Qu’est-ce qu’une juste réparation ? colloque du Service éducatif en milieu ouvert- association Buzenval

Un tel intitulé permet de mesurer d’emblée la difficulté du propos dans un monde où l’on jette et où l’on ne répare plus grand-chose, ni les objets, ni les liens. Dans nos sociétés de réseaux, en effet, on considère comme “grand” et comme plein de succès celui qui manifeste sa flexibilité en sachant lâcher et sacrifier tous les poids inutiles de sa vie, les fidélités et les connexions inutiles ; bref notre morale consiste d’abord à savoir jeter. Il n’est donc pas très facile de faire l’éloge de la réparation dans un tel monde. De quelle réparation parle-t-on, d’ailleurs ? Financière ? Mais l’argent ne peut pas tout réparer. Non-financière ? C’est bien joli, mais ça sert à quoi ?

Et puis l’idée de réparation suppose de distinguer entre l’acte passé, irréparable, irrévocable et les personnes présentes ou le lien social, dans ce qu’ils ont de réparables, de réhabilitables, de restituables. Or cette distinction repose sur un postulat discutable, de croire que l’on puisse séparer une personne de ses actes ou de ses dires[1]. Sans ce postulat cependant nous enfermons les êtres dans les conséquences irréversibles de leur passé, sans jamais leur redonner une chance. C’est justement pour moi le sens des institutions (pénitentiaires, scolaires, hospitalières) que de rompre la logique du malheur, la facilité avec laquelle un malheur se répercute sur tous les plans de la vie. La Justice, l’École, la Santé Publique, chacune en son plan, doivent redonner une chance, redonner à chacun d’être un sujet qui puisse dire “je” avec un minimum de confiance en soi, d’estime virtuelle de soi, de capacité à approuver ce qu’il fait ou à vouloir ce qu’il dit.

L’amplitude du problème, mais aussi l’ambition du propos, se mesure au fait qu’il ne saurait être réduit au segment de la peine comme punition ou comme redressement, mais porte sur l’ensemble de la ligne de ce qu’on pourrait appeler la reconnaissance publique. Reconnaissance du tort commis envers la victime, et la justice, ici, avant de parler, doit écouter, laisser se formuler les plaintes, dans tous les sens. Reconnaissance du tort commis par un coupable rendu capable de se l’imputer, de le raconter, de se raconter, parce qu’il éprouve la possibilité qui lui est donnée de recommencer sans recommencer la même chose, de recommencer autrement, qu’une page blanche lui est donnée, qui n’est pas du vide, mais un cadre institué, un théâtre d’apparition, un espace public où il puisse dévoiler qui il est. La restauration de la possibilité d’une autre “réputation” est un aspect important de la réhabilitation. Se greffe ici toute une réflexion sur une forme de pardon à condition de justice (on ne pardonne qu’à celui qui a reconnu ses torts, et qui manifeste tout ce qu’il peut pour réparer ce qui peut l’être) même s’il se distingue de la justice (on ne peut pas forcer quelqu’un à demander pardon, ni à pardonner)[2]. Reconnaissance enfin de la responsabilité collective ou sociétale, qui doit elle aussi être dite. Non certes pour alimenter la perpétuelle revendication et l’acrimonie des individus envers une société qui ne leur donne que ce qu’ils lui apportent. Mais pour faire le passage justement entre l’addition des petites injustices dont on peut être victime, de ce qui nous affecte sans dépendre de nous et la capacité civique à dire “ me voici, c’est moi, d’accord ”, c’est-à-dire à prendre sur soi la responsabilité de la fragilité des liens sociaux. Or cela non plus n’est pas facile dans une société qui a majoré la responsabilité individuelle (morale ou pénale) au détriment de la responsabilité solidaire (politique ou métaphysique).

On va le voir, l’un des nœuds de la question réside dans le fait que l’on ne peut pas contraindre quelqu’un à se soigner, à vraiment prendre soin de lui-même, de la même manière que l’on ne peut pas forcer quelqu’un à se “repentir”, au sens propre de changer de voie et de direction de vie. On peut par contre disposer des éléments qui y soient favorables, ou qui en soient la condition concrète ; mais cela coûte cher[3]. On peut dans une certaine limite soigner quelqu’un malgré lui, mais pas très longtemps ; on peut entraver le danger qu’il représente éventuellement pour d’autres ou pour lui-même, mais pas complètement. On peut forcer quelqu’un, au sens de la responsabilité civile, à payer, à réparer ; mais on ne peut pas le forcer à reconnaître l’irréparable. Cette question de la liberté, avec les progrès prodigieux des neurosciences, risque de revenir sur le tapis constamment et dans des cas de figure auxquels nous ne sommes pas habitués. Kant écrivait que l’on ne peut pas forcer quelqu’un à jouir, d’un plaisir esthétique par exemple. Le plaisir était pour lui la coïncidence entre une détermination physique et un libre-engagement. Par contre on peut forcer quelqu’un à éprouver une souffrance, le faire souffrir, lui faire mal. Mais ce qui complique la chose, avec la “peine” ou la punition, c’est que l’on ne peut pas obliger quelqu’un à sentir qu’il a fait du mal à un autre (ou encore moins peut-être à lui-même), on ne peut que lui faire mal. C’est la raison pour laquelle il manque, me semble-t-il, une institution dont l’autorité, c’est-à-dire la capacité pour les sujets de la reconnaître librement, soit telle qu’elle apaise le face à face effrayé de la contrainte et de la liberté.

Sur tous ces sujets, je voudrais particulièrement m’attacher, comme on me l’a demandé, à montrer les apports de la philosophie du droit, mais aussi de la philosophie morale et politique, de Paul Ricœur. On s’attardera particulièrement à deux livres, Soi-même comme un autre (Paris : Seuil, 1990) et Le Juste (Paris : Esprit, 1995). Le premier, un peu dans l’optique décrite plus haut, porte sur les variations du rapport d’un sujet à ses dires et à ses actes, et va de la pragmatique du discours à l’éthique et la sagesse tragique. Le second explore l’ampleur du problème de la reconnaissance, tel que je viens de l’indiquer, et place la justice dans une oscillation entre le légal et le bon. Je voudrais ici mettre en place quelques-uns des éléments issus de ses travaux, et j’y ajouterai quelques remarques plus personnelles.

1. Le juste entre le légal et le bon

Ce titre d’un texte que l’on trouve dans Le Juste donne d’entrée de jeu l’angle et l’oscillation majeure du propos, que l’on trouve dans les études 7 et 8 de Soi-même comme un autre. Le bon correspond à une orientation vers le oui, vers la confiance, le crédit fait aux capacités de sujet, et à la “ visée éthique ” d’une vie bonne (éthique “téléologique”). Le légal correspond à une orientation vers le non, vers l’interdit, vers la règle qui protège des sujets fragiles et vulnérables, et donc à la “ norme morale ” (moins attachée au bien qu’au devoir : morale “déontologique”).

La première orientation, celle de la visée éthique, voit mieux la possibilité du vouloir vivre ensemble, la juste institution de ce commun vouloir, et la promesse mutuelle de partager le bonheur. Elle insiste volontiers sur la plasticité des institutions, qui sont à refaire ensemble à chaque génération, tout en reconnaissant aussi volontiers leur enracinement dans un style de traditionalité, une culture particulière comportant sa langue et son histoire : l’orientation vers le bien se raconte diversement. Elle atteste chez le sujet un sentiment de pouvoir (au sens du pouvoir-faire), de capacité, de responsabilité, éventuellement de responsabilité infinie, un sentiment d’endettement mutuel[4].

La seconde orientation, celle de la norme morale, voit mieux la possibilité du mal, du pire toujours possible, et qu’il s’agit d’arrêter, d’entraver, d’empêcher. Pour cela il faut que la justice soit armée, et que la Loi puisse être appliquée par contrainte (la punition n’est pas la vengeance qui fait mal, mais la difficile tentative de faire sentir qu’on a fait mal à autrui), pour “ que le magistrat soit ”[5]. Elle insiste sur l’apprentissage de la réciprocité, de la rétribution mesurée, de “ ne pas exercer sur l’autre un pouvoir tel qu’il le laisse sans contre-pouvoir sur nous ”. En arrêtant le mal, elle arrête aussi la responsabilité, la limite et l’impute : on ne saurait être responsable de tout.

Entre ces deux orientations, le sujet boîte. Il y apparaît à la fois dans sa responsabilité et dans sa fragilité, à la fois sous sa face active et agissante et sous sa face passive et subissante. Et la pédagogie de la réparation opère sur les deux tableaux, en essayant de trouver un rythme entre les deux postures. Quand on met l’insistance sur la responsabilité, la réparation tablera plutôt sur l’estime de soi, et sur les capacités propres du sujet : la capacité de parler, d’agir, de (se) raconter, de s’imputer des actes ou des paroles. La tonalité générale est celle du crédit, de la confiance en soi ou en autrui, mais aussi de la confiance en la parole (qui est l’institution des institutions), de la confiance au désir (au sens ici de la visée d’une vie bonne et accomplie), et de la confiance dans les possibilités de l’agir. On suppose que toute action est orientée vers le bien, ou vers un bien (c’est ce qu’on appelait plus haut une morale téléologique, et l’utilitarisme en est encore une variante), et qu’elle est en ce sens raisonnable. C’est le postulat éthique de toutes les philosophies du contrat, qui caractérisent notamment les sociétés plus individualistes, et responsabilisatrices, qui impliquent qu’il n’y a pas de droits sans devoirs et pas de devoirs sans droits. Par exemple le droit aux soins implique des devoirs de santé, de maintien de soi (non seulement par rapport aux alcools, tabacs et autres drogues, mais aussi bien sûr l’hygiène, l’alimentation, les vaccins, etc.) On traite l’individu comme un adulte majeur, consentant et vacciné (ou plutôt n’ayant pas peur des vaccins).

Mais on ne peut se contenter de penser les êtres humains selon cette face autonome et responsable, capable. Il y a en eux une sorte de disproportion intime entre cette face, et leur face de fragilité, de vulnérabilité, d’impuissance. Cette seconde morale insiste donc bien plus sur la vulnérabilité du sujet, et accepte d’avoir affaire souvent à des sujets incapables de répondre, de donner un consentement dans des conditions telles que ce consentement fasse juridiquement engagement (enfant, malade dans un état de faiblesse ou de dépendance, etc.). Il s’agit alors de le protéger de tout ce qui, trop fort pour lui, pourrait lui faire du mal. Non pour l’enfermer dans cet état, mais au contraire pour retenir le sujet sur cette pente de l’irresponsabilité. Il s’agit donc de retenir et de soutenir sa responsabilité. En voyant ainsi dans l’individu la part de l’enfance, de la faiblesse, mais aussi de la bêtise, de l’irréductible irresponsabilité, on prend la mesure de ce que j’appelais tout à l’heure la part de malheur (et qu’une morale utilitariste par exemple ne peut ou veut pas voir). La pédagogie de la réparation prend alors en compte le fait que les sujets disent ce qu’ils ne veulent pas dire, font ce qu’ils ne comprennent pas, et sont incapables de formuler ce qu’ils ont subi[6]. Cette morale de la Loi constitue le postulat de toutes les philosophies de l’institution, qui caractérisent notamment les sociétés plus holistes ou du moins plus solidaristes. L’idée en est qu’il faut dissocier complètement les droits et les devoirs, et qu’une personne incapable de porter la charge de sa contribution au bien commun, ni même de sa contribution à son propre bien, n’en a pas moins des droits fondamentaux. Il ne faut pas enfermer quelqu’un dans son handicap ou dans son malheur, ni laisser ce dernier envahir tous les registres de son existence. C’est au contraire le rôle des institutions que d’arrêter la contamination du malheur, par laquelle quelqu’un qui a perdu son travail peut perdre sa famille, son estime de soi, son logement, sa santé, l’intégrité de ses capacités juridiques, etc. C’est leur rôle de séparer les tableaux, de faire écran à ces déplacements (transferts de “réputation” ou autres) et de redonner au sujet une chance, un droit de paraître avec confiance[7].

Le danger de cette oscillation, plus exactement de ce que Bergson aurait appelé une “double-frénésie”, est de trop séparer ces deux faces. Or cette séparation est ruineuse pour toute éducation, pour toute thérapeutique, pour toute « pénitence » ; et beaucoup plus simplement pour toute citoyenneté : des sujets entièrement responsables n’ont plus besoin d’institutions, de normes ni de règles juridiques, et des sujets entièrement vulnérables sont dans une demande insatiable de sécurité. D’un côté on croit que tout peut se contractualiser, que tout le monde est libre et fort, capable d’intérioriser les règles et les informations au point de n’avoir plus besoin de garde-fous extérieurs. Mais ce faisant ne risque-t-on pas d’aboutir à l’inverse à un sujet angoissé de devoir tout choisir, prêt à s’abandonner aux mains de celui qui lui dictera sa Loi ? N’aboutira-t-on pas à augmenter la culpabilité, le stress, la solitude et la dépression de celui qui n’y arrive pas. Ce n’est pas un hasard si les sociétés les plus individualistes sont aussi souvent les sociétés les plus conformistes, celles qui ont la plus faible tolérance à l’anormal. La morale de la victimité, de la fragilité, de son côté, veut protéger, assurer, assister, soulager. Elle développera des institutions tutélaires, inamovibles ou plutôt infaillibles, capables de rassurer. Elle développera une pédagogie dogmatique, où le Clerc, le Docteur, le Formateur, l’Éducateur, savent où est le Bien et le Mal, et où il ne s’agit que d’y dresser les sujets (pour leur propre bien). On ne se demande pas « qui » a éduqué les éducateurs, ni si cette irresponsabilité des sujets n’est pas une infantilisation où ils ne peuvent jamais grandir ni s’émanciper. On ne voit pas davantage les risques de dérive victimaire et juridique dus à cette surestimation de la victimité.

Ces excès doivent nous appeler à un certain sens de la mesure, de la sobriété et des limites. Même si les véritables faits humains est sociaux sont “totaux” (au sens de Marcel Mauss, qui touchent tous les registres de la vie), et peut-être justement pour cela, aux différents profils du sujet doivent correspondre différentes formes d’institution, qui peuvent empiéter les unes sur les autres pour bien se “tuiler”, mais non prétendre chacune être la seule ou la principale. Tout n’est pas pénal, ni même juridique. Tout n’est pas davantage médico-thérapeutique. Tout n’est pas pédagogique, ni politique, ni moral. C’est ce souci critique des limites qui permet de penser modestement et concrètement les articulations, et qui nous y oblige. On essaiera donc, autant que possible, de repartir d’une situation où l’on a bien dissocié les responsabilités et les vulnérabilités. Mais en cherchant aussitôt à reconnaître, et à rappeler, les impuissances et la fragilité de celui qui agit, et les capacités et les responsabilités de celui qui subit. C’est un rythme qu’il s’agit de trouver entre ces deux aspects.

2. La sagesse pratique du jugement, et le temps de réparer

Or ce rythme est peut-être finalement celui, tragi-comique, de la “ sagesse pratique ”[8], qui accepte ce sujet en quelque sorte “bancal”. Et pour la justice aussi il apparaît sous la forme d’un jugement à deux temps, un temps pour arrêter le malheur, et un temps pour réparer, pour rétablir le lien social. On a le temps court de la sanction et le temps long de la réparation-réhabilitation. La première fonction du jugement est en effet d’abord d’arrêter le conflit, la spirale du malheur, c’est-à-dire aussi de la vengeance ou éventuellement de l’autodestruction. L’institution ici fait écran, et met une distance, une bonne distance avec les autres ou avec soi. On sait ici l’immense faculté humaine à faire nous-mêmes notre propre malheur, à préférer le malheur. En arrêtant les responsabilités, en ne les laissant pas courir en tous sens, en les départageant, on impute, on explique au plus près les circonstances du malheur et les effets de l’acte malheureux. On fait entendre les récits du tort commis et subi. On les place ensemble dans l’enceinte d’une audience publique. On dit le droit et on dit le tort

Mais il y a une seconde fonction du jugement, qui est de rétablir et de pacifier les liens. L’élargissement progressif du sentiment tragique, un peu comme le cercle d’une onde s’élargit sur les eaux, conduit les protagonistes à sortir de l’étroitesse de leur point de vue, à comprendre comment le criminel est aussi victime, à comprendre la disproportion entre le mal commis qui est toujours précis et limité, et le mal subi dont les conséquences peuvent être infinies. À comprendre aussi la disproportion qui demeure entre la réparation, là encore par principe limitée (mais on peut faire plus qu’on ne le croit souvent dans le sens de la réparation), et l’irréparable, de ce dont il faut faire son deuil. C’est cette compréhension qui marque la réhabilitation des sujets dans leurs capacités narratives, éthiques (la faculté de promettre, de se repentir ou de pardonner), juridiques.

Ce rythme est très subtil, parce que d’un côté le jugement tranche et arrête, il ne laisse pas la situation sans jugement ; mais de l’autre il rouvre un possible dont il ne sait rien et qui ne dépend pas de lui, comme si le jugement finalement ne jugeait pas. D’un côté il rappelle au sujet sa responsabilité très personnelle, il insiste sur les différences (coupable-victime), il impute et attribue des actes à des acteurs capables et responsables, et protège la vulnérabilité des victimes. De l’autre il met en œuvre une responsabilité sociétale, il insiste sur les ressemblances, rappelle la vulnérabilité de l’acteur et la capacité de la victime. Il tisse ainsi ensemble un temps bref, heurté, et un temps plus long, de telle sorte que l’un ne lâche pas l’autre. Pour associer finement la face passive et la face active du sujet, il y a tout un travail de mise en récit, qui replace le présent dans la continuité d’un passé et d’un avenir possible. Et comme on le dit souvent dans le monde médical, on supporte beaucoup si on espère beaucoup.

Allons plus loin. Pour mettre en œuvre le souci de donner à chacun le droit d’avoir sa manière de “boiter”, son rythme, une institution de santé comme une institution d’éducation doit se comprendre elle-même véritablement comme une institution, c’est-à-dire comme un cadre protecteur de la justice, destiné à redonner à chacun (non pas à tout le monde en gros de manière uniforme mais à chacun dans sa singularité) sa chance. Et on n’ira jamais assez loin dans la sollicitude, dans le souci de faire place à la singularité vulnérable. Mais d’autre part l’instituteur, le soignant, l’éducateur ou le JAP[9] reste en même temps derrière un voile d’ignorance: ce n’est pas lui-même qu’il traite, même s’il doit traiter l’autre comme lui-même ; il n’est pas de l’autre côté. Le respect des capacités d’autrui exige de ne pas enfermer l’autre dans sa fragilité, dans son handicap, de faire crédit à sa capacité à interpréter autrement, à réagir autrement, à réinterpréter sa vie. Quand je dis voile d’ignorance, je ne parle pas de l’ignorance de la médecine prédictive quant à l’avenir du patient, même si cette ignorance est irréductible : je parle de l’acte proprement politique qui nous interdit de passer de l’autre côté, et qui laisse à chacun de quoi saisir sa chance, sans l’enserrer dans des assurances (au sens propre) qui seraient aussi des condamnations.

Dans cette optique, le temps de réparer correspond au temps qu’il faut pour que la “peine” ait un sens. Car la peine est ambiguë, et signifie à la fois le chagrin, la douleur, et la sanction punitive. La punition elle-même est ambiguë et signifie à la fois la juste rétribution, soumise à la règle de l’équivalence ou de la proportionnalité, et l’idée infantile et magique qu’une douleur (que l’on fait délibérément subir à quelqu’un) puisse en effacer une autre (le tort que quelqu’un a subi de son fait)[10]. Cette question affecte également la réparation, car elle nous oblige à distinguer entre une juste réparation, celle qui manifeste la reconnaissance du tort commis, le désir de réparer tout ce qui est réparable[11], et la fausse réparation, celle qui laisse croire que tout peut être réparé, et qu’une peine réparatrice peut annuler l’irréversible.

Mais le sens de la peine prend du temps. On connaît le décalage temporel par lequel celui qui est coupable mais qui n’a pas encore reconnu sa culpabilité est présumé innocent, alors que celui qui a avoué, et qui est en quelque sorte déjà sorti du fait brut d’être coupable[12], est alors considéré comme coupable. Il est redoublé par le décalage entre faits reprochés et les réparations pénales, souvent éloignées dans le temps. La peine apparaît donc tout d’abord à celui qui la subit comme un fait massif et absurde. Elle est d’ailleurs rarement expliquée, et il ne faut pas s’étonner alors d’avoir aussi affaire à une violence dénuée de signification, à une violence insensée comme une décharge, un accident : « ça m’a pris ». La justice ne cherchera plus alors qu’à gérer des risques quasi-statistiques, qu’à chercher la prévention sécuritaire. Mais de l’autre côté on ne peut pas dire à l’avance le sens de la peine, qui dépend de ce qu’en fera celui qui la subit. La sanction commence avec des êtres irresponsables, pour lesquels les choses sont absurdes et confuses, et qu’il faut parfois protéger de leur propre capacité de nuisance. Le juge qui énonce la sanction pourrait tenter un début d’explication, et s’interrompre, comme s’il ne maîtrisait pas tout, et manifester ainsi que cette ébauche de sens est inachevée, et que la suite sera celle choisie par celui qui reçoit d’abord la punition comme un fait brut. Dans le meilleur des cas, on termine avec des êtres responsables, qui assument ce qu’ils ont fait et se sentent dans la capacité à ne plus jamais le refaire. La peine est alors, depuis son dispositif carcéral jusqu’à sa fonction de rétablissement des pleines capacités juridiques, narratives et éthiques des sujets, une machine à retarder, une machine à intriguer, une machine à donner du temps. Manière de placer le sujet en situation d’interpréter la peine, et enfin de se réinterpréter lui-même.

Olivier Abel

Notes :

[1] Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt développe cette idée à propos du pardon, qui est pour elle, avec la promesse, l’une des deux facultés limites de l’action humaine, soumise à l’imprévisibilité et à l’irréversibilité. Le pardon en effet suppose le regard d’un autre, capable de me voir autrement : on ne peut pas se pardonner à soi-même. J’ajouterais qu’un sujet qui serait tout entier dans son acte serait, au sens des métaphysiques médiévales, un ange ou un diable, mais pas un humain.

[2] Il y a d’autres formes de pardon, plus inconditionnelles ou plus involontaires. C’est un sujet qui m’a longtemps passionné. Voir Le pardon (Paris : Autrement, 1991, Collection « Morales ») « Tables du pardon », p.208-233 (repris en point-poche). « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 1993-7, p.60-72. “Le pardon, ou comment revenir au monde ordinaire” Esprit 2000-8/9, p.72-87.

[3] Derrière toutes nos questions, il y a une question de “coût” : combien la société est-elle prête à mettre pour résoudre ce problème. Il faut qu’il y ait un débat public à ce sujet, car les investissements et les choix financiers (de santé publique ou de mesures pénitentiaires) n’ont d’efficacité que s’ils sont portés, augmentés et en quelque sorte accomplis par une volonté politique (je veux dire aussi civique) capable de les assumer.

[4] Ricœur s’appuie ici sur Aristote, sans doute un peu Spinoza, et Hannah Arendt.

[5]  Ricœur affirme cela dans un contexte pacifiste, où il rappelle que face au totalitarisme, la justice démocratique ne saurait être entièrement désarmée. Le fond philosophique de cette réflexion morale est marqué par Kant.

[6] On ne protège la fragilité que de ceux qui peuvent se plaindre : ceux qui sont au-dessous du seuil où l’on sait se plaindre (exprimer la plainte, lui donner des formes acceptables) paraissent trop durs, trop insensibles.

[7] Tout le problème me semble être de pouvoir favoriser une confiance en soi qui se distingue de cette fausse assurance par laquelle, dès que l’on peut, à son tour, on est prêt à marcher sur les autres.

[8] Après la visée éthique et la norme morale, c’est le titre de la 9ème étude de Ricœur dans Soi-même comme un autre. L’idée est que l’on rencontre parfois un conflit des devoirs, où le choix ne peut pas se porter vers le bien, ni éviter le mal, mais en acceptant qu’il peut y avoir un désaccord sur ce qu’est le mal ou le malheur lui-même, de chercher seulement le moindre mal, le moins pire. La sagesse est alors un arrangement à chaque fois singulier.

[9] Le juge d’application des peines.

[10] Les humains préfèrent que tout malheur soit encore la punition d’un crime, de sorte que le mal ait toujours un sens moral possible, dans une vision pénale du monde où chaque malheur trouve sa place dans une rétribution générale. Pourquoi ne nous sentons-nous pas obligés ni tenus d’expliquer le sens de la peine ? Parce que la peine n’a pas de sens propre : elle permet simplement que le malheur en ait un, trouve le sien, trouve sa rétribution, et sorte de l’absurde. C’est pourquoi les manières de punir sont des « concentrés » de culture, parfois archaïques, à manipuler avec une grande prudence critique.

[11] À cet égard la réparation financière est aussi le signe que la plainte a été entendue, et sans cette intention réparatrice, et la reconnaissance qu’il y a de l’irréparable, la récrimination financière peut être interminable.

[12]  L’aveu n’est possible que pour un sujet qui a été capable de se mettre lui-même à distance de son acte, de se voir lui-même comme un autre, comme on le remarquait au commencement de cette réflexion.

 

Rédigé pour le colloque du Service éducatif en milieu ouvert-
association Buzenval, Montrouge le 15/9/00.
Voir aussi « La responsabilité incertaine », Esprit 1994/11, et « Justice et mal », in La justice et le mal, sld A.Garapon et D.Salas, Paris : Odile Jacob, 1997.