoque par exemple la magnifique nouvelle de Borgès qui s’appelle Funes. C’est ce personnage extraordinaire qui se souvient de tout et meurt à 20 ans comme s’il avait plusieurs milliers d’années parce qu’il a une mémoire effroyable. Il ne peut plus rien supporter, doit rester dans le noir total, ne rien entendre car chaque donnée nouvelle se rajoute à sa mémoire en ouvrant des combinaisons nouvelles dont il n’oublie aucune.

Il y a également dans cette réflexion de Ricœur l’idée qu’une mémoire travaillée, c’est une mémoire critique : le mot critique, du grec κρίveiv, signifie trier, passer au crible. Une mémoire vivante c’est une mémoire qui trie, ce n’est pas une mémoire qui garde tout, sinon c’est une poubelle, on est envahi par les traces, on est envahi par le passé, alors que l’on peut dire avec Gilles Deleuze que la mémoire est la faculté de repousser le passé. C’est donc un travail de mise à distance, et Ricœur parle de l’histoire comme travail de sépulture, de séparation du passé et du présent, entre ce que l’on accepte de perdre et de ce que l’on cherche à garder, entre ce qui est fini et ce qui n’est justement pas fini.  Ainsi le travail de mémoire introduit-il la distance critique et quelque chose comme un deuil dans la véhémence de la mémoire.

b) Quelle est la place du devoir de mémoire?

La deuxième objection porte sur la question du devoir de mémoire, dont Ricœur dit qu’il est très important mais qu’il ne doit pas occulter le travail de la mémoire. Ricœur reconnait donc l’importance éthique du devoir de mémoire. Il ne la nie pas et estime notamment tout d’abord que le devoir de mémoire est déjà une manière de reporter le travail du passé sur le futur, comme un « plus jamais ça ». Le devoir de mémoire n’est pas tourné vers le passé, mais prend appui sur le passé pour se tourner versle futur. Il comporte une promesse, un engagement. Il s’agit ensuite de l’exigence de rendre justice à autre que soi, comme on voit dans ce petit passage magnifique : « Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (MHO 106).

Mais il existe aussi une sorte de politique par le devoir de mémoire qui peut devenir créatrice de fausse mémoire, d’une mémoire en carton pate, d’une mémoire postiche, qui ne correspond à aucun travail. Personne n’a travaillé et on le plaque sur une opinion publique qui reste paresseuse ou muette. C’est pourquoi : « l’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire. Je suis pour ma part d’autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice d’histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé » (MHO 106)

Ricœur avait cette boutade : « Et pourtant, le boulot, il faut le faire ». C’est bien d’énoncer les devoirs de mémoire mais il faudra bien faire ce travail de mémoire, c’est très important si l’on ne veut pas sombrer dans le scepticisme. Le scepticisme apparaît quand on ne sait plus faire le départ de ce qui est passé et de ce qui est présent, quand le travail de deuil n’a pas encore été fait. On ne sait donc pas encore où est la réalité, est-ce que c’est encore là, est-ce que ce n’est pas là, qu’est-ce qui a été, qu’est-ce qui est maintenant. Il est très important de faire ce travail pour se render à nouveau sensible à la possibilité d’autres malheurs. Le danger sinon est que la sensibilité à un malheur nous rende insensible aux autres malheurs. Nicole Loraux a écrit un très beau livre qui s’appelle La voix endeuillée où elle insiste sur l’exigence de rappeler les deuils, le travail du deuil, le travail de mémoire comme mémoire du deuil.

c) La mémoire ne serait-elle qu’individuelle?

La troisième objection porte sur la conception du politique et de la mémoire collective sous jacente à l’entreprise de Ricœur, qui serait trop individuelle, comme si le travail se faisait seulement de proche en proche, et chacun avec ses proches. Certes il faut dire l’importance des gestes symboliques, par exemple des gestes de repentance où un Président de la république ou un Chancelier se déplace pour prendre en charge une responsabilité historique et collective et va s’agenouiller au nom d’un people entier… Ce sont des gestes très utiles et il faut faire crédit à la portée symbolique de ces gestes et prendre appui sur la façon dont la mémoire collective est déposée dans des symboles. Ricœur est évidemment d’accord avec tout cela dans la mesure où il est un grand philosophe du symbole dont il a dit qu’il « donne à penser », et où il ne cesse d’insister sur cette dimension du symbolique pour la justice.

Il n’empêche qu’il est un point où chacun doit faire ce travail par lui-même, car on ne peut pas le faire en bloc pour tout le monde, et personne ne peut le faire à notre place. Nous sommes ici au coeur du politique, avec cette question dont le nominalisme éthique est plus l’expression que la solution : il y a des choses qu’on ne peut pas faire à ma place et qu’on ne peut me forcer à faire. Par exemple on ne peut pas demander pardon à notre place d’une certaine manière, on ne peut pas pardonner à notre place, on ne peut pas se souvenir à notre place. Ce sont des choses vivantes qui doivent être faites en personne, et qui exigent de nous un travail de déplacement.

Ricœur insiste sur cette idée de proche en proche, et de la mémoire du proche qui se fait aussi en rendant les uns prochains des autres et avec des lointains, des anonymes, des inconnus, en remarquant que la réception des témoignages est tout à fait décisive, car ce n’est pas simplement parce que cela a été dit que cela a été reçu. Il écrit : « C’est de la fiabilité de chaque témoin que dépend le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des témoins historiques dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » (MHO 208). On peut parler d’une responsabilité de la réception, et je dirai aussi d’un travail de réception, d’un travail de déplacement : il faut se déplacer pour aller prendre en charge, partager et repartager la mémoire.

d) le passé n’est-il que la composition des mémoires ?

La dernière objection que je relève comme faisant avancer la réflexion sur le travail de mémoire, c’est que le concept de politique de Ricœur serait trop fondé sur le passé et sur la pluralité des mémoires, avec un risque de désagrégation du pacte social, car il n’y a que des mémoires relatives, alors qu’il faudrait justement repartir des promesses, notamment des promesses non tenues, et cette dimension tournée vers le futur me semble en effet précieuse, et sans cesse présente chez Ricœur, dans sa dialectique entre idéologie et utopie, notamment, car il faut rouvrir l’horizon commun d’attentes.

Mais Ricœur insiste cependant beaucoup sur le fait qu’il faudra quand même faire ce travail de confrontation des mémoires, ce travail du dissensus, pas simplement à l’occasion des grands procès (Papon, etc) mais presque tous les jours. Ce travail du conflit des mémoires conduit vers l’acceptation d’une cité capable de supporter une pluralité des mémoires, comme ce fut jadis le cas avec la mémoire protestante et la mémoire catholique pour qu’elles apprennent à cohabiter, au moins dans un récit qui comporte plusieurs foyers narratifs. Je suis à cet égard un grand admirateur de Pierre Bayle dont le Dictionnaire historique et critique est une extraordinaire mise en scène, et mise en page, de plusieurs mémoires mutuellement hérétiques, et qu’il rapporte comme si chacune d’elles était crédible, cohérente dans sa part de probité. Il faut accepter cette cité divisée.

Il y a donc une vertu pédagogique des conflits, des conflits de mémoire, des grands procès, mais aussi des conflits les plus ordinaires, qui font partie de la démocratie pour Ricœur. C’est d’ailleurs un des grands problèmes de la paix. On croit que tout irait bien si on avait tous la même conception de l’amour, de la paix, de la réconciliation et du pardon mais justement les mémoires différentes peuvent aussi être fondées sur des conceptions de la paix, des conceptions de la réconciliation, des conceptions de l’amour et du pardon différentes. Alors là c’est la guerre la plus inexpiable parce que l’amour ne réconcilie pas, qu’il est le lieu même de l’incompréhension.

4. Les limites du travail de mémoire : la mémoire comme don

Je veux en venir au don de mémoire et à la limite du travail de mémoire. Nous avons pointé de nombreux éléments pour un travail de mémoire et sur la mémoire comme travail. Travail de distinction entre la mémoire et de l’imagination, impossibilité de tout garder et travail de tri, travail de mesure entre le trop et le trop peu, travail de deuil contre le ressentiment mais aussi contre l’amnésie, travail de mémoire de proche en proche par chacun et qu’on ne peut faire en bloc, en gros, travail au travers de la conflictualité, des frictions, du frottement des mémoires et non pas ce soit disant consensus des mémoires lissées de tout ce qui pourrait accrocher.

Alors pourquoi y aurait-il un moment où ce travail doit s’arrêter face à quelque chose que j’appellerai le don ? Qu’est ce que cette idée de la mémoire comme don ? Il y a un premier indice qui réapparait dans le dernier livre de Ricœur sur Le parcours de la reconnaissance, et c’est justement le mot reconnaissance. La mémoire a à voir avec l’idée de reconnaissance. Ricœur parle même du petit miracle de la reconnaissance. Je vous lis ce qu’il écrit : « L’expérience princeps est à cet égard celle de la reconnaissance, ce petit miracle de la mémoire heureuse. Une image me revient ; et je dis en mon cœur : c’est bien lui, c’est bien elle. Je le reconnais, je la reconnais. Cette reconnaissance peut prendre différentes formes. Elle se produit déjà au cours de la perception : un être a été présent une fois ; il s’est absenté, il est revenu. Apparaître, disparaître, réapparaître. Dans ce cas la reconnaissance ajuste —ajointe— le réapparaître à l’apparaître à travers le disparaître. Ce petit bonheur de la perception a été l’occasion de maintes descriptions classiques » (MHO 556).

Petit miracle de la mémoire heureuse, des retrouvailles, je viens de retrouver à Malagar mon professeur de lycée des années 1966-1967, il n’a pas changé, c’est bien lui, Jean Touzot, mon professeur à Châtenay-Malabry ! Ce qu’on croyait perdu, et dont on croyait avoir fait le deuil, soudain revient, et c’est complètement là et vivant. Voilà quelque chose que la mémoire peut faire, mais dont l’histoire est incapable. Ricœur dit que l’histoire est forcément dans le deuil, dans la mise à distance, qu’elle n’a pas ces expériences de présence. Et c’est un énorme problème pour ce que l’on appelle la mémoire collective, la mémoire traditionnelle. Par exemple, une mémoire que l’on m’a racontée, dont je n’ai pas été témoin, la révolution française, la vie de Jésus, je n’en ai pas été témoin, et je n’appartiens à cette tradition qu’à travers une succession de témoins. Le danger serait que cette mémoire traditionnelle se prétende mémoire vivante. Elle peut alors devenir fanatique justement et c’est un des grands problèmes de la mémoire collective : elle peut devenir fanatique en voulant s’égaler à un souvenir réel, en se prétendant capable de sauter dans l’immédiateté par dessus l’histoire pour se faire reconnaissance vive, mais sans y parvenir. Il reste une distance.

On pourrait aussi distinguer la mémoire travail, qui procède par association à travers les distances, et puis la mémoire réminiscence, reconnaissante en quelque sorte, qui trouve sans chercher — un peu comme Platon dans le Ménon, à propos du jeune esclave ignorant qui vient de (re)découvrir le théorème de Pythagore : « et maintenant ces idées se levent en lui, à la manière d’un rêve ». On a là une mémoire qui survient, qui arrive. En même temps peut-être qu’il n’y a pas de miracle, c’est juste parce qu’il y a eu un long travail, comme dans la recherche de Proust, que soudain le petit miracle de la reconnaissance peut se produire. Mais ce n’est pas parce que l’on travaille qu’on obtient ce genre de souvenirs. Il y a aussi quelque chose qui arrive, et qui est juste donné.

Cela nous permet au passage de relever un problème chez Ricœur. Il parle des vastes entrepôts de la mémoire, mais il faudrait faire attention à ne pas sombrer dans le mythe d’une sorte de mémoire totale. On parlait plus haut d’une sorte de mémoire intégrale, comme un endroit où tout serait sauvé. Le point théologique et métaphysique de cette question est que Dieu est peut-être cette mémoire intégrale, et que dans la mémoire de Dieu, vous garderez tout, dans une figure de la surabondance, une économie du don où rien n’est perdu, où tout est gardé dans une mémoire complète. Je l’évoque ici parce que je me méfie de cette économie là, il me semble que ce don-là serait un don empoisonné. C’est la remarque de Borgès par rapport à Funes. Nitzsche également, qui connaissait ces questions théologiques de l’intérieur, si je puis dire, s’est beaucoup battu contre cette conception d’un salut qui serait une sorte de « tout est sauvé », une grande poubelle : mais le salut c’est justement la perdition, c’est justement que tout ne soit pas sauvé. On est sauvé de cet enlisement, de cet éboulement d’une mémoire totale. Il faut donc renoncer à une mémoire totale, et je crois que Ricœur serait d’accord.

Mais il n’empêche qu’il faut faire place à cette mémoire comme don, à cette mémoire généreuse qu’on ne peut pas obtenir par le travail, et qu’on ne peut pas davantage retenir : c’est une mémoire gracieuse, une mémoire indisponible. Ricœur quant à lui parle d’oubli de réserve, un oubli paradoxal qui nous donne le souvenir, une sorte d’oubli réversible, où ce qui a été oublié on dont on croyait que c’était perdu, revient. Il y a là une reconnaissance, une répétition, un recommencement. Kierkegaard dirait peut-être une reprise, comme il dit : « le monde est selon la reprise », « un amour heureux est un amour selon la reprise ». Quelque chose est repris, au-delà de la perte. Cela a sans doute aussi à voir avec le pardon, puisque ce sont tous des thèmes qui apparaissent à la fin de La Mémoire, l’histoire, l’oubli.  J’entends ici le pardon comme déliaison du passé mais pour reprendre le passé autrement. Le pardon n’est pas à confondre avec des oubliettes : il faut se souvenir pour pouvoir oublier mais aussi il faut oublier pour pouvoir se souvenir autrement. Il faut se dessaisir, se désidentifier de quelque chose. Le travail de deuil est l’envers d’un travail de l’enfantement. Mais il y a un point où simplement cela arrive, sans qu’on y fasse rien.

Dans un film de Hitchcock qui s’appelle La maison du docteur Edwards, l’héroïne qui est médecin psychologue et psychanalyste s’attache à prouver l’innocence de quelqu’un qui est accusé de meurtre mais qui n’a pas de mémoire et qui est devenu amnésique. C’est un film de la fin des années 1930 et à un moment de rechute chez son patient, avec le piège de la justice qui va se refermer sur lui, ils sont réfugiés chez son vieux maître psychanalyste, qui lui dit : « Allez, console toi, tu vois bien qu’il est coupable, tu vas te consoler en travaillant, il y a de grandes consolations dans le travail ». Et elle répond alors : « mais il n’y a pas que le travail ». Cette réponse me frappe parce qu’après tout elle est psychanalyste, et qu’elle étudie le travail de mémoire, mais que la voilà soudain amoureuse, éprise du sentiment de l’innocence et qu’il y a un moment où il faut arrêter de travailler.

Or c’est exactement ce que dit Ricœur dans sa dernière page de La Mémoire, l’histoire, l’oubli, où il avance qu’il faudrait mettre une note gracieuse sur le travail de mémoire et le travail de deuil car il arrive que ce ne soit plus du tout du travail. Et il parle alors de Kierkegaard justement, des considérations sur les lys des champs et les oiseaux du ciel. Il écrit : « si le soucieux, note Kierkegaard, prête une attention aux lys et aux oiseaux, s’il s’oublie en eux, il apprendra quelque chose de plus important. Il apprendra qu’ils ne travaillent pas. Faut-il alors comprendre que même le travail de mémoire et le travail de deuil sont à oublier ? Et s’ils ne filent pas non plus, leur simple existence étant leur parure, faut-il comprendre aussi que l’homme sans travailler ni filer, sans aucun mérite propre et du simple fait d’être homme, est plus magnifiquement vêtu que Salomon dans sa gloire ? Quand aux oiseaux, ni ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent dans des greniers » (MHO dernière page).

Il me vient ainsi l’envie de dire, pour conclure, qu’il y a un rythme, un temps pour se souvenir et pour le travail de la mémoire et un temps pour laisser la mémoire en roue libre, pour laisser surgir ce qui arrive, un temps pour oublier peut-être mais aussi laisser place à un rapport autre à la mémoire. Et peut-être que par rapport à la question des traumatismes collectifs, il faut penser ce rythme de deux manières. Il faut d’abord parfois oublier, car il y a un temps pour arrêter la guerre, et pour sortir de la spirale des représailles et du ressentiment il faut un temps d’oubli, mais c’est alors pour pouvoir, plus tard, réouvrir délicatement la mémoire, pour pouvoir se souvenir ensemble autrement. Et puis d’autres fois, c’est justement l’inverse. Il faut d’abord affirmer le temps du souvenir, de la mémoire, mais c’est ensuite pour pouvoir oublier, pour laisser partir,  pour laisser faire l’usure du temps. Cet oubli est parfois cruel mais c’est aussi la vie, je veux dire une mémoire immense capable de faire sans cesse place à d’autres présents.

Olivier Abel

Paru dans Cahiers de Malagar, Automne 2011, p.25-38.