« les petits dans une société de réseaux »

Entretien avec Eve Chiapello et Luc Boltanski

OA – Vous travaillez sur les références actuelles aux réseaux dans l’émergence actuelle de ce qui vous semble pouvoir être décrit comme une nouvelle cité, au sens où vous employez ce terme dans De la justification, l’ouvrage que vous avez publié, il y a quelques années avec Laurent Thévenot, pour désigner des formes pouvant donner appui à des justifications et à des critiques, elles-mêmes ajustées à différentes logiques d’actions et à différents mondes d’objets. Dans ce travail, qui prolonge celui que vous aviez fait avec Laurent Thévenot sur les cités (marchande, industrielle, de l’opinion, domesti­que, civique, de l’inspiration), j’ai idée que vous devez voir, à partir de vos enquêtes et des hypothéses d’analyses que vous construisez, apparaître de nouvelles manières de penser l’échec social, et de penser l’exclusion.

<nous proposons d’interrompre la question ici. Non pas que la suite ne soit pas intéressante, mais nous n’y répondons pas. D’autre part, nous avons enlevé partout « cité connexionniste » parce que l’architecture du modèle a changé et qu’elle ne s’appelle plus comme ça !!!!!! >

Ensuite, si votre travail actuel dans De la justifica­tion, où les conflits opposaient des justifications relevant de mondes hétérogènes et concurrents, quoique obligés de composer les uns avec les autres, on peut imaginer la cité connexionniste comme une cité des cités, cherchant à prendre la place de la cité politique. La société de réseaux serait alors un réseau de réseaux, une sphère parmi les autres mais qui les enveloppe toutes, un bien distribué mais aussi l’agent distributeur qui donne aux autres biens leurs équili­bres et leur limites, pire: la justification de l’effacement du politique sous l’argument que les acteurs sont toujours « retenus » par le filet de l’un des réseaux, qu’il n’y a pas besoin d’une cité politique pour redistribuer les places et donner place à tous et à chacun.

LB – C’est vrai, mais d’abord il faut essayer de comprendre comment il a pu se faire qu’en moins de dix ans, une notion qui était née au début des années 70, tout à fait dans un autre contexte, et qu’on désignait largement quelque chose d’autre, a pu avoir un tel succés. Au fond une société entière se reconnaît dans cette notion d’exclusion, et il ne suffit pas de dénoncer cette position comme idéologique, pour masquer les nouvelles formes de l’exploitation, mais essayer de comprendre en quoi elle formule justement une nouvelle forme d’échec ou d’exploitation. Il s’agit donc de la prendre à la fois comme symptôme à déconstruire, et en même temps de la prendre au sérieux comme disant quelque chose d’important sur le monde tel qu’il est perçu. Dans les usages de la notion d’exclusion avec lesquels on peut ne pas être tout à fait d’accord, il y a ce nouveau discours qui dit: « on n’est plus dans une société de classes, peut-être qu’on n’y a jamais été. On est plutôt dans une société où il y a une grande classe moyenne, une toute petite frange de super-riches dont on ne va pas dire grand’chose, puis une frange inférieure, variable de 5 à 20%, de gens qui sont exclus. Comment et pourquoi ces gens sont-ils exclus? On va alors considérer qu’il faut accepter qu’il y a des handicaps naturels, des inégalités naturelles, et qu’on ne plus maintenant fermer les yeux sur ces inégalités naturelles, largement responsables de l’exclusion dès lors que les poches de protection ont disparu et que mondialement tout le monde est en compétition avec tout le monde, que chacun est employé à son niveau d’aptitude naturelle, et qu’il reste à tendre la main à ces pauvres idiots inemployables ». C’est à cause de ce genre de discours qu’il faut entendre autrement la notion d’exclusion, la reprendre à nouveau frais en la comparant à l’exploitation capitaliste de jadis, et en la repensant dans une société de réseaux où la différence entre les « grands » et les « petits » a pris de nouvelles formes.

EC – On s’est ainsi demandé si le mot d’exclusion ne désignait pas une des formes d’échec dans un monde qui se pense en réseaux, comme le mot qu’il faudrait renverser pour retrouver la forme d’exploitation sousjacente à un tel monde, c’est-à-dire un monde assez mobile, où il y a des gens qui se connectent et qui se déconnectent, des gens qui entrent dans des projets qui les mettent en communication. Un monde où les forts sont ceux qui sont capables de mettre fin à un projet, de dissoudre une équipe pour refaire une autre équipe, un autre réseau. Un monde dont l’exclu est celui qui est déconnecté durablement.

OA – Vous pouvez en dire un peu plus sur les forts et les faibles, sur les grands et les petits dans une société de réseaux?

LB – Un probème que nous nous posons est de comprendre comment le capitalisme parvient à mobiliser tous ceux dont il a besoin pour poursuivre l’accumulation et qui ne sont pas vraiment partie prenante du profit capitaliste, c’est-à-dire la grande majorité. Pour cela, il faut proposer des types d’hommes dont le mode de vie a quelque chose d’excitant, qui donne envie de les suivre ou de les imiter. Il ne s’agira plus aujourd’hui de l’entrepreneur ascétique et zélé décrit par Max Weber, mais d’un manager capable de vivre sans frontière, dans une entreprise éclatée, virtuelle, post-moderne, et dans un monde incertain et complexe; le « grand », dans un tel monde, ne sera pas un calculateur mais un inuitif, voire un visonnaire, un créatif pas un hiérarchique, un éveilleur de potentialités, un catalyseur convivial, quelqu’un de mobile et de tolérant. En face, le « petit » de la société en réseaux sera quelqu’un d' »attaché », d’enraciné, de local, quelqu’un qui ne fait rien pour étendre le réseau et qui cherche d’abord la sécurité ou la fidélité, le long terme, la stabilité; c’est quelqu’un qui est « tout d’une pièce ». Le grand sera celui qui permet d’établir la relation avec le plus lointain, celui qui saura se placer au « péage » entre deux réseaux, au point de passage obligé. Le « petit » sera celui qui n’aura de relation que dans une communauté à laquelle il est attaché et dont il ne peut sortir sans disparaître.

OA – Mais ne pourrait-on dire que les réseaux mafieux sont issus de ces communautés archaïques où les « amis de nos amis » sont forcément nos amis? Ces réseaux, en dépit des liens de « fidélité » ne sont pas vraiment « faibles ». Et ne pourrait-on imaginer à l’inverse que des réseaux–milieux se forment non pas en se branchant sur les connexions les plus larges possibles, mais au contraire par résistance à la communication générale? De tels réseaux ne sont-ils pas en rupture avec la société connexionniste? Que faites-vous des réseaux formés par ceux qui sont sans liens, désafiliés?

LB – Il existe bien sûr des réseaux fermés. Mais nous cherchons à montrer comment le réseau, pour être la base d’une idéologie et pour servir de point d’appui normatif à des justifications doit être pensé comme un réseau ouvert, toujours en expansion. C’est ainsi que l’on peut distinguer, dans la littérature normative destinée aux entreprises qui fait référence aux réseaux, la référence à deux personnages : un faiseur de réseaux malfaisant, décrit de façon négative, parce qu’il ferme le réseau de façon à garder pour lui tout le profit des connexions qu’il a établies et un faiseur de réseau bienfaisant qui redistribue les connexions et étend perpétuellement le réseau dans de nouvelles directions.

OA – Revenons à votre critique de l’exclusion, à votre analyse de ce qu’est le « petit » dans une société de réseaux.

LB – Une autre version a été développée par des gens tout à fait respectables, et qui repart de l’idée que le problème moderne c’est l’exclusion, et non plus l’exploitation. Il y a toujours de l’exploitation, et il faut bien lutter contre elle, mais le problème central est l’exclusion: les exclus en effet ne sont pas exploités puisque précisément ils sont rejetés en-dehors du monde du travail et que l’exploitation est une exploitation du travail. Le danger de cette optique, c’est qu’au fond elle chasse les exclus d’un monde commun; ils sont tellement devenus étrangers au monde commun, que leur relation aux autres devient complètement problématique. Cela peut être un simple constat, mais on néglige alors une des formules de base de la grammaire commune aux différentes cités, qui est que « le bonheur des grands fait le bonheur de tous », et donc fait aussi le bonheur des petits. Dans chaque cité il y a cela, pour qu’elle tienne. Dans toute cité, il y a des grands et des petits. Les grands consentent un sacrifice pour leur grandeur, mais ce sacrifice n’est pas simplement un sacrifice personnel, c’est un sacrifice qui profite au bien commun. Bien évidemment chez Marx on a exactement l’inverse: le bonheur des grands est le résultat du malheur des petits, mais le coeur de la critique ne fait qu’inverser la sentence.

OA – Cela veut dire que cette critique est possible: il y a des ces cas où le bonheur des grands ne fait pas le bonheur des petits.

EC – C’est un cas assez général en fait, puisque c’est seulement quand on va vouloir venir justifier et organiser le bonheur des grands, pour qu’il soit acceptable, qu’on va leur donner comme contrainte de faire le bonheur des petits. A la rigueur c’est juste pour satisfaire les contraintes de justice, mais si cette exigence est abandonnée, dans le cas le plus fréquent le bonheur des grands est détaché du bonheur des petits.

LB – Au fond les deux sentences disent la même chose, car ce qui fait la force de l’affirmation critique « le bonheur des grands est le résultat du malheur des petits » c’est le scandale que l’autre maxime soit bafouée. Ainsi les deux maximes n’en forment qu’une seule, sauf évidemment si la maxime « le bonheur des grands fait le bonheur des petits » est utilisée idéologiquement pour démontrer que c’est toujours le cas.

EC – Il y a des contraintes quand même qui empêchent cette formule de devenir purement verbale, car pour que cette formule soit justifiée, il faut que le grand endure un certain nombre de contraintes. Il faut que l’épreuve qui valide la position de « grand » soit sous contrainte.

OA – Par exemple?

LB – Eh bien, par exemple, dans le monde que nous cherchons à décrire actuellement, le « grand », pour vraiment être grand, doit faire le sacrifice de ses attachements, de ses fidélités; il doit renoncer à la durée.

OA – Revenons à votre critique du discours de l’exclusion: vous voulez donc dire qu’il ne peut de toutes façons pas y avoir de grand s’il n’y a des petits, et qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi, même dans une société qui passe pour ne pas avoir besoin d’une certaine masse de gens idiots, inemployables et insolvables?

LB – Ce que nous reprocherions au discours exposé plus haut, c’est de considérer un peu facilement qu’il n’y a plus d’exploités, ou plus exactement que le problème central est celui de ces gens rejetés, exclus, déconnectés. Pour notre part nous pensons qu’il y a différentes formes d’exploitation et que celle décrite par Marx correspond à la cité industrielle, au rapport entre les grands et les petits dans la cité industrielle. Mais que l’on peut imaginer d’autres formes d’assymétrie entre les grands et les petits, et donc d’autres formes d’exploitation, qui correspondent à d’autres façons de faire le lien.

OA – D’autres formes de domination?

EC – Déjà l’exploitation peut être prise en plusieurs sens. Si on prend la formulation économique qui est une question de partage de la valeur ajoutée, une appropriation indue par les capitalistes de la valeur ajoutée dégagée par le travail, on peut faire tourner cette question de la valeur ajoutée dans toutes les cités, en s’attardant notamment sur l’idée que le capital va rémunérer le travail non pas à la valeur de ce qu’il apporte mais à la valeur du marché. Donc il y a un écart entre ce que le travail donne vraiment et ce par rapport à quoi on le rémunère. Nous avons transposé cela dans un monde en réseaux et nous nous sommes aperçus qu’ici les gens entraient dans des projets, se connectaient ou se déconnectaient, mais qu’en fait ces gens-là on ne les payait que le temps de la connection, alors que ce qu’ils apportent c’est tout ce qu’ils ont fait, toute leur formation, tout ce qu’ils ont accumulé dans leurs connexions antérieures. On peut reconstruire ainsi des liens d’exploitation rien qu’avec un modèle économique, qui pointe l’écart entre ce qui est apporté et le seul temps de travail payé…

LB – Tu peux peut-être donner l’exemple des intermittents…?

EC – Oui, c’est un bon exemple de régulation. Le régime des intermittents du spectacle, avec leur assurance chômage, fait qu’ils ont des assurances de revenus pendant les périodes où ils ne travaillent pas. A la fois pour amortir le choc d’une extrême mobilité, mais également parce que ces périodes où ils ne « travaillent » pas sont des périodes de création notamment, d’exercice ou de préparation, et donc il est admis qu’ils ont besoin de périodes en-dehors des périodes purement productives pour être les artistes qu’ils sont, les techniciens qu’ils sont. Il y a là une forme de socialisation, qui régule l’exploitation. Avec d’autres effets pervers possibles, c’est tout de même un dispositif juridique qui contrebalance l’exploitation – qui est que l’on ne rémunère que la seule prestation, au prix du marché – en complètant les revenus du travail par le revenu des périodes sans embauches. L’artiste est au final rémunéré sur la totalité de ce qu’il donne, qui va au-delà de la seule prestation et qui comprend le fruit des périodes d’entrainement et de maturation non payées par l’employeur. L’effet pervers est que les employeurs continuent à exploiter et que l’État est celui quji doit verser le complèment de salaire.

LB – On a essayé de penser à une autre « possibilité » : dans le modèle classique l’exploitation joue parce que les petits font quelque chose que les grands s’approprient. Dans un modèle où la valorisation centrale est la connexion, la rapidité, la mobilité et la multiplicité des connexions, qu’est-ce que les petits peuvent faire pour les grands? Pour comprendre cela il faut prendre l’exclusion dans le moment de la marginalisation, au début de la déconnexion, et non en fin de course. On voit alors que les petits sont d’abord des gens immobiles, l’ouvrier qui ne veut pas quitter Vilvorde, l’universitaire qui pour rester avec sa vieille maman n’ira pas à Harward ni se promenera dans tous les colloques, tous ceux qui sont peu mobiles intellectuellement, en termes de formation, peu adaptables, timorés, …

OA – Au sens propre le « paysan », quoi! Celui qui est attaché à un pays, à un paysage!

LB – Oui, le français-type par rapport à l’américain-type. Bref, apparemment on ne voit pas le rapport entre celui qui multiplie les connexions et celui qui ne bouge pas. Que peut donc faire ce dernier pour le premier? Notre hypothèse c’est que dans un tel modèle où il s’agit finalement de capitaliser des relations, l’une des contraintes principales est qu’il faut le faire « en personne », et donc que l’optimisation du temps est centrale. Par exemple si vous avez déjà un copain théologien vous n’avez pas besoin d’en avoir un second. Cela prendrait du temps inutilement d’entretenir cette seconde relation redondante. Si vous avez besoin d’informations théologiques, ce sera à lui à vous brancher sur les informations ou les partenaires dont vous avez besoin dans ce domaine…

OA – Si vous avez déjà une femme, pas besoin d’une autre, ce serait une dépense inutile! Ou si vous avez un enfant, qui vous prend déjà beaucoup de temps, …

LB – Tout à fait. Et comme les « winner » n’ont que vingt-quatre heures, comme tout le monde, il faut qu’ils puissent stabiliser les connexions qu’ils établissent. C’est comme une parenté non entretenue, si on n’envoit pas de temps en temps un petit message, la connexion s’enraye. L’hypothèse est donc que ceux qui bougent ont sans arrêt besoin de gens qui ne bougent pas, qu’ils laissent sur place pour entretenir le stock de choses ou le stock de relations. C’est pourquoi les « grands » ont besoin de doublures, de petits. Le grand est celui qui établit la liaison, et le petit est le « lieu-tenant » du grand, celui qui se consacre à entretenir la connexion établie! Ce qui se passe, c’est que le grand étend son réseau et laisse tomber des branches, si le petit n’a pas fait ses propres connexions, il tombe avec et devient obsolète.

EC – Et une heure du « grand » très connecté vaut dix ou cent heures du « petit » pas connecté du tout. Le contact avec le grand est valorisant. Ainsi le grand investit une heure avec le petit qui lui en donne dix, et on a de nouveau une forme d’expropriation.

LB – Le problème pour le grand, occupé à chercher des connexions lointaines, à avoir un projet d’avance, et d’ailleurs prêt à sacrifier les connexions trop proches si elles ne lui servent plus à rien, c’est que le petit lui pique une partie du réseau: d’où le problème lancinant et paradoxal de la société de réseau qui est celui de la fidélité.

OA – La grandeur, dans une société de réseaux ne consiste donc pas seulement à multiplier quantitativement les connexions. J’aurais envie de dire que si les grands sont les personnes situées aux « sommets » de ces réseaux, ou plutôt les personnes qui appartiennent à plusieurs réseaux et se sont placées à leur intersection, la stratégie de grandeur consiste à discerner, peut-être selon le caractère ou non ascendant des personnes qui le composent, le réseau qui peut, sur le vecteur de telle ou telle compétence, être considéré comme ascendant ou non. Une personne peut voir sa compétence monter en grandeur par le seul effet de l’ascendance de son réseau. Mais un réseau peut-il supporter une excessive disparité de compétences entre ses membres? La stratégie de grandeur ne consiste-t-elle pas à savoir « lourder », jeter, lacher le réseau encombrant qui désormais nous ralentit pour nous brancher sur celui qui peut encore nous faire monter? Ne suppose-t-elle pas cette infidélité méthodique?

LB – Oui, l’attachement à tout ce qui alourdit c’est mauvais. N’avoir qu’un seul projet et le tenir dans une durée unique, cela devient presque absurde. Mais en même temps il y a cette contrainte de confiance tout à fait caractéristique de la société réglée sur la métaphore du réseau, et qui n’a rien à voir avec celui de la société traditionnelle, mais où l’on ne jette pas: il faudra garder de bons liens, rester quelqu’un en qui on puisse garder confiance, et la tendance sera plutôt de savoir laisser mourir, entretenir de moins en moins. C’est au bout de cette déconnexion que l’on va trouver la figure du vagabond désafilié. C’est ici que la formation d’une cité politique nouvelle doit intervenir pour établir des contraintes de justice dans un monde de réseaux. On sait que ce faisant la cité légitime de nouveaux dispositifs d’exploitation propres à ce monde de réseaux, mais que ce faisant elle les encadre et les limite, en corrige les injustices spécifiques. C’est parce que le monde connexionniste est le moins examiné qu’il a le plus besoin d’une vigilance critique.

Olivier Abel

Publié dans Autres Temps n°59 automne 98.