Recension de Ève Chiapello, Artistes versus managers

Ève Chiapello, Artistes versus managers, Le management culturel face à la critique artiste, Paris: Métailié, 1998, 258 p., 130 F

 

« Si Schubert avait travaillé de manière plus rationnelle, il serait certainement parvenu à achever sa symphonie ». Le ton est lancé, dans ce différend entre la critique artiste du « bourgeois » et de l’utilitarisme, et l’exigence d’une obligation minimale de gestion. Il s’agit d’un conflit ancien, puisqu’il apparaît avec la conception romantique de l’art (p.30), avec le passage du paradigme de l’imitation à celui de la création, de l’idéal de beauté régulière au sublime d’un sujet à lui seul rival du monde, et absolument singulier. On retrouve le « monde de l’inspiration » que Laurent Thévenot et Luc Boltanski avaient cru pouvoir discerner parmi leurs différentes économies de la grandeur: l’inspiration (indissociablement « ça me plaît comme ça » et « j’en ai l’intime conviction ») s’oppose au travail laborieux, planifié et salarié. C’est une valeur aristocratique (le talent inné) et vocationnelle (un don), qui ne se soumet à aucune règle universelle mais s’en donne de nouvelles.

Dans leur critique du monde industriel et marchand, les artistes adoptent ainsi diverses postures, qui vont de l’accommodation académique ou commercial jusqu’à la marginalité de l' »avant-garde », en passant par l’art engagé ou révolutionnaire, qui marquent l’importance de ce positionnement par rapport à une société bourgeoise (qui souvent les chérit), mais qui pourrait masquer cette donnée à peu près constante: l’existence d’un nombre important d’artistes ne parvenant pas à vivre de leur art alors même qu’une poignée réussit au-delà de toute espérance (p.40). C’est l’équivoque qui fait la force de cette posture critique, car ceux qui rencontrent l’échec l’imputent à l’hostilité de la société marchande, et ceux qui réussissent doivent le faire en affichant un total mépris pour le calcul et le matérialisme des gestionnaires.

On le voit, l’auteur commence par une histoire de la mise en place du différend qui oppose artistes et managers, avant d’examiner ses formes actuelles, ainsi que les compromis ou les arrangements qu’il suscite. Muni d’une sorte de tableau des points de conflit entre art et management (p.59), qui aide à cerner la méfiance artiste envers l’argent comme mesure impersonnelle ou les chiffres (audimat, fréquentation) comme popularité sans rapport avec la vraie valeur artistique (il serait intéressant d’examiner en quoi les intellectuels, mais aussi les « religieux », se justifient sur la même ligne), Ève Chiapello porte ensuite l’enquête sur différents cas actuels, où les conflits et les compromis prennent d’ailleurs des formes spécifiques. Dans tous les cas il s’agit de repérer les aménagements qui permettent à l’art et au management de cohabiter ou de s’accorder.

Dans le cas d’Alphimages, une petite société de production audio-visuelle ayant commencé dans le documentaire puis poursuivi dans la fiction légère, l’ambition artistique (et donc critique: documentaires) a toujours été affichée: savoir lire des scénarios, « initier » une création, c’est à dire une production que l’on n’ait pas honte de « signer », s’oppose au calcul industriel et marchand. D’où le malaise chez le Directeur, qui se retrouve obligé de faire tourner la boutique et les feuilles de paye alors qu’il n’avait pas voulu devenir patron et qu’il perd le plaisir de créer, et le malaise des services de gestion qui à la fois doivent entrer dans la logique d’une prise de risque excessive, et se trouvent relégués au rang d’un moyen subalterne, sans participer du tout à la vie de la société. L’obligation de procéder à une rationalisation économique, et donc d’équilibrer la hiérarchie entre création et gestion, est une accommodation aux difficultés financières: pourquoi les activités les plus hautes de l’humanité doivent-elles se soumettre elles aussi aux lois déprimantes du profit? Ce qui intéresse Alphimages dans une gestion plus serrée, c’est la survie, et si possible pouvoir recommencer à investir (ou plutôt claquer dans des créations « improductives »), mais le risque est de parcelliser, de standardiser, de démobiliser tout le monde, et faute d’avoir osé licencier assez tôt (attachement singulier), de se trouver bientôt en faillite.

Dans le cas d’une sélection de quatre maisons d’édition, l’auteur compare le refus du management dans les déclarations de principe, et la présence effective du management (formation du personnel, contrôle de gestion): ici encore la contradiction entre les buts littéraires et les impératifs financiers est très forte et constante, quoique diversement installée ou occultée selon que l’on a affaire à une maison récente ou ancienne. Dans le cas des cinq orchestres choisis par l’auteur, le management apparaît comme un souci secondaire et lointain mais bien réglé, et l’hostilité à la gestion y est très faible; est-ce parce qu’il s’agit d’un art plus collectif, où la mesure commune a nécessairement sa place? Est-ce par qu’il s’agit d’un art largement subventionné où il y a peu de profit à faire, mais où le gestionnaire est un allié nécessaire pour trouver les aides publiques? On touche ici au rôle du management dans toutes les organisations non marchandes.

On le voit donc: les responsables de maisons de production ou d’édition plus commerciales ont davantage de doute et de réticences à l’égard du management que les chefs d’orchestre. On infirmerait ici le paradoxe de la critique signalé dès le début du livre: que celui qui échappe le plus au phénomène critiqué, et se trouve le plus éloigné des lieux de fabrication du profit, est souvent le plus virulent. Mais peut-être que le management est plus menaçant pour les structures les plus récentes, sans dotation propre ni subvention publique, qui doivent concilier inventivité et précarité économique. Ève Chiapello s’arrête alors sur les organisations d’avant-garde qui tiennent à la fois à l’organicité d’une élaboration créative à plusieurs, d’un travail non divisé, tout en faisant place à une logique de gestion, sans hypocrisie.

La solution à ce dilemme réside dans ce qu’elle appelle « la logique du binôme », qui est une sorte de combat amoureux entre les deux principes d’autant plus inséparable que l’organisation a besoin de l’une pour satisfaire à sa vocation innovante et de l’autre pour assurer sa survie économique (p.161). Dans le cas d’Alphimage le binôme apparaît après une révolte du Directeur Général fatigué d’assumer les dégâts (« après moi je passe pour un mauvais gestionnaire et lui pour un brillant développeur »). Dans le cas des maisons d’édition le binôme est d’autant plus net que la hiérarchie est plus faible, que l’organicité est plus grande (répartition la plus familiale ou interchangeable possible des rôles). Dans le cas des orchestres, le respect mutuel et la connivence des artistes et des administratifs s’établit souvent dans une distance plus grande, une plus grande distinction des fonctions qui permet aux uns de ne pas se prendre pour les autres, et du coup de ne pas souffrir de leur interdépendance. L’auteur revient d’ailleurs sur la figure de crise qui apparaît quand on fait valoir, d’un côté ou de l’autre, la part d’intérêt que comporte la relation « amicale »(p.202). D’où la tendance du management « indigène » ou « alternatif » à référer toutes les activités au plaisir immédiat que l’on peut y prendre.

Le livre rebondit alors avec une longue conclusion qui pose la question de l’épuisement de la critique artiste du management. En effet ce dernier sort d’une intense période critique, dont il ressort en offrant bien moins de prise à la critique romantique. Car le nouveau management fait la part bien plus belle à la confiance, et au « don intéressé ». Par une analyse des années Lang, en France, l’auteur montre la modification du statut de l’artiste, l’éclatement d’un métier qui ne peut plus vivre sans management (à la différence de l’écrivain de jadis pourvu de rentes), mais aussi l’importance prise par la « gestion de projets », où le langage créatif a envahi le monde marchand, et la modification du management sous l’influence des valeurs artistiques d’authenticité. Elle reprend ainsi la question de W.Benjamin sur l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (p.221), sur l’incertitude de ce qu’est l’oeuvre. Mais elle ouvre également la question de la consommation de masse, avec l’écart introduit par l’éclatement des droits d’auteurs, et la course des artistes à la réputation, à la renommée, qui introduit une grandeur différente entre le jeu marchand et celui de l’inspiration gratuite. Bourdieu a contribué pour sa part à la dénonciation de ce caractère auto-proclamé de la création qui s’abstrait d’un processus social de production plus complexe.

D’un autre côté le régime des intermittents du spectacle fait (faisait?) qu’ils ont des assurances de revenus pendant les périodes où ils ne travaillent pas. A la fois pour amortir le choc d’une extrême mobilité, mais également parce que ces périodes où ils ne « travaillent » pas sont des périodes de création ou de préparation. Donc il est admis qu’ils aient besoin de périodes en-dehors des périodes purement productives pour être les artistes qu’ils sont. Il y a là une forme de socialisation qui régule l’exploitation. On ne rémunère pas la seule prestation, au prix du marché. L’artiste est rémunéré sur la totalité de ce qu’il donne, au-delà de la seule prestation. L’effet pervers est que les employeurs continuent à exploiter et que l’État est celui qui doit verser le complément de salaire.

On voit donc se profiler à la fois une composition du management avec la critique artiste, une décomposition de la critique artiste du management, et une recomposition de cette critique autour de la question même de ce qu’est un artiste ou une oeuvre d’art dans une société managée, et justement managée par les réseaux, le marché des « projets » et des créations artistiques. De désigner ce qui n’y aura jamais de valeur? Cette question finale du livre marque sa limite. Mais c’est une limite qui vaut qu’on s’y arrête.

Olivier Abel

Publié dans Esprit 1999/8-9. p.228-231.