« Le prof de théo aujourd’hui » ou « Pourquoi les facultés de théologie ? »

Les synodes de l’Église Réformée de France ont manifesté quelques inquiétudes quant à l’avenir de l’IPT, quant à ses missions, et quant aux moyens dont il pouvait être doté pour les accomplir. Derrière les questions proprement économiques, d’autres questions, souvent plus anciennes, se posent: pourquoi la théologie est-elle importante aujourd’hui, et où est-elle? Quels sont les enjeux du maintien des Facultés de l’IPT? Quelle formation souhaitons-nous, et pour qui? Et que font nos théologiens, jour après jour? Je voudrais ici exprimer résolument, en partant de mon expérience quotidienne, à la fois où sont mes perplexités[1] et où sont mes convictions.

Des chiffres et des lettres
(réponse à la question mais que font donc les théologiens?)

Qu’est ce qu’un professeur dans une Faculté protestante de théologie, aujourd’hui, concrètement? Il n’est pas inutile de commencer par le petit bout de la lorgnette avec quelques chiffres. Le professeur est d’abord quelqu’un qui parle, et dont la parole est le seul et vulnérable outil: pour moi par exemple, sur six ans, 210 conférences (une moyenne de 1,5 conférence par semaine « ouvrable »), et sur des sujets différents et à chaque fois « inédits » 31 cours de 2h semaine/semestre (pour un auditoire qui varie d’une douzaine à une soixantaine d’étudiants). Le professeur est ensuite quelqu’un qui écrit: pour moi, sur six ans, 175 publications qui vont depuis des livres ou la direction d’ouvrages collectifs jusqu’à des petites chroniques dans Libé ou La Croix (une moyenne d’un texte par semaine). Le professeur est enfin quelqu’un qui a des réunions et des responsabilités (pour moi par exemple la Commission d’éthique de la FPF, le Conseil National du Sida ou le Centre National du Livre), qui participe à la Rédaction de revues (Autres Temps, Esprit, Autrement) ou à des cercles liés à la recherche (pour moi par exemple l’Institut des Hautes Études de la Justice ou l’École des Hautes Études en Sciences Sociales).

Tout cela n’a rien de très surprenant et on peut se rassurer: tout continue, et on « maintiendra », comme aurait dit Guillaume d’Orange. On me demandera (peut-être): mais quand est-ce que vous vous reposez, que vous méditez, que vous lisez, que vous vous ressourcez? Je mentirais si je n’avouais pas que je défais la nuit ce que je fais le jour, et que c’est là mon seul repos: changer d’activité. Autre en effet est le professeur comme intellectuel lié à une communauté ecclésiale, et qui inlassablement cherche à tisser un langage commun, avec des mots et des problèmes qui soient vivants pour tous. Autre est le chercheur qui trouve ou découvre une petite connaissance ou une petite pensée qui manquait à la communauté scientifique ou à la République des idées, et c’est aussi ce que nous faisons, en lien avec des collègues universitaires du monde entier. Autre enfin est le rêveur qui songe et médite, et qui relisant les vieilles écritures tente de se dépouiller de son langage pour laisser passer en lui une Parole plus souveraine, capable d’ébranler jusqu’à ses présuppositions.

L’intellectuel rencontre dans son église l’objection que son langage est compliqué, peut-être parce qu’un langage vivant n’est par définition pas encore devenu habituel, et qu’il faut du temps pour le partager complètement. Le chercheur rencontre parmi ses pairs universitaires l’objection que sa recherche véhicule des croyances religieuses, peut-être parce que le discours « scientifique » s’est constitué (de manière illusoire, je crois) autour d’un contenu vide, en éliminant la question de la vérité ou du bien. Le méditatif ne rencontre aucune objection, peut-être parce que tout le monde redoute de lever les yeux vers le désoeuvrement dans lequel nous jette la grâce, ou peut-être parce que tout le monde s’en fiche! Quant à nous, il nous faut faire avec toutes ces objections. Et on s’en arrange à peu près, parce qu’elles nous tiennent dans une position à la fois d’appartenance à une tradition et de liberté critique, et que cette posture délicate est aussi notre plaisir et notre véracité de penseurs et de témoins.

Une question peut en cacher une autre
(réponse à la question mais où est le vrai problème?)

L’idée qui a présidé à l’évaluation de l’IPT est que les actuelles difficultés financières devraient pouvoir être l’occasion d’une réévaluation générale des missions et des moyens des Facultés. L’obligation d’économie devrait ainsi aider à restructurer l’ensemble sur un projet à la fois plus intelligent et plus efficace que l’addition de petites modifications. Mais cela suppose de prendre en compte la situation actuelle des Facultés et plusieurs problèmes spécifiques, qui nous concernent tous. Constatons d’abord le succès des Facultés propres à l’ERF, avec environ 2400 inscriptions à l’IPT sur les six dernières années, et qui tient à sa couverture (certes imparfaite, notamment vers l’Ouest) du territoire. On est ainsi très loin de la situation qui prévaut dans d’autres Facultés de théologie, et c’est ce qui permet à l’Éducation Nationale de subventionner l’IPT à hauteur de 13% de son fonctionnement global, enseignants compris, (la part de l’ERF est de 75% et chaque paroisse y contribue pour 5% de son budget, ce qui est évidemment important). Le flux des pasteurs est également éloquent puisque l’ERF a reçu en six ans environ 120 nouveaux ministres, quand l’Église Catholique en recevait moins de 600. Un sur cinq. C’est donc très bien, mais le nouveau problème qui apparaît est celui d’une Église qui bientôt ne pourra pas soutenir un tel flux: il y aura trop de pasteurs pour le nombre de cotisants. Est-ce qu’alors le nombre d’étudiants baissera? Ou bien est-ce que l’on formera plus encore des laïcs pour nos Églises, avec un grand service de formation permanente en réseau? Sera-ce plutôt un service rendu à la République et à la culture commune sur un créneau à occuper, mais avec des fonds propres?

Il ne faut pas oublier que nos Facultés sont en même temps des organes institutionnels au milieu de nos Églises, et des lieux de frontières où nous sentons à la fois l’évolution de la société ambiante et celle des forces vives de nos Églises. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Facultés ne doivent pas se décharger d’une fonction de recherche « ecclésiologique » qui suppose d’abord une solide « culture d’église ». L’inculture ecclésiologique des candidats qui viennent devant la Commission des ministères devrait nous alerter à cet égard. La séparation entre la théorie et la pratique, qui fait de la théologie une parenthèse vite oubliée, ou un bavardage envahissant, nous serait mortelle. Nous ne croyons plus qu’il soit pertinent de trop séparer le pôle universitaire du pôle ecclésial: au contraire c’est leur association qui donnera à la formation pastorale toute sa spécificité, et à la recherche théologique sa vivacité. L’un des motifs les plus profonds de la crise de l’Université française n’est-elle pas justement l’excessive séparation entre la formation théorique et la formation pratique?

Mieux: si nous rencontrons des étudiants qui voient tantôt dans la théologie ce qui vient bouleverser et remembrer nos identités, ou tantôt encore (se détournant d’une vie professionnelle trop spécialisée) une interrogation partagée sur une vérité qui change tout, ou tantôt de quoi approfondir ensemble une éthique d’engagement fidèle à la liberté évangélique, ce sont aussi des visages de l’Église à venir que nous rencontrons, et que nous devons apprendre à déchiffrer. Le problème ici est plutôt de comprendre le décalage entre les étudiants venus d’ailleurs (milieux irréligieux, catholiques, ou évangéliques) et ceux de l' »intérieur ». Pour les premiers, il n’y a pas de formation qui puisse leur apprendre notre « patois de Canaan », et il leur faut le plus tôt possible une insertion pratique dans nos communautés. Pour les seconds, il vaut mieux les encourager au contraire à aller faire au moins une année d’étude dans une Faculté ailleurs en Europe ou dans le monde. En tout état de cause il doit y avoir une proportion optimale entre eux, pour que notre Église puisse toucher de nouveaux milieux, mais qu’elle ait encore de quoi se reproduire elle-même.

Un espace d’interprétation à plusieurs
(réponse à la question mais où est passée la théologie?)

La théologie est actuellement menacée d’écrasement entre: 1) sa réduction à diverses sciences humaines et littéraires qui peuvent se trouver en d’autres lieux académiques; et 2) sa réduction à une formation militante ou pieuse d’animation à tout faire, à répondre à toutes les « demandes ». Cette réduction est renforcée en France par le retour en force de la rituelle opposition entre le camp anticlérical et celui des grandes messes, et aussi par la tendance un peu « anti-intellectuelle », sinon poujadiste, qui traverse régulièrement notre pays! Or le protestantisme français est historiquement provincial, en cercle à bonne distance de la société de cour parisienne et monarchique. Je suis trop ariégeois ou trop ardéchois pour ne pas porter dans mes veines cette même méfiance.

Mais dans cet étau, il y va de la survie du protestantisme français, qui a toujours cherché à s’introduire en biais, parce qu’affirmant simultanément une appartenance à la tradition chrétienne et à ses textes, et une liberté critique et interprétative qui ne craint pas les conflits. C’est pourquoi la formation proprement théologique de laïcs et de pasteurs qui soient des « interprètes crédibles » est à ce point vitale. Je pense ici particulièrement à une solide formation biblique, dans les langues initiales, qui sont la meilleure préparation à l’interreligieux d’aujourd’hui. L’affaissement théologique serait à terme l’élimination assez rapide du protestantisme comme capacité à rouvrir des traditions et comme capacité d’invention dans notre société. La Réforme est un geste théologique, où quand on dit « théologien » personne ne se retourne pour chercher où il est: nous sommes tous théologiens et tous laïcs. Croyants certes, mais crédibles. Tous responsables, comme disait Ellul, d’aimer Dieu (et notre prochain) de toute notre pensée!

Or le théologien ne l’est jamais tout seul. C’est pour une équipe que je suis venu à la Faculté de Paris en 1984, poursuivre autrement le précieux travail d’André Dumas. L’éthique que j’ai tenté de développer ne se comprend qu’en tension avec l’éxégèse biblique de Françoise Smyth et de Corina Combet-Galland. Et pour les étudiants, il est précieux d’avoir affaire à des enseignants différents dans chaque discipline, ce que permet la collaboration entre les Facultés de Paris et de Montpellier. Plus généralement il nous faut un espace commun d’interprétation, un peu comme un théâtre est un lieu où l’on s’exerce à interpréter ensemble les grands drames. Pour cela il faut à la fois être « autorisés » à différer, à interpréter autrement de génération en génération, les uns après les autres, les mêmes textes; et être « obligés » à cohabiter dans nos désaccords, à se rendre contemporains les uns des autres dans la même communauté. C’est ce que permet le canon biblique et théologique. Et une Faculté de théologie se tient à cette charnière vitale, celle qui nous permet de dire « nous ». Si nous pouvons « rendre grâce », interpréter différemment la grâce qui nous a été donnée, l’interpréter de manière crédible et en acceptant de différer ensemble, l’espace de la théologie est précisément ce qui manque le plus à notre société.

Olivier Abel

Note :

[1]  Je crains que la forme de démocratie de nos Églises, parfaitement adaptée pour la routine où l’institution doit se faire oublier dans la confiance mutuelle, ne soit pas bien taillée pour l’aventure des grands choix historiques, comme si les grandes questions, qui demandent la formulation de grandes alternatives, ne pouvaient pas être formulées. Il faut aussi reconnaître que malheureusement ceux qui ont quelque chose à dire ne sont pas toujours ceux qui parlent le plus dans les synodes, comme si on ne savait plus « parler », ou comme si la perplexité rendait paresseux.

« Le prof de théo aujourd’hui »
Publié dans, Le protestant de l’Ouest, Mars-Avril 2000.