Coordination du n° sur la conversation France-Allemagne

Sommaire

Alfred GROSSER: Le mythe du « différend franco-allemand »

François SCHEER: Fragilité et importance du rapprochement frano-allemand

Jérome CLÉMENT: La Sept comme expérimentation

Thomas RÖMER: La France, l’Allemagne, et l’Ancien Testament. L’éternelle quête de l’identité.

Otto SHÄFFER-GUIGNIER: Consolations paradisiaques. Réflexions sur le paysage est-allemand. (Auteur remarqué d’un rapport sur la bioéthique et de Et demain la terre…Christianisme et écologie, Genève: Labor et Fides, 1990. Sa vie se partage entre les deux pays. Travaille et habite près de Potsdam, Brandebourg).

Hans-Christoph ASKANI: Entre-deux langues

(Entretien avec Myriam REVAULT D’ALLONNES sur le dépérissement du politique. Publié dans Autres Temps n°66 été 2000, p.83-90)

 

Le mythe du “différend franco-allemand”

Alfred Grosser

Au départ, de constantes erreurs d’identification ou, plus exctement, le perpétuel recours à des identités réductrices. “L’Allemagne”, “La France”. Pire: “l’âme allemande”, “l’âme française”. Bach et Himmler, Dürer et Boris Becker- même âme. Comme le cheminot de Saint Pierre des Corps et Jaqcues Attali ou le ramasseur de sel de Guérande et le pasteur luthérien d’Alsace. J’ai plusieurs identités. Je suis homme et pas femme, ce qui me donne encore des avantages immérités dans la société française, les mêmes ou à peu près que dans la société allemande. Je suis professeur, donc fonctionnaire, ce qui rend mon identité plus semblable à celle d’un fonctionnaire allemand que d’un chômeur français ou d’un Français qui peut devenir chômeur. Je suis vieux. Heureusement, j’ai quatre fils dont le travail contribue à payer ma retraite. Si j’étais sans enfant, j’aurais plutôt mauvaise conscience. Ici, la réalité sociale allemande est légèrement différente, plus semblable à l’italienne et à l’espagnole: le refus d’avoir des enfants est moins intense en France.

Mon identité française est évidemment fort importante. Et, du moins jusqu’au Ier janvier 2000, date d’entrée en application de la nouvelle loi allemande sur la nationalité, cette identité est au moins doublement différente de l’allemande. Je suis français parce que citoyen franças, alors que je suis né allemand. Et, comme Français, j’ai acquis la capacité de me surestimer à partir de mon appartenance nationale, alors que les Allemands d’aujourd’hui pratiquent plus volontiers l’autocompassion.

Comme je me suis astreint à une constante orise de distance critique par rapport à mes appartenances, à mes identités (notamment en me rendant compte des fantastiques privilèges des professeurs d’Université), j’ai trouvé choquant et un peu ridicule le célèbre discours du général de Gaulle, prononcé du balon de l’Hôtel de Ville le 15 août 1944: “Paris libéré! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec le concours et l’appui de la France tout entière.” On aurait pu s’imaginer que les armées anglo-américaines n’avaient pas joué un rôle négligeable…

N’ironisons pas trop. La réduction identitaire de l’Histoire constitue un problème sérieux, qu’il s’agisse de la comparaison d’histoires nationales ou du refus de prendre en compte les comparaisons sectorielles. Oui, l’histoire allemande a été singulière, comme le sont toutes les histoires qui ont abouti aux identités nationales d’aujourd’hui. Mais, à moins de pratiquer un mode de raisonnement téléologique, à moins de faire d’Hitler une fatalité et non l’aboutissement d’un possible parmi d’autres, il faut reprendre le mythe du Sonderweg allemand. Il aurait été marqué par l’échec de la révolution de 1848 ? Et en France? Napoléon III en a-t-il marqué l’éclatante réussite? La démocratie, en Allemagne, ne naîtrait que des défaites. La proclamation de la République, le 4 septembre 1870, a-t-elle eu lieu dans un climat de victoire? Voyez comment , en janvier 1919, le gouvernement de la République allemande naissante s’est appuyée sur des militaires anti-républicains pour faire périr Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg? Mais que sont les quelques morts de la “Semaine rouge” par comparaison avec les dizaines de milliers de “communards” massacrés, cruellement enfermés, brutalement déportés – par la République de Versailles s’appuyant sur le fort peu républicain général Galliffet ?

Que de livres, que d’expositions pour comparer, pour opposer globalement la France et l’Allemagne, la culture française et la culture allemande, notamment au XIX° et au XX° siècle! Avec souvent de redoutables clichés. L’Allemagne, terre du romantisme et des brumes mystiques: Kant était donc français. La musique allemande (“celle qui fait rêver” disait Madame Bovary) par essence éloignée de la réalité sociale, la française mieux enracinée dans le réel: “Wozzek” vraiment produit allemand, “Pelléas et Mélisande”, opéra allemand? Plus important: pourquoi toujours s’en tenir aux intellectuels et aux artistes? Pourquoi notamment ne pas insérer dans la comparaison le mouvement ouvrier et les Eglises ?

Pourquoi, en 1905, les socialistes français se sont-ils unifiés non comme “parti”, mais comme S.F.I.O. , Section française de l’internationale ouvrière, avec un programme terriblement dogmatique? Parce que, l’année précédente, le SPD ,force dominante de l’Internationale, avait imposé le choix de Jules Guesde contre Jaurès. Et si la social-démocratie allemande suivait Karl Kautsky et non Bernstein, ce n’était pas à cause d’une essence allemande, mais parce que le plus fort parti de l’Empire wilhelminien siégeait dans un Reichstag sans pouvoirs.Dogmatisme et antidogmatisme ont alterné dans les deux partis jusqu’à aujourd’hui, en général en décalage l’un par rapport à l’autre. Le conflit personnel entre Gerhard Schröder et Lionel Jospin n’est pas franco-allemand; il est dû à ce qu’ils s’imaginent être un différend sur la nature de la social-démocratie, alors que leurs hésitations devant la difficile conciliation entre “mondialisation” et souci de la justice sociale est la même.

À partir de 1920, ce sont les partis communistes qu’il faudrait comparer, avec leurs naissances si différentes, avec leur commune soumission au Komintern de Staline, au point que, le 15 janvier 1933, Maurice Thorez parlait à Berlin pour soutenir le nationalisme anti-français avec lequel le parti allemand entendait faire refluer vers lui au moins une partie de l’électorat hitlérien. Pendant toutes ces périodes, catholicisme allemand et catholicisme français connaissaient des situations à la fois semblables et différentes, des insertions, des attitudes, des pratiques souvent dissemblables; mais lorsque s’ouvre Vatican II, ce sont des prélats français et allemands qui lèvent ensemble l’étendard de la révolte contre les textes préparés par la Curie.

Heureusement, il existe depuis longtemps des historiens qui démythifient à partir d’une recherche sans oeillères. Dès 1953, professeurs d’histoire français et allemands ont élaboré un long texte commun. Un livre comme celui de Carlrichard Brühl Naissance de deux peuples. Français et Allemands(IX°-XI° siècle), paru en traduction chez Fayard en 1994, devrait être lu par exemple par Maurice Druon. Les grandes expositions de 1997/99 sur les Francs, à Mannheim puis, très diminuée, à Paris, sur la période carolingienne à Paderborn, dont le tour d’Europe (Split, Barcelone…) ne prévoit pas de halte en France, se sont montrées encore plus “mythicides”.

En même temps, les progrès de la presse française ont été considérables. Les articles concernant les élections allemandes de 1998, puis les commémorations de 1999 ( la chute du mur, mais aussi le 11 novembre, puis la marche vers l’unité en 1989/9O) ont été abondants, informés et informatifs. Le plus grand quotidien français, Ouest-France, était depuis des décennies ouvert et compréhensif. Le Monde , lui, a carrément abandonné son attitude sourcilleuse et soupçonneuse pour passer à l’information normale, accompagnée d’éditoriaux exprimant parfois de l’admiration pour la démocratie de Bonn, y compris après son installation à Berlin. Nos télévisions, hélas, n’ont pas suivi. A l’exception des informations ponctuelles sur l’actualité, l’Allemagne y demeure celle du nazisme, avec plusieurs documentaires, films, débats par semaine, et aussi celle des sportifs. Hitler et Steffi Graf comme incarnations de la mauvaise et de la bonne Allemagne, c’est tout de même un peu court. Mais , dans l’ensemble, l’analyse froide a pris le pas sur l’expression d’une perpétuelle inquiétude. Celle-ci, hélas, est revenue à la mode chez nombre d’intellectuels qui publient des livres fondés sur le préjugé plutôt que sur la connaissance du terrain, avec même une école de pensée dont l’affirmation centrale est irréfutable: Les Allemands ne savent pas encore à quelles pensées conquérantes va les contraindre la nouvelle situation géopolitique de leur pays. “Mais aucun allemand ne pense cela! – Précisément, cela prouve bien qu’ils ne savent pas encore ce qu’ils vont inévitablement penser!”

Le premier “malentendu franco-allemand”, c’est que les medias allemands, comme ceux des autres pays, s’intéressent prioritairement à ce qui est négatif, le positif passant pour ennuyeux. En l’occurrence, ils se ruent sur les livres déformants à faible tirage et négligent les journaux raisonnables à fort tirage. Ainsi, aucun journal allemand n’a fait allusion, en novembre 1999, à tel remarquable éditorial du Monde , malgré la diffusion de sa traduction par l’agence de presse alemande DRA, alors qu’on fait bon accueil aux affirmations péremptoires sur l’Allemagne proférées par un Maurice Druon ou un Pierre Bourdieu.

Il existe évidemment des différences de pays à pays, importantes pour comprendre les réactions d’une grande partie de ses citoyens. Des différeces nées non de données ethniques, mais d’expériences historiques faites par des collectivités nationales et transmises par la prétendue “mémoire collective”, c’est-à-dire précisément d’un transmis qui devient un acquis. Ainsi pour les attitudes différentes à l’égard de l’énergie atomique. En Allemagne, l’expérience des bombardements subis, notamment à Hambourg ou à Dresde, a largement identifié l’atome à Hiroshima. En France, l’énergie nucléaire est fille du radium, identifié à des découvertes françaises. Lors de la catastrophe de Tchernobyl, on a effectivement compté partout la pollution en becquerels et en curies. De plus, l’atome est politiquement neutre, alors que la Gauche allemande le combat.. Le premier Commisssaire à l’énergie atomique, Frédéric Joliot-Curie, n’était pas seulement Prix Nobel, mais aussi membre du Comité central du Parti communiste. Et le Comité d’entreprise de l’EDF, dominé par la CGT, touche 1% du chifre d’affaires de l’entreprise nationale, donc s’enrichit à chaque constuction de centrale nucléaire. Mais rien n’est jamais défintif. Depuis Tchernobyl, les inquiétudes ont augmenté en France, tandis que nombre d’Allemands découvraient à quel point l’élctricité produite par les centrales, en Allemagne et en France, contribuait à répondre à un besoin économique.

Les images sont elles aussi susceptibles de modifications. Ainsi pour Berlin. Pour les dirigeants français de 1945, la capitale détruite incarnait le nazisme, alors que celui-ci s’était d’abord développé dans la Bavière chère aux coeurs français, et le prussianisme, alors qu’il avait fallu un coup d’Etat, dans la Prusse de 1932, pour renverser le gouvernement socialiste. Puis, en juin 1948, Berlin-Ouest, menacée par l’URSS, devenait, aux yeux de l’ensemble du monde occidental, le symbole de la liberté, symbole encore renforcé le 9 novembre 1989. L’unification accomplie, Berlin, redevenue capitale ,cette fois de la démocratie de Bonn, comme elle l’avait été de la démocratie de Weimar (ville qui n’a jamais été la capitale de la République à laquelle elle a donné son nom), se retrouveait correspondre à de vieux phantasmes français comme incarnation potentielle d’une volonté hégémonique allemande.

Il n’en est pas moins vrai que, si chaque pays est différent des autres, l’Allemagne est à double titre autrement autre que les autres. Elle seule a eu Hitler dans son passé (l’Autriche a oublié combien elle avait été une victime consentante). Elle seule, dans l’Union européenne, a vécu une difficile réunification, l’une des difficultés correspondant à une confrontation avec un second passé.

La nature des crimes hitlériens a assurément été singulière, mais la façon d’assumer le passé noir a elle aussi été singulière en Allemagne, fort différente, en tout cas, des silences ou des timidités françaises. Ainsi le mensuel Les Chemins de la mémoire, publié par le secrétariat d’Etat aux anciens combattants ne nourrit-il que la mémoire positive. Par exemple, nulle trace, en 1997, de l’effroyable massacre de dizaines de milliers de Malgaches un demi-siècle auparavant. Le passé hitlérien n’est pas seulement assumé dans la République par la mémoire commémorante ( pas comme une culpabilité collective, mais comme une charge collectivement acceptée, notamment par le chancelier Brandt s’agenouillant devant le monument du ghetto de Varsovie, lui qui avait fui l’Allemagne hitlérienne dès 1933, à 19 ans et n’avait cessé de la combattre). Ce passé n’a cessé de marquer la vie publique. En 1998, la première grande interview de Joschka Fischer comme ministre des Affaires étrangères, disait que le gouvernement se fondait sur le souvenir d’une double résistance, celle au nazisme et celle à “l’Etat-SED”.En janvier 1995, inaugurant la première caserne de la Bundeswehr à Berlin et la baptisant du nom de Julius Leber, opposant socialiste à Hitler, roué de coups dès 1933, condamné à mort et exécuté en 1944/45, le ministre chrétien-démocrate de la Défense, Volker Rühe, affirmait que l’esprit de l’armée devait être celui de cette même résistance antinazie et que les soldats avaient pour devoir de défendre la constitution et agir solidairement pour la liberté d’autrui. Le 27 janvier 1999, son successeur, le socialiste Rudolf Scharping, publie un ordre du jour à l‘armée proclamant que plus jamais il ne faudrait assister sans réagir aux crimes commis ailleurs. Il s’agissait de justifier la présence de soldats allemands au Kosovo à une date choisie en 1995 par le président de la République, Roman Herzog, comme journée du souvenir de la Shoa puisque anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz.

La formulation de Joschka Fischer correspondait parfaitement à la première phrase du Préambule de la constitution française de 1946, ce préambule toujours en vigueur et devenu charte morale de la jurisprudence du Conseil constitutionnel: “Au lendemain de la victoire remportée…sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine…”. Sur les régimes, pas sur des nations ou des peuples. Tout le travail franco-allemand de l’après-guerre a été fondé sur cette idée-là. Si nous avons été un certain nombre de survivants aux persécutions hitllériennes à nous sentir coresponsables de l’avenir allemand, c’est que les anciens déportés parmi nous (dont je n’étais pas, contrairement à Joseph Rovan, David Rousset, Claude Bourdet…) savaient qu’à leur arrivée, Dachau ou Buchenwald étaient déjà peuplés de détenus allemands. Et c’est à Dachau que Mitterrand et Kohl auraient dû se tenir par la main, non à Verdun, symbole de la Première guerre mondiale qui avait vu un affrontement national franco-allemand.

La réunification (si l’on se réfère à l’Allemagne de 1945) ou l’unification ( par référence aux deux Etats nés en 1949), s’est faite sur la base de l’article 23 de la Loi fondamentale de la République fédérale, c’est-à-dire par l’entrée en son sein des régions de la RDA disparue, donc par extension vers l’est de la Communauté européenne. En 1990, lorsque les pays non-libres du continent ont accédé à la liberté, personne n’a demandé – ni à Prague, ni à Varsovie, ni à Budapest, presque personne à Leipzig,- qu’à l’Ouest disparaisse ce qui était en voie d’édification, comme le Comecon et d’autres organismes disparaissaient dans l’ancien empire soviétique. On demandait simplement à être admis, à participer, ce qui, jusqu’à présent, n’a été accordé qu’aux “nouveaux Länder”.

Mais l’unification sociale, économique et surtout psychologique n’est toujours pas accomplie. Ici encore, Berlin peut servir de symbole: aux élections de 1999, le PDS, parti successeur du SED, maître absolu de la RDA, n’a obtenu que 4,5% des suffrages dans les anciens secteurs occidentaux, mais 41% dans l’ancien secteur soviétique – où se trouvent les nouveaux palais gouvernementaux. Plutôt que centre de puissance expansionniste, la capitale apparaît donc plutôt comme une ville mal unifiée, évidemment plus proche cependant de la Pologne que ne l’est Paris.

Cette proximité crée à la fois des possibilités, des responsabilités et des obligations. Les relations germano-polonaises se sont considérablement améliorées. A Francfort/Oder, l’Université Vidriana, avec 40% d’étudiants polonais , est une belle réussite. Le 1° septembre dernier, le président de la République fédérale et le président (ex-communiste) polonais ont commémoré ensemble l’agression allemande de 1939 sur un pont traversant l’Oder. Görlitz, sur la Neisse, la rivière fixée par les vainqueurs comme limite de la région dont devaient être expulsés tous les habitants allemands de la Silésie, comme de la Poméranie, s’est unie plus que symboliquement à Zgorcelek, son ancien faubourg d’au-delà de la rivière, devenu ville polonaise. L’une et l’autre se trouvent englobés dans une Euroregio Neisse, dont le nom seul renvoie déjà à une forme étonnante de passé de souffrance surmonté.

En 1991, les trois mnistres des Affaires étrangères avaient convenu à Weimar d’une sorte de triangle France/Pologne/Allemagne. L’un des buts inavoués du “triangle de Weimar” était de permettre à la France de servir d’intermédiaire entre les deux autres. Mais aujourd’hui, ceux-ci n’ont plus guère besoin d’intermdiaire. Il en résulte un véritable différed implicite franco-allemand qui pourrait être apaisé par une présence française accrue – culturelle aussi bien qu’économique. Cette présence est réclamée du côté allemand, mais souvent il semble que la France préfère la récrimination à l’effort que réclamerait la présence.

Euroregio renvoie à l’idée d’Europe. Or, contrairement à ce qui est si souvent affirmé, il n’existe pas de véritable différend franco-allemand sur l’Union européenne. Il existe une incapacité commune de concevoir et de proposer le changement institutionnel indispensable pour que l’entrée massive de nouveaux membres ne transforme l’Union en une sorte de magma ingérable. Le moteur franco-allemand” a cessé de fonctionner dès 1996, lorsque Helmut Kohl a freiné l’unification politique par crainte de se voir reprocher de placer la future monnaie et la future banque communes sous contrôle politique. La Grande Bretagne est de mieux en mieux associée à la France et à l’Allemagne, avec tantôt des craintes françaises, tantôt des craintes allemandes de voir Berlin ou Paris trahir au profit de Londres le partenaire privilégié. Mais ce triangle-là n’existe égalitairement que tant que le moteur ne fonctionne pas. S’il y a proposition concrète commune, Londres reste en arrière de la main, en attendant de rejoindre si la proposition se transforme en réalité et la réalité en réussite.

Mais les trois gouvernements ont quelque chose en commun. En commun avec la presque totalité des hommes politiques et des medias des trois pays, à savoir la prodigieuse ignorance, ou du moins la volonté d’ignorer, l’identité européenne déjà réalisée. Dans l’édition de 1998 de son “Thémis” Le pouvoir politique en Grande Bretagne, Monica Charlot écrit:

Tous ces conflits ( salaire égal des femmes, durée du travail, tachygraphes sur les camions,etc.), montrent qu’en cas de conflit de la loi britannique avec la loi européenne, c’est cette dernière qui s’impose. Ce qui veut dire que, pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle britanique, la loi votée par le Parlement de Westminster est soumise à une exigence et à un contrôle de conformité avec un ordre juridique supérieur.

La situation est la même pour l’Allemagne et pour la France. Au moment où j’’écris cet article, cela se vérifie pour la présence de femmes dans l’armée allemande et pour l’abandon, par notre cour de Cassation, de la règle imposant, notamment dans le cas Papon, l’incarcération du condamné dans l’attente de l’arrêt de la Cour sur son cas.Ce n’est même pas l’Europe communautaire qui intervient ici, mais celle des Droits de l’homme, à savoir celle du Conseil de l’Europe à quarante membres.

Il existe certes des divergences et même des conflits franco-allemands, de gouvernement à gouvernement ou de secteur social à secteur social. Mais la notion de différend franco-allemand en soi ne me semble décidément pas correspondre à une réalité autre que celle que créent les idées reçues.

 

Fragilité et importance du rapprochement franco-allemand

François Scheer[1]

Il est commun de tenir la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 proposant aux peuples d’Europe la création d’une Communauté du charbon et de l’acier pour l’acte fondateur de l’Union qui rassemble aujourd’hui 15 états européens. Il est plus rare de rappeler que cet acte est également le point de départ de ce qui constitue de fait la pierre angulaire de cette Europe, c’est-à-dire une nouvelle relation entre la France et l’Allemagne.

Il y a entre ces deux événements, qui ont bouleversé le visage de l’Europe, un lien si étroit que chercher à les distinguer chronologiquement et à déterminer lequel des deux fut la conséquence de l’autre est un exercice vain. Ils furent l’un et l’autre le fruit des circonstances qui prévalaient alors sur la scène internationale, ils furent l’un et l’autre enfants de la guerre froide. Dans le contexte de l’après-guerre, le besoin d’Europe, si évident était-il, n’aurait pu trouver à s’exprimer sans la main tendue, plutôt contrainte au départ, de la France à l’adversaire d’hier. Et le timide espoir d’une réconciliation entre la France et l’Allemagne, que faisait naître l’état de désolation dans lequel les deux guerres mondiales les avaient laissées, n’aurait pu, si peu de temps après la fin des hostilités, commencer à devenir réalité sans le projet européen, seul susceptible alors d’amener la France à accepter le relèvement de son voisin.

On me pardonnera cette prosaïque entrée en matière qui, j’en conviens, donne du rapprochement franco-allemand des années 50 une image très circonstancielle et peu romantique. Je n’hésite cependant pas à dire que c’est précisément ce qui en a fait le prix et assuré la durée. En plaçant la nécessaire entente franco-allemande au cœur d’une ambition plus large, la réalisation de l’unité européenne, seule capable d’aider au redressement d’un continent dévasté et démoralisé et de le prémunir contre les risques d’un nouveau conflit mondial, les gouvernements des deux pays, loin de répondre à une irrésistible et profonde aspiration, ont fait œuvre de raison. Car rien ne prédisposait les peuples français et allemand, même au sortir de cette seconde et tragique guerre de Trente ans, à unir leurs destins, sinon la menace d’un nouveau conflit qui les eût définitivement rayés de la carte. Et parce qu’il a fallu plusieurs décennies pour conjurer ce péril, ce qui était au départ imposé par les tensions internationales de l’après-guerre a fini par s’inscrire dans la durée. Construction européenne et réconciliation franco-allemande sont allées de pair, et suffisamment loin pour que, la menace disparue, les deux mouvements continuent sur leur lancée et se nourrissent d’une énergie accumulée qui ne devait plus rien aux événements qui les avaient déterminés. Mais gardons-nous de considérer qu’ils ont l’un et l’autre atteint le point de non retour. Cinquante ans ne sont rien dans l’histoire d’un continent qui après des siècles de rivalités, de guerres et de destructions, commence à peine et non sans difficulté (cf. les Balkans) à apprendre la paix. Cinquante ans ne sont rien dans l’histoire des deux peuples dont l’antagonisme n’a pas peu contribué pendant des siècles à nourrir cette longue suite de déchirements.

Que veux-je par-là démontrer ? Que la relation franco-allemande patiemment tissée depuis cinquante ans et l’Europe unie qui en a été le fruit n’étaient qu’une parenthèse dans l’histoire agitée du continent, et que celle-ci pourrait à plus ou moins brève échéance se refermer ? Bien évidemment, non. Mon propos est simplement de rappeler que la réconciliation entre la France et l’Allemagne est une entreprise de longue haleine, c’est-à-dire toujours inachevée, et dont la fragilité est à la mesure des circonstances qui l’ont commandée et des antagonismes qui l’ont précédée ; que les unes et les autres ont laissé dans les rapports entre les deux nations des traces ; dont seules la foi de quelques pionniers, la clairvoyance et la détermination de plusieurs hommes d’état, et les avancées de la construction européenne ont permis de neutraliser les effets les plus néfastes ; mais que les relations entre les deux pays demeurent à la merci de malentendus, de soupçons ou de peurs mal maîtrisées, dont seules une grande vigilance et une froide raison peuvent éviter qu’ils ne suscitent entre Paris et Berlin des crises à répétition.

Car des crises, la relation franco-allemande en a connu un certain nombre au cours des dernières décennies. Moins que ce que donne à penser une presse trop souvent à l’affût d’un dissentiment entre les deux capitales. Davantage que ce que le discours officiel laisse parfois entendre. Mais en définitive, rien que de très normal entre deux pays qui s’attachent depuis une quarantaine d’années à établir entre eux des rapports de coopération et de confiance qui, au départ, n’allaient pas de soi, et qui au surplus ont choisi de travailler au renforcement de cette relation en œuvrant de concert à la réalisation d’une unité européenne qui n’était pas davantage inscrite dans les gènes des peuples du continent. Comment éviter dans cette vaste et double entreprise les conflits d’intérêts, les heurts d’ambitions, les incompréhensions, les peurs ou les fantasmes hérités d’un passé encore trop proche ? Et pourtant, le spectacle qu’offre aujourd’hui l’Europe permet de mesurer l’ampleur du chemin parcouru en 55 ans. Tous les peuples d’Europe, y compris ceux qui frappent aujourd’hui à la porte de l’Union, y ont leur part. Mais tous ces efforts auraient été vains sans le symbole fort que constitue depuis l’origine, au regard de l’histoire millénaire de notre continent, l’accord franco-allemand. Si cet accord a été depuis 1950 le théâtre de maints débats aucun d’entre eux ne fut suscité par un différend fondamental. Et si le dialogue est parfois devenu plus tendu depuis que l’Allemagne a recouvré son unité et sa pleine souveraineté, les désaccords entre les deux capitales, s’ils adviennent, ne sont pas d’une autre nature que ceux des années antérieures. Ils exigent simplement, pour être surmontés, plus de lucidité encore que par le passé, plus de volonté, plus de maîtrise. Et plus d’Europe.

Car c’est en définitive sur le terrain d’une unité européenne qui aura encore bien des obstacles à franchir que l’Allemagne et la France devront continuer à démontrer qu’elles n’ont rien perdu de leur force de conviction et de leur capacité à bâtir ensemble. Dans l’Europe compliquée du vingt-et-unième siècle, la poursuite du dessein européen exigera une somme d’énergie et d’imagination difficilement mobilisable sans un moteur franco-allemand en bon état de marche.

Et ceci tout particulièrement lorsqu’il s’agira de rappeler à tous les partenaires de l’aventure européenne que l’histoire n’est irréversible qu’au prix d’une vigilance et d’une détermination sans faille. Au moment où l’un des pays membres de l’Union européenne est tenté, sous prétexte de respecter le jeu démocratique, de rompre avec les valeurs qui fondent l’Europe d’aujourd’hui, qui mieux que la France et l’Allemagne, désormais unies pour le meilleur comme pour le pire, pourraient en porter le témoignage contre tous les nostalgiques d’un (dés)ordre européen qui conduisit naguère l’Europe au bord du gouffre?

 

La Sept comme expérimentation

Jérôme Clément

Créer une entreprise binationale, avec des équipes, une direction, des instances binationales, n’est déjà pas banal. Prétendre y arriver pour une matière qui touche à l’identité même d’une Nation – la culture – et en utilisant un média qui renvoie fondamentalement aux habitudes quotidiennes de citoyens nationaux – la télévision – relevait du défi. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que la création d’ARTE avait été reçue au moment de son lancement : avec une dose importante d’ironie, de mépris ou même de rejet chez ceux qui n’y prenaient pas directement part ; avec les sentiments qui s’attachent à toute entreprise pionnière – de crainte et d’espoir, de combativité et d’enthousiasme – chez ceux qui décidèrent de la soutenir et de la faire vivre.

De fait, le pari était osé, si l’on s’arrête aux différences, jugées a priori insurmontables, qui existent entre Français et Allemands dans le domaine de l’audiovisuel.

Des différences de marché, d’abord, et donc d’enjeux : en Allemagne, l’offre télévisuelle était déjà très large et une offre culturelle existait, alors qu’en France, la création d’Arte participait d’une redéfinition de l’audiovisuel public. La place de la chaîne dans l’un et l’autre pays continue d’ailleurs de refléter cette réalité : l’impact, en audience notamment, reste plus fort dans l’hexagone. C’est par ailleurs l’organisation et le financement des entreprises publiques de l’audiovisuel qui différaient d’un pays à l’autre : une structure largement fédérale d’un côté — l’ARD, l’une des entreprises fondatrice d’Arte, est en fait le regroupement d’entreprises qui interviennent notamment au niveau des länder — , un fonctionnement qui repose sur une concertation très formelle entre les entreprises, un financement pluriannuel, négocié par chacune d’entre elles avec une structure indépendante ; et de l’autre, des entreprises centralisées et soumises aux aléas de la régulation budgétaire et de décisions présentées comme politiques. Ce lien, plus ou moins serré, plus ou moins spontané, entretenu entre audiovisuel public et sphère politique ne fut d’ailleurs pas la moindre des différences à assumer. Les Allemands s’en inquiètent toujours, tant la culture et l’audiovisuel sont, chez eux, séparés volontairement de l’action politique. C’est la Constitution fédérale qui prévoit en effet de confier aux länder la compétence culturelle et la pratique veut que les entreprises audiovisuelles n’aient de lien direct qu’avec l’ensemble de la société, plutôt qu’avec les pouvoirs publics — leurs dirigeants, en particulier, sont désignés par un collège qui rassemble, aux côtés des élus, de nombreux représentants de la société civile. Il ne fait aucun doute que le dernier épisode, mouvementé, de l’histoire d’Arte, à l’issu duquel le gouvernement français a décidé de ne pas intégrer la partie française de cette structure complexe — La Sept-Arte — dans la holding qu’il souhaite créer pour regrouper l’ensemble des entreprises du secteur public audiovisuel français, s’explique en partie par l’étonnement que continue d’inspirer aux Allemands le poids des choix politiques dans les stratégies d’entreprises. Et c’est bien sûr pour tenir compte de la spécificité d’Arte, qui vit en combinant ces différences, que le gouvernement a pris cette décision.

Mais les différences ne concernaient pas seulement les structures. Il fallait encore compter avec les différences de mode de consommation (créneaux horaires, goût pour les versions originales, …), l’intérêt varié pour certains genres ou certains sujets, l’habitude plus ou moins spontanée des créations étrangères.

Arte vit donc aujourd’hui de la volonté qu’ont eu tous ceux qui la constitue de réduire ces décalages, ou de les aménager — ce qui ne se fait pas, loin s’en faut, sans discussion parfois houleuse. Mais ce qui se fait au quotidien.

En commençant par les différences immédiatement sensible lorsque l’on se met à travailler ensemble, qui touchent aux modes de fonctionnement. Les images traditionnelles que véhiculent les uns sur les autres ne sont d’ailleurs pas totalement infondées, mais il faut savoir qu’elles ne résistent pas au travail en commun. Les Allemands s’inquiètent ainsi spontanément du caractère emporté, rapide, fluide des décisions françaises. Et du côté français, on continue encore de trouver les habitudes allemandes de concertation trop lourdes, et les processus de décision trop lents. Mais les Allemands reconnaissent à notre souplesse les vertus de l’adaptabilité. Et l’on se prend soi-même à apprécier la fiabilité des décisions, longuement mûries, des Allemands, l’intérêt d’une concertation préalable qui permet d’éviter les surprises de dernière minute, et la qualité du travail de préparation qui précède les réunions importantes.

Mais ce frottement de deux cultures n’emporte pas de conséquences sur les seules modalités du travail. C’est bien sûr sur la matière elle-même – la matière audiovisuelle – qu’il induit des changements. Il oblige en effet, pour prendre en compte les habitudes culturelles différentes que j’évoquais et chercher un terrain commun, à un travail d’imagination permanent et naturellement productif. La différence de la langue, physiquement première, fut ainsi très fructueuse. Elle oblige bien sûr les employés d’Arte à un effort d’apprentissage – généralement bien rempli, mieux encore du côté allemand que du côté français – mais surtout à une gymnastique constante en matière de programmes. Il a fallu travailler ensemble, trouver un langage commun, et inventer des produits nouveaux. Le 8 et demi, concept nouveau de journal « tout en images », devenu aujourd’hui «Arte info », en est l’exemple emblématique : imaginé pour simplifier, sur le plan technique et sur celui de la lisibilité à l’écran, la contrainte du bilinguisme, il est devenu un produit dont la valeur intrinsèque, indépendante de sa généalogie, a partout été reconnue. L’écart d’1/2 heure entre le prime-time allemand (8 heures 15) et le prime-time français (8 heures 45), nous a incité, il y a maintenant un an, à proposer une nouvelle articulation des programmes entre 19 heures et 20 heures 45, qui puisse satisfaire à la fois les habitudes de deux pays, et notre souci constant d’apporter une offre télévisuelle toujours originale et alternative. La différence des goûts pour des contenus à dominante plus ou moins culturelle, plus ou moins scientifique, la différence d’approche sur des sujets identiques, supposent, là encore, une créativité, une analyse des projets moins paresseuse. Bref, la confrontation est fructueuse.

Les résultats sont en tout cas probants. Le concept de télévision franco-allemande, à vocation européenne, concept réputé irréaliste, s’incarne aujourd’hui dans une chaîne légitimée par la qualité de ses programmes et par leur succès. 3,7% de parts de marché en France, 0,7% en Allemagne (une différence qui tient encore une fois, essentiellement, à la nature des deux marchés et, sans doute aussi, à l’importance symbolique qu’a joué Arte en France dans la redéfinition du paysage audiovisuel) ; une image et une notoriété incontestées : voilà l’acquis. D’autant plus remarquable, s’agissant d’un projet bi-national, que les téléspectateurs aujourd’hui réagissent de manière quasiment identique aux programmes, qu’ils viennent du pôle allemand ou du pôle français. C’est bien la marque distinctive Arte qui joue : celle de la qualité, de la créativité, de l’ouverture d’esprit.

C’est donc bien un « couple », pour reprendre la terminologie consacrée s’agissant des relations franco-allemande, que nous formons au sein d’Arte. Un couple né de la raison politique — puisque décidé par les présidents d’alors, Mitterrand et Kohl — un couple parfois en crise et capable d’affronter les différences de points de vue ; mais un couple qui, au-delà des arrangements des deux géniteurs et sur la base de leur accord, a su trouver un mode de fonctionnement commun et, surtout, des intérêts et un projet devenu notre.

De cette histoire commune et qui commence à être longue, je retiens ainsi quelques certitudes qui me sont chères. Celle, notamment, que nous avons, Français et Allemands, un intérêt commun pour des sujets – de société, de connaissance, de culture – importants et que nous pouvons, que nous devons, en parler ensemble. La question de la seconde guerre mondiale, dans les programmes que nous avons proposés, mais aussi dans les discussions souvent plus personnelles que professionnelles, que nous avons eues entre responsables français et allemands, a bien sûr occupé une place notable. Mais elle ne fut pas la seule. L’exemple des soirées que nous avons consacrées au nucléaire est significatif aussi de nos différences, et de ce que chacun se nourrit intellectuellement de la confrontation avec l’autre. Nous y avons gagné en liberté, la force du discours anti-nucléaire allemand nous ayant permis, en l’occurrence, de traiter avec un ton plus critique un sujet que les politiques français auraient pu, sinon, considérer comme intouchable. Nous y avons gagné en complicité, chacun pouvant jouer des spécificités de l’autre pour élargir sa propre grille d’analyse.

La leçon dépasse bien sûr les enjeux franco-allemands. Notre couple sert de socle – solide parce que entretenu par une relation quotidienne – à la construction d’un espace européen de représentation et d’exposition. Arte est la seule entreprise culturelle européenne à fonctionner. Elle apporte la preuve que, sur une matière pourtant très marquée par des enjeux nationaux, un projet commun peut être conduit. Elle apporte la preuve que l’Europe n’est pas seulement une entité monétaire et économique anonyme, mais un ensemble charnel qui repose sur des relations humaines : à l’heure où chacun s’interroge sur l’avenir des relations franco-allemandes et de la construction européenne, il n’est sans doute pas inutile de s’appuyer sur cette expérience et de la conforter.

 

La France, l’Allemagne et l’Ancien Testament – l’éternelle quête de l’identité

Thomas RÖMER[2]

Deux identités

Lorsque je suis arrivé en 1980 à Paris je fus frappé par le nombre important de citoyens français qui ne ressemblaient pas au “français moyen”. On pouvait être d’origine africaine, asiatique, maghrébine et néanmoins se comprendre comme français; alors que dans mon Allemagne natale, il existait extrêmement peu d’Allemands de couleur noire, jaune ou basanée.

L’explication de cette surprise (naïve sans doute) est apparemment simple. Alors que la France pratique un “droit du sol” et facilite la naturalisation des personnes ayant d’autres origines mais étant nés en France, l’Allemagne pratique un “droit du sang” et reste profondément attachée à la généalogie. En Allemagne, il est très difficile pour des jeunes Turcs, nés sur le sol allemand, d’obtenir la nationalité allemande, tandis que de lointains descendants des paysans allemands émigrés en Russie au XIXe siècle la reçoivent quasi automatiquement, même s’ils ne parlent pas un mot d’allemand. Il leur suffit de pouvoir attester un arrière-grand-père d’origine germanique.

L’identité française, quant à elle, peut être comprise comme une “identité vocationnelle”. On est (ou devient) français du moment que l’on souscrit aux grands principes de la République française “liberté, égalité, fraternité”. Cette identité se construit autour d’une souveraineté forte et centralisée. C’est le Président de la République, à plusieurs égards héritier de l’idéologie royale, qui fonctionne comme médiateur entre les principes de la République et le “peuple français”. Ce rôle explique l’ambiance hautement émotionnelle qui règne en France lors des élections présidentielles où le peuple est invité à choisir celui qui représente le mieux l’identité française vis-à-vis de l’intérieur et vis-à-vis de l’extérieur. L’identité centralisée s’exprime également par le statut tout particulier de Paris. Tout salut vient de la capitale. C’est là que se trouvent toutes les institutions, c’est là qu’on décide de l’éducation pour le pays entier, c’est là que se fait la France. N’importe quel Français est censé connaître Paris, même s’il n’y a jamais mis les pieds.

Rien de tel en Allemagne. Ni le Président ni le chancelier jouent dans la construction de l’identité allemande un rôle comparable au Président français. Et même si la nouvelle capitale de l’Allemagne est une mégalopole, Berlin ne sera jamais Paris. L’identité des Allemands est d’abord régionale et fédérale, elle est d’une certaine manière généalogique.

Au moment de l’existence des deux états allemands, les habitants de la République fédérale utilisaient, presque comme une incantation, l’expression “nos frères à l’Est” pour conjurer l’unité allemande.

Cette opposition entre l’identité vocationnelle française et l’identité généalogique allemande est bien entendu caricaturale, mais elle permet tout de même de mettre en relief les deux modèles différents qui peuvent être présents dans la construction de l’identité d’un groupe. Ces deux modèles sont en fait déjà attestés dans l’écrit fondateur de la tradition judéo-chrétienne, à savoir la Bible hébraïque.

Identité vocationnelle et identité généalogique

Dans le livre d’Osée on trouve un poème étonnant qui oppose l’ancêtre Jacob à Moïse et l’exode:

Os 12.13-14: “Jacob s’enfuit aux plaines d’Aram et Israël servit pour une femme, et pour une femme il se fit gardien de troupeaux. Mais par un prophète le SEIGNEUR a fait monter Israël hors d’Égypte, et par un prophète Israël a été gardé”.

Os 12 contient une récapitulation extrêmement négative de l’histoire de l’ancêtre Jacob, qui a été fraudeur et tricheur dès sa naissance. Si l’on compare ce texte avec les récits sur Jacob dans la Genèse on se rend vite compte que les exploits de Jacob célébrés en Gn 25-36 sont critiqués et condamnés en Os 12. Mais ce dernier texte ne s’arrête pas à la simple critique. A la référence à Jacob il oppose la médiation prophétique et le fait que le « vrai » Dieu d’Israël n’est pas le Dieu de Jacob, mais celui qui fait sortir d’Égypte. Les jeux de mots à la fin du poème sont particulièrement révélateurs: Jacob/Israël se fait esclave à cause d’une femme, et à cause d’une femme il devient gardien de troupeau. Dieu, par contre, a libéré son peuple de l’esclavage égyptien et l’a gardé par un prophète, c’est-à-dire Moïse. La référence à la femme n’est pas seulement une allusion à la faiblesse de Jacob qui fait tout et n’importe quoi à cause de son attirance par “le sexe faible”, l’enjeu est plus profond. Le renvoi à l’histoire des épouses de Jacob vise ici le modèle identitaire qui passe par la descendance, donc par la généalogie. Ce qui fait Israël pour l’auteur d’Os 12 ce n’est pas la “femme”, c’est-à-dire l’appartenance à un système généalogique, mais c’est la parole de Yahvé, transmise et acceptée par une médiation prophético-mosaïque. Ce modèle est développé dans le livre du Deutéronome et ensuite dans les livres historiques influencés par le style et la théologie deutéronomistes.

Le livre du Deutéronome appelle ses destinataires “tout Israël” sans trop se préoccuper des différenciations tribale et clanique. On ne trouve aucune liste généalogique dans le Deutéronome. Ce qui importe c’est d’entrer dans l’alliance de Dieu, c’est-à-dire accepter un projet de société dont la Tora (la loi deutéronomique en Dt 12ss) est le médiateur. Fait partie d’Israël celui qui observe et met en pratique les règles de société définies dans le Dt.

Le conflit des identités

Le Deutéronome, dans sa forme actuelle, présuppose la situation historique de l’exil et joue sur l’équivalence entre la situation du peuple au désert et celle des exilés. C’est dans ce contexte-là qu’il faut comprendre les mentions très fréquentes des “pères” dans le Deutéronome et dans les livres historiques. Dans le cadre de l’historiographie deutéronomiste ces pères sont des “anti-ancêtres”. Ils ne désignent nullement les Patriarches Abraham, Isaac et Jacob comme l’on l’a pensé souvent, mais ils renvoient à l’Égypte, à l’exode et à la conquête du pays. L’identification des pères aux patriarches (p. ex. en Dt 1,8 et 6,10) est l’œuvre des derniers rédacteurs qui ont fait du Deutéronome le dernier livre du Pentateuque, cherchant alors à créer à l’intérieur du Deutéronome des renvois à la Genèse.

En ce qui concerne les pères “originels” du Deutéronome, aucune généalogie n’est proposée qui permettrait aux destinataires de trouver un lien avec ces pères par le sang. Les pères deutéronomistes évoquent l’Égypte et permettent ainsi aux exilés de tracer un parallèle entre leur situation et la situation en Égypte. En s’adressant à une partie des exilés, les Deutéronomistes leur proposent un mythe d’origine exodique.

La population non-exilée par contre essaie de reconstruire son identité autour de la figure d’Abraham. Ceci est attesté par un passage du livre d’Ezéchiel (Ez 33.24):

“Fils d’homme, les habitants de ces ruines qui se trouvent sur le sol d’Israël disent: « Abraham qui était seul a possédé le pays;

nous qui sommes nombreux, c’est à nous que le pays est donné en possession”.

Selon ce texte, la population autochtone justifie son droit à la possession du pays contre les revendications des déportés (cf. également Ez 11,15) en ayant recours, via la figure d’Abraham, à un mélange de droit du sol et de droit du sang. Abraham est invoqué à la fois comme ancêtre mais également comme habitant depuis toujours le pays (cf. aussi Es 51,2 où Abraham est comparé à une sorte de rocher primordial). L’auteur d’Ez 33,24ss, qui, comme les auteurs de l’historiographie deutéronomiste, représente les intérêts des exilés à Babylone, condamne, dans la suite de l’oracle, violemment cette revendication.

La contestation des revendications territoriale et identitaire de la population non-exilée par les représentants des déportés fait apparaître une sorte de contradiction chez les détenteurs du modèle généalogique. Ils s’adressent théoriquement à tout Israël mais en réalité le “tout Israël” est limité aux Juifs exilés à Babylone. Cette tension entre un discours a priori ouvert et des prétentions partisanes s’est perpétuée à travers les siècles.

Des cartes brouillées

Chez les tenants de l’identité vocationnelle pour lesquels l’identité d’Israël face à son Dieu se définit dans l’adhésion au projet de Dieu (l’alliance), on trouve cependant des textes d’une fermeture inquiétante à l’égard des autres. Ainsi, Dt 7,1-6 interdit tout contact entre “Israël” et les autres, prônant même des actes de violence pour arriver à la séparation totale. Or, à y regarder de près, les “autres nations” en Dt 7 font historiquement et sociologiquement partie d’Israël. En Dt 7,2 figure une liste stéréotypée des peuples dont Israël doit se séparer (Hittites, Amorites, Cananéens,…). On trouve une énumération de peuples comparable à celle de Dt 7 dans le chapitre 9 du livre d’Esdras. Comme en Dt 7, il y est question de l’interdiction des “mariages mixtes”. Or, il s’agit en réalité de l’interdiction des mariages entre les (anciens) exilés et la population restée dans le pays. C’est cette dernière qui est identifiée en Esd 9,12 aux peuples étrangers. C’est une tentative d’exclure d’Israël une partie de la population qui sociologiquement en fait partie. Du coup, l’identité vocationnelle deutéronomiste court le risque de se pervertir en un “droit du sang” qui a un goût d’inceste.

De l’autre côté, le modèle généalogique qu’on aurait pu suspecter de véhiculer un modèle identitaire fermé se transforme avec la mise par écrit de l’histoire d’Abraham pendant et après l’exil en un modèle d’ouverture exemplaire. Abraham est certes devenu[3] l’ancêtre d’Israël via Isaac et Jacob, mais il est en même temps l’ancêtre des Arabes via Ismaël et des Moabites et Ammonites (les Jordaniens d’aujourd’hui) via Lot. Certes, via Abraham, Israël dit son droit au pays, mais ce droit n’est jamais accompagné dans la Genèse par l’expulsion des autres. D’ailleurs quand Dieu annonce à Abraham la possession du pays pour sa descendance, il n’est jamais dit qu’Ismaël serait exclu de cette descendance.

D’une manière plus générale, le livre de la Genèse construit un grand système généalogique qui fait de quasiment tous les peuples de la terre une famille. Le droit du sang est subverti.

Attention aux dérives

Les éditeurs de la Bible hébraïque n’ont pas tranché entre le modèle vocationnel et le modèle généalogique. Ils les ont plutôt fait cohabiter, même s’il s’agit souvent d’une cohabitation conflictuelle. Le Pentateuque s’ouvre avec le modèle généalogique (Gn) et se termine avec le modèle vocationnel (Dt). Il faut essayer de penser les deux concepts ensemble. Comme illustration de cette nécessité, les derniers rédacteurs du Pentateuque ont identifié les pères du Dt aux Patriarches de la Genèse (cf. surtout Dt 1,8 et 34,4). Les deux modèles d’identité possèdent leurs chances et leurs dangers. Le modèle vocationnel qui pourrait partiellement être assimilé à un droit du sol permet en théorie d’intégrer tous ceux qui souscrivent à un projet commun de société; mais le danger existe que ce projet devienne tout à coup un concept autoritaire et fermé. De l’autre côté, le modèle généalogique, sorte de droit du sang, apparaît a priori potentiellement raciste. Mais tout dépend de comment on comprend les “liens du sang”. En insistant sur les liens qui unissent les habitants d’un même pays, d’un même continent, de la terre entière, l’idée généalogique peut aussi devenir facteur d’intégration tout en respectant les différences entre les uns et les autres.

Peut-on actualiser ces constats vétérotestamentaires? Il serait contraire à la tradition biblique et réformée de donner l’illusion d’une immédiateté du texte biblique. On peut néanmoins essayer de confronter l’enquête sur l’identité dans l’Ancien Testament aux situations de la France et de l’Allemagne.

Identité et convivialité

A priori, le modèle français paraît plus ouvert. Mais une identité nationale qui se construit en grande partie autour du concept de la souveraineté court le risque de devenir une identité qui a des difficultés à assumer la diversité. Le problème des banlieues est à cet égard éloquent. Peut-on être français et musulman? Le psychodrame du foulard a fait apparaître des conflits de loyauté qui peuvent surgir à l’intérieur d’un modèle identitaire institutionnel.

De nombreux politiciens et journalistes français fantasment sur la montée de l’extrême droite en Allemagne, alors que c’est en France que le Front national récolte depuis une vingtaine d’années lors des élections entre dix et vingt pour-cent des voix. L’Allemagne (qu’il faut alors bien distinguer de l’Autriche) ne connaît pas de parti extrémiste d’une importance comparable. L’idéologie généalogique entretenue par Le Pen et Mégret (“La France aux Français”) peut aussi se lire comme réaction contre un État perçu comme trop “institutionnalisé”.

Il n’est nullement mon intention de défendre dans ces lignes le droit du sang à l’allemande. Mais la construction identitaire allemande contient peut-être, notamment par l’importance du fédéralisme, des potentialités de construire une identité dans la diversité. Prenons un exemple anecdotique mais révélateur: lors du concours Eurovision de la chanson en 1999, l’Allemagne s’est fait représenter par une chanson qui en grande partie était interprétée en langue turque. Il est très difficile d’imaginer que la France puisse sélectionner des chansons dans d’autre langues que le français.

Une identité liée à une forte souveraineté fait sans doute peu de place à la généalogie; cependant elle a parfois du mal à intégrer des minorités qui veulent garder leur culture et leurs racines spécifiques.

Une identité généalogique peut certes tomber dans des dérives racistes, mais elle peut aussi ouvrir la généalogie vers une convivialité et construire avec les autres une “grande famille” (cf. l’exemple d’Abraham).

Ainsi sommes-nous amenés à abandonner quelques idées trop simplistes dans le débat entre droit du sol et droit du sang. Seul celui qui sait qui il est peut accueillir l’autre. Mais celui qui pense que son identité se définit par une formule creuse (du style “La France aux Français”) restera toujours enfermé sur lui-même. Ce n’est pas par hasard si Jean Baptiste, dans le Nouveau Testament, reprend la critique prophétique en s’adressant à ceux qui savent trop bien qui ils sont:

“Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: “nous avons pour père Abraham”. Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham” (Mt 3,9).

 

Entre-deux langues

Hans-Christoph Askani

Première partie

« Traduire signifie servir deux maîtres à la fois » a écrit le philosophe Franz Rosenzweig. »[4]

Cette caractéristique de la situation du traducteur, est-elle vraie aussi pour la situation de celui qui vit à l’étranger et son attitude par rapport au langage? Est-ce qu’il est aussi serviteur de deux maîtres?

Rosenzweig, pour développer le problème de la traduction, parle – implicitement – des sphères de domination. Chaque langue est une sphère de domination. Chacun qui parle une langue appartient à une telle sphère. Rosenzweig ne dit pas que chacun qui parle, sert une langue, est soumis à une langue. Certes on pourrait imaginer cela en pensant au fait que la pensée, le sentir, l’imagination… tout dépend de la langue. Mais cela ne serait pas vrai.

Qui parle, ne sert pas. Ma propre langue n’est pas mon maître, ni moi le sien. Je parle à l’aide d’elle, à travers elle, par elle; elle parle à travers moi, par moi, à l’aide de moi. Je la parle. Peut-on dire aussi qu’elle me parle? Peut-être.

En tout cas: si je parle, c’est elle qui parle. Nous parlons, nous deux ensemble. Parler sa propre langue ne veut donc pas dire: servir. Ma langue et moi, nous parlons en même temps, inséparablement. Elle me détermine, c’est hors de question. Mais dans cette détermination, limitation, je suis libre. Je suis libre grâce à elle, grâce à cette détermination. Dans cette langue, à l’aide d’elle, à travers elle, je peux tout dire. Ses limites sont en même temps des horizons ouverts, l’ouverture même d’horizons, de porte à l’extérieur. Il n’y a rien qui ne puisse pas être dit dans ma langue – malgré ses limites, grâce à ses limites, dans ses limites.

Elle me détermine donc, et moi je la détermine aussi. Elle me détermine sans me forcer, moi je la détermine sans la forcer – ou presque. Cette détermination réciproque est ma liberté en elle, sa liberté en moi. Ma liberté de parler.

En parlant je suis chez moi. Je ne sers donc pas ma propre langue.

Deuxième partie

Mais à partir du moment où je traduis je sers deux langues. Plus précisément deux maîtres. Les deux langues sont devenus des maîtres; des maîtres différents avec des exigences différentes. Dans l’un des deux est dit cela, dans l’autre dire cela ne signifie plus cela. « Cela » est devenu autre chose. Comment donc dire « cela »? – Il faut que j’entre dans la langue que je traduis (à partir de laquelle je traduis) et puis il faut que j’entre dans la langue vers laquelle je traduis. Il faut que j’accepte, que je reconnaisse les lois de la première et il faut que j’accepte, que je reconnaisse les lois différentes de la deuxième. Les lois, les sphères de domination, les règnes s’entrecoupent, se contestent… Est-ce que je m’incline plutôt vers la première ou vers la deuxième? Est-ce que je trahis ma fidélité vers la première ou vers la deuxième? – Ne pas sentir la tension insoluble, indissoluble entre les deux, ne pas accepter la différence des deux règnes, signifie ne même pas avoir vu la tâche, le défi de la traduction.

Traduire est impossible. Qui n’a pas vu cela n’a pas le droit à traduire.

Pourtant est-ce toute la vérité? Est-ce vrai, s’il est vrai aussi ce que je disais avant: « Dans ma propre langue je peux tout dire » et « les limites d’une langue sont des horizons ouverts, l’ouverture des horizons »?

Parler est toujours (c’est-à-dire aussi quand il s’agit de la même langue) un parler entre deux langues: la mienne et celle de celui qui écoute. C’est pour son oreille que je parle. Ce n’est pas seulement lui qui traduit en m’écoutant; c’est déjà moi qui traduis en voulant lui parler, en voulant qu’il m’écoute. Et je réussis – doublement: il m’écoute et je lui parle.

La différence entre un entretien « normal » (dans « une » langue) et une traduction entre deux langues n’est donc pas absolue: déjà dans la même langue on traduit, et encore dans la langue autre on peut comprendre. Néanmoins, ce n’est pas la même chose, il y a un être chez soi, et il y a un être entre deux. Il reste une différence entre parler dans une langue, sa propre langue et parler entre deux langues: traduire. Celui qui vit et parle à l’étranger auquel cas appartient-il?

Troisième partie

Traduire signifie servir deux maîtres à la fois. Parler signifie être libre dans sa propre langue, avec elle, grâce à elle.

Celui qui vit à l’étranger, est-il traducteur?

Regardons sa situation de plus près. Prenons l’exemple d’un allemand qui vit et qui enseigne en France. Est-ce qu’il traduit de l’allemand en français en parlant, et du français en allemand en écoutant? On imagine qu’il en est forcément ainsi. Et on imagine que l’idéal serait qu’il n’ait plus besoin de traduire: qu’en parlant il pense en français, qu’en écoutant il comprenne en français. (« Vous rêvez déjà en français? ») Mais pourquoi vivre en France en tant qu’allemand si on pense en français et comprend en français?

Est-ce que je suis libre dans la langue français? Est-ce qu’elle est libre avec moi, à travers moi? Je dirai plutôt: non. – Alors je suis traducteur, je sers deux maîtres? – C’est indéniable. Mais est-ce exact?

Quelle est pour moi la première langue, la langue à partir de laquelle je traduis? Est-ce que ce que je veux dire est là en allemand; et après je le dis en français?

Disons, je rédige une article.

Est-ce que je le rédige en français ou en allemand? Sûrement pas en allemand! Je serais perdu si j’avais à traduire mon propre texte[5]. Je vais donc rédiger le texte en français. Mais la chose est plus compliquée que cela. Car je ne commence pas par la rédaction, je commence par noter mes idées. Est-ce que je le fais en français ou en allemand? Je suis partagé. Évidemment si je le fais en allemand, les idées me viennent plus facilement à l’esprit, et surtout, je peux aller plus loin. En développant une réflexion, je la pousse (poursuis) plus facilement vers un champ inconnu, si je le fais dans ma « propre » langue. Mon audace peut être plus grande en allemand. Ce n’est pas seulement moi, qui pousse plus loin la réflexion, qui me risque dans des terrains nouveaux, qui découvre peut-être quelque chose du nouveau; c’est aussi la langue qui me porte plus loin. En fait, elle me porte; je bouge, je progresse en elle, avec elle, mais elle me porte. Dans ce mouvement, il y a à la fois l’audace, la volonté de ne pas se contenter de ce que l’on sait déjà, et la responsabilité de ne pas aller n’importe où; en d’autres termes: d’aller le plus loin possible, et de ne pas aller trop loin.

Dans ma propre langue, je peux réconcilier les deux: la responsabilité et l’audace. Je peux, pour ainsi dire, équilibrer les deux. Je peux réaliser le rapport entre l’audace et la responsabilité de sorte que l’audace soit une fonction de la responsabilité et la responsabilité une fonction de l’audace.

Cette audace ne m’est pas permise en français. Mais d’un autre côté je ne peux pas parler sans elle. Parler veut dire: dire quelque chose de nouveau. Donc, je revendique l’audace. J’en use. Mais jusqu’où? Où sont les limites de ce que je peux dire? Où est la voix qui me dit « stop! », tu vas trop loin, tu dis ce que tu ne comprends plus, tu dis quelque chose dont tu n’assumes pas la responsabilité? Où l’usage de l’audace devient-il abus?

Dans ma propre langue, c’est entre elle et moi-même que cette question se pose; c’est un dialogue dur et intime, dur parce qu’intime, parce qu’il n’y a pas de tiers qui apporte la solution, qui porte le jugement. Et c’est dans ce dialogue que la réponse doit être trouvée, donnée: suis-je allé assez loin, suis-je allé trop loin?

Ce même dialogue est moins intime, et par conséquent moins dur, moins radical dans l’autre langue, dans une langue étrangère. Cette autre langue ne me porte pas vraiment, et c’est pour cela que je ne peux pas la pousser. Je ne peux pas être moi-même le juge. Je ne suis pas condamné à l’être. En d’autres termes, l’audace serait facilement trop audacieuse, et donc le niveau de l’audace même pas atteint.

Il est donc préférable que je formule mes premières idées dans ma propre langue.

Quatrième partie

Mais d’un autre côté, formulé-je pour moi?

Je formule pour des auditeurs, pour des lecteurs. On pourrait imaginer: je formule d’abord pour moi-même et après, je m’adresse aux auditeurs, je re-formule en les envisageant. Mais ce n’est pas vrai. Sans les auditeurs, les lecteurs, je ne formulerais pas. Non pas: sans les lecteurs je formulerais pour moi-même; mais: sans eux je ne formulerais pas du tout. Autrement et plus précisément dit: ce qui me fait penser, parler, formuler, c’est un « mélange » entre moi et les autres. La question de savoir dans quelle langue je formule n’est donc pas seulement une question du destinataire, mais – à travers le destinataire – de ma propre parole.

Il est absurde, si je veux rédiger un texte pour un public français, de formuler en allemand mes idées. Pour pouvoir aller dans le sens dans lequel je veux aller, je me couperais de l’énergie, de l’envie, de la curiosité, de la source, qui me poussent à y aller. D’une certaine manière ce serait schizophrène.

Nous sommes partis de la question de savoir: celui qui vit à l’étranger est-il un traducteur? Pour pouvoir répondre à cette question nous en avons posé une autre: de quelle langue part-t-il? Laquelle des deux langues est pour lui la première? La réponse est moins évidente qu’il ne le semblait.

Le traducteur a devant lui une langue de départ, il a devant lui le texte qui doit, qui veut être traduit. Celui qui vit à l’étranger n’a plus, dans le même sens, une langue de départ. D’un côté ce que nous avons appelé « sa propre langue », est évidemment sa langue de départ, mais d’un autre côté la langue qui l’entoure, la langue des ses interlocuteurs n’est pas moins sa langue de départ.[6]

Peut-on alors, par rapport à l’étranger, comme pour le traducteur, parler des deux langues en tant que deux maîtres, en tant que deux règnes?

– Le traducteur sait ce qui a été dit, et sa tâche est de le re-dire dans une autre langue.

– Celui qui vit à l’étranger ne sait pas encore ce qui a été dit. Et il ne sait même pas ce qu’il va dire – ce qu’il veut dire – et dans quelle langue.

– Le traducteur connaît les deux langues.

– L’étranger, d’une certaine manière, ne connaît ni l’une ni l’autre.

Connaître une langue, cela veut dire appartenir à son règne. Celui qui parle dans sa propre langue y appartient sans le savoir, sans savoir qu’il s’agit d’un règne. Il y appartient sans y obéir.[7] Celui qui traduit se rend compte de ce que veut dire « règne », « maître », « servir », car il a affaire à deux maîtres, deux règnes. Il y appartient en servant; il y appartient dans la situation théoriquement insoluble de devoir obéir aux deux en même temps. Celui qui vit à l’étranger a perdu tout maître, tout règne. Il parle peut-être mieux que beaucoup d’autres allemands le français, et il ne parle pas moins bien l’allemand que les autres allemands; mais, en vérité, il ne parle pas encore le français, il ne maîtrise pas encore le français, c’est-à-dire le français n’est pas encore son maître sous-jacent, in-conscient, avant toute obéissance. Et il ne parle plus l’allemand, il n’appartient plus à son règne, à sa générosité; à sa grâce, c’est-à-dire à ce don de liberté: d’être libre dans et à travers cette langue.

S’il parle, dans quelle langue va-t-il parler?

Apparemment dans l’une ou l’autre – selon la situation, l’occasion; en vérité ni dans l’une ni dans l’autre. Mais cela n’existe pas: ni l’une ni l’autre. Aussi l’étranger parle, il parle dans une langue… Pourtant son appartenance à une langue, le règne du langage est perturbé, est suspendu. Il est entre les deux langues, mais dans un autre sens que le traducteur. Le traducteur est exposé aux exigences des deux langues, l’étranger est perdu dans leur différence.

Cinquième partie

On ne peut pas appartenir à deux règnes. On peut peut-être servir deux maîtres en tant que médiateur, en (re)conciliant les deux, en transposant, en trans-mettant le message de l’un à l’autre. C’est la fonction du traducteur.

Mais on ne peut pas appartenir à deux règnes. Cela serait le « bonheur » de l’étranger. Pourtant cela n’existe pas.

Le traducteur est médiateur entre deux langues.

L’étranger est devenu médiateur entre lui-même et la langue, et le langage.

Le traducteur est un servant. – Quelle richesse d’ailleurs, quelle aventure de servir deux langues. D’une certaine manière il est plus maître que tous les autres. Mais s’il se comprend bien, il est maître en étant toujours serviteur.

L’étranger n’est pas un serviteur, mais il est expulsé sans qu’il y ait quelqu’un qui l’ait exclu. C’est pour cela qu’on l’appelle « étranger ».

Est-ce qu’il se sent vraiment expulsé, « étranger » …? Est-ce qu’il n’était pas bien accueilli? La question n’est pas là. Pas de nostalgie! Il ne s’agit pas de ce plan là. Ce qui lui manque n’est pas la chaleur…, ce qui lui manque est un règne. Le règne d’une langue, de sa langue. C’est sur ce niveau là que le mot étranger a son droit, son plein droit. C’est sur ce plan là qu’un étranger est un expulsé. « Expulsé » étant ici une expression neutre, sans connotation morale, purement descriptive. La perte des sphères de domination.

Les deux langues, et les deux domaines qui pour le traducteur sont bien séparés, se sont déjà interpénétrés dans celui qui parle dans une autre langue que la sienne. Or cette pénétration n’est pas une pénétration objective, une rencontre entre les deux langues, un rapprochement; cette pénétration se fait dans la confusion de celui qui veut parler, qui veut dire quelque chose dans une langue autre que la sienne et qui n’a plus devant lui deux sphères, deux dominations bien distinctes, mais deux prétentions de domination qui s’enchevètrent jusqu’à ce qu’il ne sache plus à partir de quelle langue il traduit et vers laquelle.

Évidemment le problème n’est pas visible, peut-être même pas existant s’il s’agit de dire quelque chose que l’on a déjà cent fois dit; le problème est virulent et visible si on veut vraiment dire quelque chose, dire quelque chose que l’on a pas encore dit. Et c’est là que les sphères des langues dans leurs exigences ne sont plus clairment distinctes.

S’agit-il d’ailleurs de sphères de domination? Ce qui sont des sphères pour le traducteur, sont devenus de sortes d’espaces ouverts pour l’étranger.

Il est plus libre que le traducteur. Il peut le dire ainsi ou autrement, il peut même dire toute autre chose. La domination a perdu son poids dominateur. Pourtant ces limites, ces exigences, ces dominations n’étaient-elles pas la condition de la liberté du parleur?

L’ouverture de tels espaces pas encore dominés est une chance. Mais quelle est vraiment leur nature? Est-ce que ce sont des espaces comme des pays pas encore habités? Non, une langue est autre chose. Elle est déjà habitée. La question est de savoir si elle est habitée par moi aussi. Mais l’étranger, où habite-t-il? Dans quelle langue, dans quel pays?

Sixième partie

Où vit l’étranger? Prenons l’exemple d’un allemand vivant en France. Il vit évidemment en France. Pourtant ce n’est que partiellement vrai. On vit là où on habite. Mais ne vit-on pas aussi là d’où on vient?

Pour l’étranger s’opère un décalage entre l’habiter et le vivre. Ce décalage n’existe probablement pas seulement pour l’étranger. Mais pour lui, en lui, il devient plus fort, plus clair, plus vivant, plus déterminant.

Où vit-il? En français on dit: à l’étranger. Curieuse formulation. Apparemment, il ne suffit pas de dire: « Autrefois il a vécu en France, maintenant il vit aux Etats Unis… : il s’est déplacé, c’est tout. » Non, ce n’est pas tout. Non seulement il s’est déplacé, mais ce que veut dire vivre dans un pays s’est déplacé. Le mot « pays », qui s’est déplacé de cette manière, qui a été déplacé de cette manière, a perdu sa signification sans faille. On ne peut plus dire qu’il vit en France, et on ne peut pas simplement dire: « il vit maintenant aux Etats Unis ». Dans ce « maintenant » on entend déjà qu’il ne vit pas totalement ici. La question « et avant? » est implicitement présente; la question « et aprés? », même si personne n’y pense, n’est plus exclue. Il vit aux Etats Unis, mais un « doute » s’est introduit. Il vit ici, c’est vrai, et ce n’est pas vrai en même temps.

Peut-on dire qu’il vit entre les deux? Non, justement un « entre les deux » n’existe pas. Cela serait une construction auxiliaire, qui invente quelque chose comme un pays là où il n’y a pas de pays. On a trouvé une meilleure expression; elle dit vraiment de quoi il s’agit: il vit à l’étranger. C’est comme si on disait: il est un peu à coté de la plaque. Et c’est vrai: il est un peu à côté de la plaque: c’est un étranger, il vit à l’étranger.

L’expression allemande n’est pas moins parlante. « Er lebt im Ausland. » Non pas: il vit dans ce pays-ci, et s’il ne vit pas dans ce pays-ci il vit dans ce pays-là (il faut quand-même vivre quelque part). Non plus, il ne vit plus dans son pays, il a perdu son pays, il vit « hors pays » – cela serait beaucoup trop centré sur la patrie, sur le pays de départ, d’origine. Non, ce centre est laissé derrière, le nouveau pays ne sera jamais centre dans le même sens; ce qui est centre est décentralisé, décentré. Il vit, selon cette expression « im Ausland », non seulement « hors pays », il vit dans l’hors pays. Car il vit bien quelque part. – Mais où vit-il?

Septième partie

Nous nous sommes posés la question de savoir: un étranger, est-il un traducteur? Dans quelle langue vit-il, parle-t-il? Où vit-il entre les deux: entre sa langue d’origine et sa langue actuelle? Un entre les deux existe peut-être – d’une manière inexplicable – pour le traducteur. Mais l’étranger n’est pas traducteur. Sa situation est autre. Il ne parle plus la première langue (qui était la sienne), il ne parle pas encore la deuxième (qui n’est pas encore – et ne sera jamais la sienne). En outre, un « entre les deux » pour lui n’existe pas.

Il parle pourtant.

 

Notes :

[1]  Ambassadeur dans plusieurs pays européens, mais aussi au Japon et en Afrique, Secrétaire Général du Quai d’Orsay, François Scheer vient de passer cinq ans comme Ambassadeur de France en Allemagne. Il préside la Commission Église et Société de la Fédération Protestante de France.

[2] Professeur d’Ancien Testament à la Faculté de Théologie de l’Université de Lausanne, dont il est actuellement le Doyen, Thomas Römer est allemand et a fait une grande partie de ses études en France.

[3] Historiquement il ne l’a pas toujours été.

[4] Franz Rosenzweig: l’écriture, le verbe et autres essais. Traduction, notes et préface J.-L. Evard, Paris, PUF, 1998, p. 55.

[5] Pourquoi d’ailleurs? Parce que si je le rédige dans ma « propre » langue, je suis tellement dedans, le rapport entre cette langue et moi est tellement étroit que chaque traduction ne signifie pas seulement une transposition du sens dans une autre langue, dans un autre domaine, mais la nécessaire destruction de cette relation très étroite, destruction qui est la présupposition, la condition de la traduction. C’est différent pour un texte que je n’ai pas rédigé moi même: dans ce cas-là la simple lecture du texte est déjà une transposition, une traduction (dans ma propre langue), c’est-à-dire d’emblée la relation est beaucoup moins étroite entre ce qui est dit et son dire.

[6] Ce qui montre d’ailleurs pourquoi dans un entretien entre partenaires de la même langue (deux allemands, deux français etc…) l’expression « propre langue » ne vient même pas à l’esprit: la langue est ici (et est toujours) aux deux partenaires, chacun y participe et y contribue. Seulement à partir du moment où le décalage entre les deux interlocuteurs s’agrandit, l’expression « ma propre langue » commence a avoir un sens. Ce sens est [celui d’]un certain degré de différence qui est insurmontable. – Sauf dans la traduction.

[7] Ou autrement dit, il obéit sans se soumettre.

Olivier Abel

Publié dans Autres Temps n° 65 Printemps 2000