Entretien avec Guylène Dubois, « Libraire itinérante »

Après onze ans à la Faculté de théologie de Paris, où elle a conduit l’informatisation de la nouvelle Bibliothèque, Guylène Dubois quitte le Boulevard Arago avec un étonnant projet de librairie itinérante, de colportage du livre protestant. Cette figure du colporteur joua un grand rôle dans les débuts de la Réforme et de l’histoire du livre, dont Guylène est passionnée. Un itinéraire peu ordinaire…

Comment en es-tu venue à ce projet? D’où venais-tu avant de venir à la Faculté? Et comment t’est venue cette passion pour le livre protestant?

Je suis arrivée à la Faculté pour une raison professionnelle, en répondant simplement à une annonce. Je venais de la bibliothèque du Conseil d’État, qui se trouve au Palais Royal. Une bibliothèque assez particulière, avec des énarques évidemment très compétents, préparant des textes juridiques, administratifs, ou éthiques. J’y ai travaillé quatre ans. C’était plaisant, mais très fonction publique, assez statique, sans beaucoup de place à la créativité. Ici ça m’a plu tout de suite, et très vite j’ai dépassé le professionnalisme pur. Un samedi à midi, j’avais pris dans mon sac Évangile et Liberté, et je me suis dit: s’il y a des gens qui écrivent comme ça ici, je reste. J’ai donc fait l’informatisation, mais en même temps j’ai beaucoup lu, parcouru. Franchement je ne connaissais jusque là pas grand chose à la Bible à part qu’il y avait l’Ancien et le Nouveau Testament. Je lisais tout ce qui me passait sous les yeux, et tout cela m’a plu.

Il y a eu des rencontres de livres particuliers? D’où te vient ce discernement singulier sur les livres, un art que tu as appris sur le tas?

Il y a eu des commentaires bibliques que j’aimais personnellement et dont je constatais qu’ils exprimaient vraiment des recherches en cours, appréciées par exemple par Corina. Il y avait comme une rencontre de pensée, très impulsive pour moi, comme un « j’aime, je n’aime pas ». Je regardais comment le livre était construit, mais c’était avant tout de l’ordre du plaisir, et du désir de s’imprégner du livre, de les toucher. J’aime beaucoup lire les préfaces, les premiers chapitres du livre qui pour moi sont très importants, et la conclusion. Parce qu’en fait l’auteur explique d’où il vient, où est-ce qu’il va emmener le lecteur. À la limite je lis très peu le développement, mais j’aime beaucoup avoir une idée de la trajectoire, de l’angle d’attaque: comment le livre va-t-il s’inscrire dans tout ce qui a déjà paru, et en quoi il va révéler quelque chose de neuf, ou un aspect original de l’auteur, là où l’on voit aussi l’honnêteté d’un auteur qui s’engage dans ce qu’il écrit. Cela se perçoit très vite.

Je pourrais citer un petit commentaire d’Elian Cuvillier sur l’Apocalypse. C’est le type de livre que j’aime lire, pas savant, mais en même temps qui ouvre à des perspectives autres, et qui n’est pas clos. Ou bien celui de Liliane Crété sur « Le protestantisme et les femmes », sur l’émancipation des femmes, grâce à la Réforme, dont la lecture est à la fois très savoureuse et très documentée. On le voit, c’est « petit » ce que j’aime! Et puis la Faculté est un lieu où j’ai appris que la théologie ce n’est pas uniquement quelque chose pour des gens pieusards. Au contraire j’ai rencontré là des personnes très intéressantes et pleines d’imagination, et avec elles l’aspect métaphysique de la vie, la spiritualité, n’était pas quelque chose de mort, et c’était une découverte pour moi.

C’est comme cela que j’ai sympathisé avec tout le monde. Et quand j’ai voulu partir, je me suis dit que je ne pouvais pas quitter comme cela onze ans de plaisir professionnel et d’amitiés. C’est alors que j’ai pensé que c’était le moment de mettre sur pied un projet de librairie qui me tenait à coeur, de librairie « itinérante », comme un service rendu aux paroisses, et qui se déplace, dans des congrès, des forums, des journées, des synodes, des week-ends, etc. C’est ce que je veux faire avec l’Arrêt-aux-pages[1]. Je propose une sélection thématique en fonction des thèmes abordés. Parexemple je suis allée à Amiens, lors d’une journée organisée par Raphaël Picon, sur l’Église. J’avais constitué une petite bibliographie relative à son thème, en plus des classiques de la théologiques. En même temps je me présente dans les paroisses le dimanche, à la fin des cultes, où je présente des nouveautés. Et les personnes intéressées peuvent me demander de tenir un stand à ces moments-là, ou s’il y a déjà un stand de librairie, je peux simplement servir de livraison ou de conseil, signaler les nouveautés parues.

Quel beau nom, l’Arrêt aux pages! Dans une société où l’on court, prendre le temps de s’arrêter, de se laisser intriguer par un coin de livre, où l’on va bouder le monde, mais non son plaisir, et dont on ressort pour revoir le monde autrement…

Oui, c’est une librairie qui bouge, mais qui demande au lecteur de s’arrêter. Et maintenant, il y a encore plus le plaisir de la découverte, sans la gestion propre à une bibliothèque, et encore plus avec le plaisir d’en parler, de venir avec 8, 10 ou 15 livres et de pouvoir vraiment les conseiller, parce que si je les ai aimés, je ne dois pas être la seule! J’ai affaire à des personnes qui sont un peu comme moi, qui ne sont pas forcément des théologiens, qui pourtant aiment lire des commentaires bibliques, ou une approche sur la paternité, ou de la théologie féministe. Non des choses savantes, mais celles dont je sais qu’elles peuvent nous tenir à coeur, sans chercher à tout comprendre, à tout maîtriser.

Mais en proposant une sélection, ne te reprochera-t-on pas d’être dogmatique, d’imposer une orientation théologique par exemple. Ou bien au contraire, d’être relativiste, avec une visée seulement commerciale?

Non, parce que je propose ce qui me semble vivant, même si je ne suis pas d’accord, et c’est forcément divers. De l’autre côté c’est vrai que mon projet est commercial, mais en même temps j’ai envie de mettre en valeur certains auteurs et éditeurs qui font un merveilleux travail de mise à disposition d’un savoir, et qui ne sont pas visibles, noyés dans la masse éditoriale des grandes librairies généralistes. Je cherche la « petite perle » qui publiée chez un éditeur suisse, dans un petit village, qui publie des ouvrages de 50 pages, et qui a peu de chances de rester longtemps sur les piles, si jamais elle y arrive, et qui pourtant mériterait de vivre plus longtemps

Tu as des enfants? Tu leur lis des livres?

Oui, j’en ai trois, de sept, cinq et deux ans. Deux garçons et une fille: Arthur, Gaspard et Anna. Et ils sont très contents que j’achète des livres pour récupérer lescartons, et construire des maisons, il n’y a jamais au autant de boucliers et d’épées construites en carton! Et même un oiseau avec des ailes! Bien sûr, je leur lis beaucoup de livres. Le dernier, c’était Le roi mage Gaspard, de Tournier, ou bien des histoires de Petit Lapin, qu’on emprunte à la bibliothèque. Mais surtout ils aiment que j’invente des histoires, des histoires sans livre! Il faut del’énergie et être disponible pour raconter des histoires sans livre! Et parfois je refuse, mais c’est ce qu’ils aiment le plus, se mettre eux-mêmes dans des situations d’histoire…

Est-ce qu’il t’arrive de leur raconter une histoire biblique?

Non pas souvent. Peut-être aussi parce que Gibril, mon compagnon, est musulman. Alors je fais très attention. Je trouve qu’il a fait beaucoup d’efforts en acceptant que j’entreprenne mon projet de librairie, mais il m’encourage. On ne s’est pas encore attaqué à cela, mais cela viendra peut-être, je l’espère en tout cas!

Dans ton projet il y a quelque chose comme une sorte d’utopie, une communauté de lecteurs ou de gens qui se repassent la lecture les uns aux autres, des adresses, des titres. On dit toujours: « mais où sont passés les débats théologiques, où est la théologie? », et il faudrait casser le mur entre les intellectuels et le public, sous l’idée qu’on ne sait pas où est le débat, mais qu’on va le chercher ensemble.

C’est l’autre aspect de mon projet. Je trouve qu’il n’y a pas vraiment de lieu convivial à Paris, où l’on pourrait réunir des auteurs choisis avec leurs lecteurs, et un tel lieu est encore à créer, pour retrouver un peu et partager les idées que j’ai découvertes par mes rencontres et mes lectures. C’est cela le vrai projet. Un colportage associé à un lieu fixe. J’aimerais les deux! Cela peut d’abord être une sorte de collège virtuel, autour de livres que l’on se conseille. Et le site Internet que nous avons imaginé ressemble à cela, avec une sélection de livres. Non pas comme les sites de librairie qu’on trouve sur Internet où il y a tout, et où on ne trouve rien. J’aimerais proposer quatre ou cinq livres par semaine, ou par mois, accompagné d’avis, de débats. C’est un peu cela, l’idée de L’Arrêt-aux-Pages…

Quand tu fais cela, est-ce que tu n’as pas le sentiment que c’est une bataille d’arrière-garde, au sens où le protestantisme serait lié au monde de Gutenberg, alors que le livre un jour sera détruit par les nouveaux médias?

Non, je ne le perçois pas comme cela, la lecture reste un lieu vivant, et je ne vois pas cela comme une bataille. Je vois cela plutôt comme un mode de vie qui aura sa place, parce que les gens aimeront toujours parler de ce qu’ils aiment, et qu’ils aimeront toujours se rencontrer autour d’un bouquin, et pas uniquement devant leur ordinateur, même si ce dernier permet des connexions. Et même si cela est actuellement limité à peu de personnes, je crois que c’est parce qu’on l’ignore: mais quand on connaîtra ce mode de fonctionnement, je pense qu’il y aura de plus en plus de gens qui aimeront cela. C’est un plaisir spécifique, inhérent à la nature humaine, et c’est le lieu d’un type de travail et d’invention qui ne peut pas se faire sous d’autres formes. C’est pourquoi j’ai confiance.

[1] L’Arrêt- aux -Pages Tél. 01 43 97 22 07, 155 rue du Maréchal Leclerc, Saint-Maurice 94.

Olivier Abel

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