« Demander pardon n’est-il pas une manière de se donner bonne conscience? »

L’idée du jubilé est une idée magnifique, comme un grand éclat de rire qui ébranle les murs et les séparations de notre monde. Avec les réformes des frères Gracques à Rome, ou avec les réformes de Clisthène à Athènes, l’année du Jubilé chez les Hébreux, comme idée même, comme idéal, évoque un pardon torrentueux comme la justice, comme une justice plus vaste que nos petites régulations. Elle est comme la promesse, proprement ré–volutionaire, du retour régulier dans le calendrier des sociétés d’une sorte d' »année zéro », où l’on abolirait les dettes, où l’on libèrerait les esclaves, où l’on redistribuerait les rôles et les terres de manière égale, etc. Et si la bonne conscience était simplement la conscience heureuse de pouvoir tout partager, libérée de pouvoir partager le malheur et jubilant de pouvoir partager la joie d’exister ensemble, quel esprit chagrin lui jetterait la pierre?

Il y a toutefois un problème qui rend le maniement de cette idée plus délicat encore que celui de la dynamite. C’est que l’irréparable du malheur fait que les rôles ne sont pas si aisément échangeables, parce que nous y sommes pris dans des mémoires et de l’immémorial inéchangeables. On ne change pas de passé comme de chemise. C’est ce qui fait le tragique du malheur. On ne peut pas revenir dessus, et on ne peut pas l’échanger. On butte alors sur les conditions difficiles d’un pardon juste, d’un pardon qui ne soit pas un pardon à bon marché (de même que le théologien et résistant Dietrich Bonhoeffer, assassiné sur ordre de Hitler, vitupérait une grâce à bon marché).

Si l’on ne veut pas en effet confondre le pardon comme acte historique et éthique, avec une parole sublime qui par magie pourrait tout effacer, il faut réunir certaines conditions, qui rendent ce pardon compatible avec la justice. 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu. 5) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a changé, mais aussi une situation suffisamment claire pour qu’on puisse désigner les victimes et les coupables.

Pardonner ou demander le pardon sans tenir compte de ces conditions, éventuellement dans un acte de réconciliation ou de repentance supra-moral, peut donner lieu simplement à un acte immoral, à ce que Jankélévitch appelait une farce. Ainsi personne ne peut pardonner à la place de la victime, et personne ne peut demander pardon à la place de celui qui a commis le tort. Il n’y a pas de représentant de la mémoire qui puisse, d’une parole et d’une seule, faire faire à chacun de ceux qui ont commis ou subi le tort l’économie du travail de remémoration, de formulation difficile de la repentance ou de la plainte. Hannah Arendt a bien montré que cela avait été la stratégie nazie que de noyer la culpabilité précise des criminels dans un « nous sommes tous coupables » (sous-entendu tous repentants et tous graciés).

Il y a pourtant des actes de repentance publique qui forcent l’admiration, ou qui entraînent la sympathie des victimes, comme on l’a vu avec certains hommes politiques ou avec la déclaration des évêques français à Drancy. C’est cette sympathie qui m’arrête, et qui me trouble. Comme s’il était des moments où une première parole pouvait briser le silence, libérer toutes les autres paroles, les autoriser en quelque sorte. Qu’est-ce qui autorise cette première parole?

Ce problème du langage autorisé est d’une grande difficulté, parce que dans les conditions historiques réelles, il est souvent impossible de réunir les conditions du pardon moral, d’un pardon qui ne soit pas une liquidation à bon marché. Car on a affaire à des conflits insurmontables où l’on ne s’entend pas même sur le tort, à des faits irréparables et anciens, dont furent victimes des générations disparues, on a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour que l’on puisse isoler une responsabilité imputable sans reste. Le malheur augmente de ne pas même être commun, communicable, partageable, et le décalage des générations fait que les enfants des coupables sont innocents alors que les enfants des victimes sont encore victimes.

Une parole autorisée est alors peut-être simplement une parole qui autorise les autres, qui leur permet de se formuler. Qui loin de le faire à leur place, loin de donner à chacun sa place (qui serait à la place éminente de pouvoir le faire?), fait place à tous les autres. Dans le pardon personnel comme dans le jubilé politique, il ne saurait y avoir de premier ni de dernier mot. C’est une parole qui sans l’avoir cherché, se trouve avoir permis aux autres d’entrer dans ce travail où l’on cherche ensemble un langage qui puisse exprimer le tort subi et être entendu par celui qui l’a commis, énoncer le tort commis et être entendu par celui qui l’a subi. Le pardon, qui sait qu’au départ le malheur est tel que l’on ne peut ni s’en souvenir ni l’oublier, reconstruit ainsi une intrigue entre plusieurs mémoires, et les oblige chacune à faire place à la possibilité de l’autre.

C’est là un problème profondément politique. En effet il s’agit de ne pas laisser en place les présupposés établis dans l’esprit des uns et des autres, mais de les bouleverser. Il s’agit de ne pas laisser chacun à sa place, mais de l’obliger à se déplacer, à venir se replacer dans l’intrigue, dans l’histoire, en disant: « c’est moi », « me voici », je suis votre contemporain, et nous voici ensemble. À cette condition, le Jubilé est un acte politique: celui de nous rendre contemporains les uns des autres par le déplacement profond qui nous permet de tenter de partager le malheur, et le bonheur, sans croire trop vite qu’on y arrive.

Olivier Abel

Publié dansTémoignage chrétien n°?? 2000