« Une mort impossible »

sur l’euthanasie

Mon petit garçon de huit ans me demandait: « Comment le cerveau peut-il commander les gestes du suicide alors qu’il sait qu’il va mourir? » Et je pensai à ce jour précédent où, ayant estropié un insecte, il l’écrasa très vite « pour qu’il ne souffre pas ». C’est le paradoxe terrible de la mort, qu’avec elle nous ne sachions pas ce que nous disons ou faisons, et que nous fassions pourtant sans cesse ce que nous ne savons pas. Nos vieux mythes et nos neuves techniques se conjuguent pour nous faire croire que nous sommes maîtres de notre naissance et de notre mort. Or l’autre est donnée avec l’une, sans que cela ait été notre choix: chacun de nous est toujours déjà après sa naissance et avant sa mort. Et dans ce commencement comme dans cette fin de moi sans moi, le temps ne comptant plus pour moi, je touche comme immédiatement au commencement et à la fin du monde, je m’y efface. J’y perds ma trace. C’est une expérience qui se retire au fur et à mesure que je prétends la faire, et dont je sais que je ne la saurai jamais. Ma mort ne correspond pour moi à aucune expérience, elle m’est inaccessible, c’est mon impuissance. Je ne « peux » pas mourir. C’est une limite fuyante à tout ce que je puis faire ou penser. Et cette limite, la médecine la rencontre: la mort n’est pas une maladie. Ce n’est donc pas un échec de la puissance médicale, mais la condition de sa sage pratique, dès lors qu’elle porte sur des êtres singuliers, nés et mortels. Avec le déploiement des nouveaux pouvoirs médicaux, nous découvrons qu’il est un moment où elles doivent faire place à cette limite où chacun, à la rencontre de la mort, à la fois se rassemble et se dépouille, avec sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la mort. Devant elle, chacun de nous se raconte et se distingue jusqu’au dernier moment par des paroles, comme le dit Walter Benjamin, « si durables qu’elles passent de génération en génération comme une bague ». En même temps chacun de nous se dénude, abandonne ses soucis, s’oublie lui-même et laisse tomber ce trésor d’individualité qui l’empêche de revenir à la simple gratitude d’être né. Une euthanasie stoïque prétend disposer tout seul de soi, être encore le sujet actif de sa vie jusque dans la mort, faire de celle-ci un acte décidé, et non quelque chose qui simplement arrive, et où je fais place à autre que moi. Cette euthanasie correspond à l’acharnement thérapeutique auquel elle s’oppose: c’est le même activisme par lequel les humains veulent rester les maîtres. Mais n’est-il pas un moment où la personne, même accompagnée jusqu’au bout, est seule avec sa vie, où les plus proches s’éloignent et où l’autre est soudain proche? Il est vain de cacher cette limite au point de priver ces personnes de « leur » mort. Ce moment où les pouvoirs au chevet du mourant doivent se retirer discrètement, il ne peut qu’être choisi et assumé à plusieurs, et nous ne pouvons laisser un médecin ou un proche seul avec cette question. Le bruit de la querelle ici cache le fait que des personnes très favorables à l’euthanasie reculeront soudain devant elle, et que d’autres qui la repoussent avec horreur demanderont peut-être un jour à voir leur souffrance abrégée. Nous ne savons pas ce que nous ferions dans telle circonstance. La supplication par laquelle un mourant demande que son temps ne soit pas rongé par un vain combat doit être entendue. Car le vouloir-vivre ne se commande pas. Mais il est bien naïf de croire que le consentement digne et stoïque, d’un individu conscient et maître de lui puisse suffire à faire de sa mort un libre contrat: face à la mort nous sommes toujours un enfant, un nouveau-né. Devant la mort où tout revient au même, nous interprétons avec une infinie diversité le fait d’être né et celui d’avoir à mourir: le difficile, c’est d’interpréter la naissance par le désir de créer quelque chose de neuf, de bénir tout ce qui est naissant, sans interpréter la mort par la tentation de détruire ce qui nous paraît blessé à mort, ou simplement mortel. Comme nous le sommes tous.

chutes:

Devant la mort où tout revient à l’égalité du même, comme par un choc en retour, nos existences ainsi se singularisent, et nous sommes dans l’obligation d’interpréter diversement le fait d’être né et celui d’avoir à mourir. Chacun de nous a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la mort, de porter en soi cette blessure d’enfance comme une exquise faiblesse.

Trop longtemps, la mort a été refoulée dans les marges de nos vies et de nos sociétés. On peut donc se réjouir de ce que la mort ne soit plus considérée comme l’échec d’une technique médicale, mais que l’on puisse en parler, comme d’une limite toute simple aux pouvoirs de la médecine. Ces pouvoirs existent, mais la mort n’est pas une maladie: il y a un point à partir duquel les soins ne visent pas à guérir, mais à pallier la vie qui défaille, à alléger les souffrances. Car toute souffrance qui peut être évitée doit l’être, non que nous puissions « nier » la souffrance, mais que nous devons tout faire pour la combattre. Or le problème apparaît avec le petit nombre de souffrances que l’on ne peut soulager, et qui ne sont pas toutes des souffrances physiques. La question de l' »euthanasie » se pose là où les soins palliatifs sont mis en échec. Encore faut-il qu’ils aient été tentés, et l’on sait que dans ces cas-là les demandes d’euthanasie sont plus rare. Mais qui sait ce qu’il ferait dans de telles circonstances?

Cela montre la grande ambiguïté du terme, qui recouvre des situations et des demandes très diverses. Est-il possible de sortir de l’opposition simpliste, bien caractéristique d’un vieux clivage des mentalités françaises entre stoïcisme et catholicisme, entre l’approbation de l’euthanasie comme acte stoïque, ou la réprobation de l’euthanasie au nom du caractère sacré de la vie? On a parfois le sentiment que les contradictions qui nous scandalisent tiennent davantage à des questions de langage et de culture qu’à des questions de fond, qui demandent une méditation plus sobre sur la mort.

On parle du droit de mourir dans la dignité. Mais de quelle « dignité » s’agit-il? Aujourd’hui, on place trop cette dignité dans une image de l’individu moderne, maître de lui, assuré d’être quelqu’un et d’un niveau de conscience qui lui donne le pouvoir de consentir. Ce qu’on peut trouver inquiétant, dans l’euthanasie, c’est la prétention à disposer totalement de soi.

La mort n’est pas pour lui un acte, mais le consentement à autre chose que soi, l’acceptation d’aimer soi-même comme un prochain.

En nous cachant la mort, nous faisons tout pour libérer nos corps de leur condition corporelle d’être nés et mortels. C’est le rêve impossible et terrifiant qui anime nos vieux mythes et nos neuves techniques.

J’y suis simplement passif, comme à quelque chose qui simplement arrive, comme la naissance des enfants qui arrivent, et qui jamais n’est mon acte, mon projet ni mon oeuvre. La mort (la disparition d’une vie) n’est pas à la mort (l’absence de cette vie, car je ne sais pas ce qu’est la Mort) ce que la naissance (l’apparition d’une vie) est à la vie (la présence de cette vie, car je ne sais pas ce que c’est que la Vie). Il n’y a pas cette symétrie. Au contraire la mort est donnée avec la naissance, sans que cela ait été un acte ni un choix de ma part, je suis toujours déjà avant ma mort. Notre perpétuel « quand? », notre perpétuel « et après? », bat ce rivage de silence sans que jamais il nous appartienne de savoir.

Et soudain le doute m’assaille: et si l’angoisse de la mort, les figures dont nous l’entourons, les paroles et les récits par lesquelles nous l’enjambons, les techniques par lesquelles nous maîtrisons le temps mortel, et si tout cela n’était qu’une manière de nous cacher l’énigme plus radicale encore de la naissance? La naissance ne contient-elle pas et la mort et la vie? L’ouverture de vies possibles ne contient-elle pas la clôture du deuil, l’endettement infini d’être un survivant?

Olivier Abel

Publié dans Le Figaro