« Entretien avec Annie Fouquet sur les voies d’une critique sociale »

Olivier Abel : Quelque chose me gêne dans la forme dénonciatrice qu’a prise la critique sociale ces derniers temps, une critique qui se laisse méduser par l’horreur économique: c’est la dépolitisation que cela entraîne, comme si on ne pouvait remettre sur la table les règles de notre société, les réformer, les recommencer autrement. Du coup la dénonciation se drape vertueusement au bord d’un monde considéré en bloc comme foutu, auquel il n’y a rien que l’on puisse changer, et cela fait le lit du marché tel qu’il va. J’aimerais être détrompé. Voici des années que vous travaillez sur cette question des formes sociales que prennent ou ne devraient pas prendre les évolutions économiques, et il me semble que vous êtes bien placée, Annie Fouquet, pour sentir venir, ou retrouver dans les bifurcations passées, les voies d’une nouvelle critique sociale.

Annie Fouquet : Est-on dans le consensus mou, ou est-ce qu’il existe une critique sociale et d’où pourrait-elle venir? C’est un problème que je rencontre personnellement et professionnellement, et qui mobilise aussi une conception de la politique, où la décomposition de la politique d’hier ne doit pas empêcher de voir les nouvelles recompositions politiques qui s’opèrent. La mondialisation apparaît à certains comme le grand bonheur à venir, et à d’autres comme le Grand Satan, mais ces formes d’adoration ou de répulsion masquent sans doute tout un travail de la critique, dont on sent bien qu’il se fait jour un peu partout, sans savoir exactement d’où ça vient ni où ça va. Il ne suffit en effet pas d’être vertueux: il faut aussi des règles. J’ai lu le bouquin de José Bové récemment; il est remarquable d’analyses politiques et économiques, ce n’est pas seulement un agitateur malin, et il ne veut pas détruire l’OMC, il dit qu’il faut faire de l’OMC un lieu de construction de règles qui s’appliqueront à tout le monde,

Il est bon de se souvenir que jadis on s’est fondé sur l’opposition entre le capital et le travail, et de voir depuis la première révolution industrielle ce rythme, ces grandes respirations économiques, dont la première aboutit en France à la Révolution française et à sa prodigieuse libération, et cent ans plus tard à cette gigantesque ouverture des frontières mondiales (colonies), accompagnée d’une critique de l’argent, du capital qui tire ses ouvriers de leur campagne pour les jeter dans des villes où ils n’avaient pas de quoi vivre. Or à ce moment-là justement il y a eu des inventions sociales magistrales: l’idée d’être payé quand on est malade était absolument inconvenante, ou quand on est trop vieux, quand on a eu un accident du travail. Tout cela c’était des utopies. Il me semble que nous en sommes là, à devoir réfléchir à nos nouvelles utopies. En France, les dernières années 80-90 correspondent à un bouleversement technologique profond, avec un changement de paradigme politique, mais aussi une espèce de malheur: la France est “déprimée”, disait-on. On ne voyait pas l’issue, et tout dégringolait, que l’on sombrait dans un sentiment généralisé d’insécurité et de chômage, alors qu’on avait vécu 50 ans de moments formidables, avec à la fois plus d’égalité et plus de prospérité..

Parce qu’on est au fond dans une situation voisine de ce qui se passait il y a cent ans, il est bon de rappeler que les utopies sociales sont porteuses d’avenir, et que si on a été heureux pendant les 30 Glorieuses, c’est parce qu’on mettait en oeuvre les utopies du siècle précédent. La critique sociale était alors exprimée par les marxistes, mais aussi par certains courants de l’économie sociale un peu « utopiques »: dans les coopératives, on invente les mutuelles, on invente un tas de choses. Mais comme le disait Jean-Baptiste de Foucault : “La critique sociale jusqu’à il y a peu visait l’exploitation du travail par le capital”. Il s’agissait de sortir de l’exploitation et toutes les lois sociales ont eu cet objet . Aujourd’hui on a une misère totale parce que on n’a plus d’ennemi, parce qu’il ne s’agit plus d’exploitation mais d’exclusion. Jadis on pouvait se trouver un ennemi principal, le capital personnifié par le patron par exemple, autant pour l’exclusion il n’y a pas d’ennemi, mais un système qui vous exclut. Et le comble c’est qu’après la chute du Mur en 89, il n’y avait justement plus d’utopie, que l’avenir radieux que certains avaient vus dans la mise en oeuvre des principes communistes dans les pays de l’Est avait donné lieu à d’autres formes d’exploitation, et qu’il n’y avait pas d’alternative.

Or, parallèlement, ces années 90 sont le moment même où l’analyse de Marx, l’analyse économique du capital international qui va chercher son profit le plus grand n’importe où sans frontière, son profit à court terme au détriment du long terme (à son propre détriment d’ailleurs, peu importe), devient justement la plus pertinente. Pour moi on était dans le paradoxe: on a jeté l’analyse économique de Marx avec l’eau du bain du marxisme. Sur ces bases je repose la question: aujourd’hui la critique sociale d’où vient-elle? Elle apparaît d’abord contre la mondialisation, avec la mobilisation de José Bové et compagnie. Mais plus encore les mouvements de chômeurs sont porteurs de cette critique sociale, très fortement, et je ne suis pas sûre que l’opposition de Foucault entre exploitation exclusion marche si bien, car je pense que les exclus sont souvent ceux qui ont été exploités jusqu’à la corde puis rejetés. On voit d’ailleurs qu’à partir du moment où la machine redémarre, la courbe du chômage baisse, que même les chômeurs de longue durée finissent par retrouver quelque chose; pas tous, peut-être, et d’un certain point de vue la critique de l’exclusion fonctionne toujours.

Prenons l’exemple actuel des négociations de l’UNEDIC, elle est passionnante parce qu’on est à un tournant: on voit qu’il nous faut de nouvelles utopies, et d’une certaine façon on peut dire que le patronat aussi voudrait une refondation sociale. De même que la protection sociale est issue des utopies du 19° siècle, aujourd’hui il faut repenser les formes de sécurité, peut-être du fait des innovations technologiques accompagnées de mobilité. Mais notre système social n’accompagne pas mobilité et sécurité: il n’accompagne que la sécurité dans les emplois stables, avec éventuellement… un peu de solidarité conjoncturelle. En ce sens le rapport Minc qui avait essayé de parler d’équité avait été lu comme une avancée du libéralisme sauvage, alors que le texte montrait que nos formes d’égalité (par exemple le quotient familial) sont inéquitables parce qu’elles favorisent les riches.

Olivier Abel :  Il m’est arrivé de prendre comme modèle le statut des intermittents du spectacle…

Annie Fouquet : Oui, le statut des intermittents du spectacle ne serait-il pas une prémonition de ce que l’on devrait faire plus tard, ou plus généralement? Mais quand le MEDEF dit qu’il faut faire une refondation du social, il ne faut pas oublier qu’il négocie (la façon dont il négocie c’est une autre affaire) avec des syndicats qui représentent quand même les intérêts des salariés. Ce qui est caricatural c’est que la CGC ait ainsi obtenu une baisse de son taux de cotisation en ayant totalement oublié, l’amnésie est intéressante, que ce surcroît de cotisations correspondait à un surcroît de prestations, et que les cadres ne sont mieux indemnisés que les autres que parce qu’ils ont cotisé davantage. Or personne ne l’a rappelé, et maintenant ils vont continuer à être plus indemnisés que les autres sans payer autant en proportionnelle. C’est un peu scandaleux, et donc on va donner aux riches. En contrepartie, la soi-disant ouverture des prestations à plus de monde ne touchera que très peu de gens, c’est un peu un jeu de dupes, et c’est la raison pour laquelle la CGT qui était prête à négocier n’est pas rentrée dans le jeu, parce qu’elle a trouvé que c’était prendre des vessies pour des lanternes, et que l’indemnisation des plus précaires exigeait plus.

Olivier Abel :  Croyez-vous impossible d’arriver à repenser cela, un système social à la fois qui maintienne l’axe de la réduction de l’exploitation, et qui tienne compte de l’évolution des formes du travail?

Annie Fouquet : Le problème des syndicats aujourd’hui, c’est qu’ils sont devenus un peu des forces conservatrices, d’une certaine façon, parce qu’ils sont encore dans l’ancienne utopie. Curieusement c’est la CGT qui à mon avis aujourd’hui a la réflexion la plus avancée, après avoir été très conservatrice pendant très longtemps pour sauvegarder les avantages acquis. La CFDT paraissait plus novatrice dans ses réflexions, dans ses façons de dire “chiche on y va…”, mais depuis quelques années, il n’y a pas très longtemps, la CGT a une vraie réflexion sur la transformation structurelle forte du fonctionnement de l’économie, et il y a chez eux des bons penseurs.

Olivier Abel :  Ne peut-on pas dire aussi que les porteurs d’utopies sont les gens d’une génération antérieure, mais qui est aussi frappée par ricochet par la crise qui touche leurs enfants, et obligés tôt ou tard de penser cela?

Annie Fouquet : Oui, mais alors ce que je ne comprends pas c’est la CGC, dont le corporatisme est caricatural: car malgré tout ils ont des enfants, et ils auraient pu penser que la précarité allait les toucher aussi, et qu’on n’était pas loin de la période où même les enfants des cadres ne seraient pas assurés d’un emploi stable ni immédiat? Une des formes très fortes de la transformation du modèle, c’est la précarisation accrue des jeunes à leur entrée sur le marché du travail. Alors on dit: c’est des jeunes, c’est bien, ils voient du pays, mais cela a pris des proportions au delà du souhaitable. À cet égard la CGT commence à avoir une vraie réflexion sur les transformations du salariat, qu’il faut repenser. C’est une idée très forte, parce que le salariat est grignoté par les deux bouts. En effet le rapport salarial classique de l’exploitation était quelque chose du genre “j’accepte la subordination, mais en échange j’aurai la sécurité »; mais aujourd’hui on demande de plus en plus de responsabilités au salarié qui doit réagir au quart de tour, être responsable de son chiffre d’affaires, et en échange on lui enlève la sécurité, c’est cela ne va plus. Inversement le travailleur indépendant qui était censé être libre, pouvoir s’organiser tout seul, être responsable de lui-même, devient de plus en plus subordonné à l’organisation du donneur d’ordres, y compris l’organisation du travail. Ainsi le salariat est attaqué des deux côtés. J’ai vu des analyses de la CGT qui montrent comment simultanément la liberté et la sécurité sont en train d’être remises en cause, et du coup la CGT n’a pas signé la convention notamment parce qu’à mon avis ils ont trouvé que l’ouverture à la précarité n’était pas incluse dans la réflexion. Il faut dire qu’ils ont dans les syndicats un problème de recrutement de jeunes, et la CGT a du penser ce problème pour se rajeunir.

Olivier Abel :  On vient de parler d’un conflit de génération. N’y a-t-il pas aussi un différend masculin-féminin? Je me demande parfois si la posture de pure dénonciation de l’exclusion n’était pas très masculine, laissant de côté des injustices plus complexes, comme si beaucoup d’hommes étaient un peu dépassés par l’évolution de la société (il y a de quoi d’ailleurs!)

Annie Fouquet : Je pense l’évolution de notre société marquée par deux grandes émergences: l’élévation du niveau de l’éducation qui change quand même le rapport entre l’être humain et son travail, et puis la montée du travail féminin. Ceci dit j’ai fait un décompte des 5000 plus grosses entreprises en France dans les annuaires du Nouvel Économiste, et dans les équipes de direction, j’en ai trouvé 6,5%. Ce n’est pas beaucoup.

Olivier Abel :  La dénonciation de l’injustice demande un constant travail de formulation, car on croit par exemple que le malheur c’est de ne pas être rétribué à la hauteur de son travail mais il est peut-être ailleurs… Il faut travailler à formuler le malheur ou l’injustice. Mais pour formuler cela, ne faut-il pas aussi formuler le souhaitable?

Annie Fouquet : Je pense que l’utopie se construit dans l’action. Pour qu’il y ait une utopie porteuse, il faut qu’il y ait des acteurs qui la portent, or les acteurs se créent dans l’action et en tant que collectif. Je trouve assez réjouissant que de les mouvements de chômeurs aient montré une première cristallisation de gens qui se disent exclus, et qui pourtant peuvent se mettre ensemble. Il faut d’ailleurs remarquer qu’il n’y a qu’en France qu’on utilise ce mot, et que ce serait impossible dans les autres pays: en France on lutte contre l’exclusion par des politiques d’insertion, mais ces deux mots sont intraduisibles, comme s’il y avait un dedans et un dehors. C’est qu’on a l’idée que le dedans correspond au régime de protection sociale des années cinquante. Quand ce modèle d’intégration sociale ne marche plus, la protection sociale ne peut plus se concevoir que comme des voitures balais. Tandis que dans d’autres pays européens on va plutôt lutter contre le chômage de longue durée. Et c’est probablement la même chose, mais en France on va lutter contre l’exclusion professionnelle, parce qu’on estime que si on est chômeur on perd tout, toute protection.

Olivier Abel :  Pour vous quelles sont donc les choses qu’il faut dénoncer avec le plus de force actuellement? Et les choses qui seraient dans le long terme des figures du souhaitable?

Annie Fouquet : Le plus injuste, je n’en sais rien, peut-être parce que je fais partie des nantis, mais la piste dans laquelle je pense qu’il faut chercher l’utopie, c’est d’arriver à concilier des choses toute bêtes: liberté, égalité, et fraternité. C’est très simple. Mais dans le concret, la liberté cela peut être justement d’avoir un statut libre dans le travail, et les nouvelles technologies permettent une certaine liberté personnelle d’implication, d’investissement personnel dans le travail (avec bonheur ou malheur car on peut se surexploiter soi-même); mais les formes traditionnelles de l’organisation du travail collent mal avec une population qui a fait des études plus importantes et qui donc est capable d’avoir une certaine autonomie personnelle dans son organisation. Mais le problème c’est de lier ces nouvelles formes de liberté avec des formes de mobilité qui maintiennent une sécurité, ce qui n’est pas du tout pensé aujourd’hui. Et il faut ensuite ajouter à cela le problème de l’égalité: tout le monde n’est pas capable d’assumer aussi bien cette liberté, et il y aura des inégalités liées au fait que certains sont plus fragiles que d’autres. Par exemple le système de promotion interne à EDF était parfait pour des gens qui ont besoin d’être rassurés, et cela existe.

Olivier Abel :  Et les luttes du droit au logement, n’est-ce pas essentiel pour penser cette nouvelle forme de sécurité?

Annie Fouquet : Oui, on peut considérer qu’un des premiers pas de la sécurité c’est de savoir qu’il y a un coin où l’on peut être chez soi, où l’on peut garder quelque chose pour soi. Et de savoir ainsi quelle part de soi on peut projeter sur l’extérieur. Cela introduit encore un autre terme dans notre difficile équation: je pense à la fraternité, qui s’est transformée en solidarité sociale, mais qui là aussi change de sens. Il ne suffit pas de faire de la protection sociale, cette espèce de protection anonyme. La solidarité est proche, à partir de ce qui se trouve à côté, et non pas un gros machin, un système où la solidarité avec tous permet de n’être solidaire avec personne.

Olivier Abel :  Mais est-ce que c’est quelque chose d’admissible dans la culture française, où le lien civique doit rester général, et où le « proche » est d’emblée conçu comme apolitique sinon incivique.

Annie Fouquet : Oui, et puis le proche c’est le népotisme. N’empêche que la vision du politique change. Il y a un programme d’insertion pour les jeunes, impulsé d’ailleurs par les affaires européennes et qui s’appelle “Trace”, qui leur propose un parcours accompagné: on les repère, on leur téléphone. C’est l’agence locale qui va solliciter une entreprise, c’est par le proche qu’elle obtient le résultat et elle le fait au nom de la solidarité, donc à la fois dans le civique et dans le proche. Au Centre d’Études de l’Emploi, j’ai expérimenté l’idée qu’il ne suffit pas d’énoncer des règles, mais que la mise en oeuvre de ces règles est très importante, et que cette mise en oeuvre est faite par des acteurs qui sont eux-mêmes pris dans des réseaux qui ont des logiques de proximité. Pour les énarques c’est difficile à comprendre: on lui a appris à agir par la règle. Le problème du suivi des enfants en difficulté par des assistantes sociales ou infirmières ne peut être résolu en édictant une règle sur le statut des infirmiers et des assistantes sociales!

Olivier Abel :  C’est tout un paradigme de l’action: on peut agir, si l’on accepte d’agir sur le proche; car on n’agit pas sur des généralités. Est-ce ainsi que l’on pourra sortir de l’opposition stérile entre l’optimisme un peu facile et la culture de dénonciation qui refuse de s’engager sur aucun souhait?

Annie Fouquet : Je n’ai pas d’optimisme béat, je suis plutôt une militante de l’espérance. C’est-à-dire je pense que la création d’une utopie ce n’est pas de l’optimisme, c’est du boulot, c’est critique, et il s’agit de remettre ensemble la dénonciation et l’espérance. Et à cela une partie de notre culture protestante n’invite pas toujours, avec son côté liberté individuelle, et on manque un peu de sens de l’action collective. D’abord parce qu’on est plus intelligent collectivement, je l’ai découvert assez vite; mais aussi parce que l’acteur collectif, qui se crée dans l’action, a des effets au-delà de chacun des individus qui s’y opposent et le composent. C’est donc un facteur d’espérance

Olivier Abel

Note :

Actuellement Directrice de la recherche et des statistiques au Ministère de l’emploi et de la solidarité, elle a travaillé à l’INSEE, et participé aux travaux de la CSEI (Fédération protestante) sur « Travail, partage, exclusion ».

Publié dans Autres Temps n°68 Hiver 2000-2001.