« Famille et conjugalité »

Il n’est pas certain que les protestants ici présents se retrouvent dans mon intervention car, sur des sujets complexes comme la famille, nous avons des variations. J’ai moi-même des variations que je cherche à rendre cohérentes entre elles.

Je retiens du rapport deux points plus spécifiques : une tentative de renforcer la filiation ; et un certain déficit de réflexion sur le couple, abordée dans le désir de dédramatiser le divorce plutôt que de proposer une vision ambitieuse de la conjugalité. Cela me fait penser à Cary Grant dans le film « La dame du vendredi » de Howard Hawks (1940), quand il dit qu’à la différence d’autrefois le divorce ne représente plus rien de durable, seulement quelques mots devant le maire! J’ai le sentiment que, depuis quelques années, la conjugalité n’est pas assez p

ensée. Dans un article publié dans La Croix de juillet 1998, “Conjugalité et filiation, les deux faces de la famille”, je parlais de la nécessité d’articuler ces deux éléments (conjugalité et filiation) par rapport à la famille : la conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes ; la filiation nécessite d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n’est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n’est pas non plus une invention malléable des cultures, que l’on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu »elle est. Elle n’existe qu’à être à chaque fois interprétée. Or aujourd’hui cette double-différence est très vulnérable (qu’est-ce qu’être une femme, un mari, un père, etc.), il n’y a plus guère qu’aux toilettes qu’on trouve encore instituée une différence dames-messieurs, et c’est cette double interprétation qu’il faut soutenir, alimenter, et je dirais même applaudir.

Du côté de la conjugalité, il y a égalité et symétrie en ce qu’il y a libre alliance, lien horizontal, choix que l’on assume et que l’on veut durable ; du côté de la filiation, il y a un lien qui n’est pas choisi, ne résulte pas d’un contrat et ne peut être résilié : ce lien est donc asymétrique. Comment articuler ces deux dimensions de la famille : le lien horizontal de l’alliance, et le lien vertical de protection du petit dans la durée et la filiation ? Sur de tels sujets, nous avons beaucoup à recevoir les uns des autres au plan œcuménique : par rapport à la famille, la conception protestante a peut-être plus insisté sur l’aspect d’alliance et de conjugalité, et la conception catholique sur la filiation. L’équilibre est difficile. André Dumas insistait sur l’émancipation de la conjugalité par rapport à la filiation. Sans doute a-t-on trop insisté sur cet aspect, au point que la filiation en a été fragilisée. Mais, depuis dix ans environ, c’est plutôt l’inverse, au point qu’actuellement on ne semble plus s’intéresser à l’aspect d’alliance.

1. La conjugalité

Au moment du Pacs, la question suivante a surgi : dans une société libérale, qu’est-ce que la conjugalité si l’on pense pouvoir tout résoudre dans le libre consentement mutuel, sans prendre en considération la possibilité du désaccord et les rapports de force qui peuvent s’introduire dans le couple ? Ces rapports de force sont spécifiques, avec des dissymétries affectives, mais aussi financières, et des différences de rythmes dans les « plans de vie » des uns et des autres (ayant ou non terminé des études, eu un ou plusieurs enfants, etc).

En renonçant à instituer la conjugalité, on contribue à la précarisation générale des engagements collectifs et à donner libre cours à la vengeance et à la violence. Le divorce me paraît trop peu pensé. On peut aussi se demander ce qu’est la filiation dans une société où tout est pensé sans croire à une conjugalité durable. La durabilité ne semble souhaitée actuellement que pour renforcer le lien parental, elle n’est prise en compte que par rapport à la question des enfants ; on n’évoque plus la durée dans la conjugalité.

Les protestants ont davantage insisté sur la conjugalité, mais en gardant plutôt le modèle puritain : libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité et où la filiation n’est plus le seul but du couple (ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à un rôle dans l’économie de la filiation). Cette conception a des aspects intéressants : le contrat compris au sens fort de libre-alliance. Mais aussi des aspects négatifs : la dimension très individuelle d’une sincérité qui, lorsqu’elle était devant Dieu, était engagée éternellement mais qui, quand elle n’est plus que devant soi-même, devient nerveuse et anorexique! Ainsi, chez des êtres majeurs, l’inconstance devient la forme que prennent la véracité et la sincérité à tout prix.

L’aspect intéressant de cette conception est développé dans le magnifique Traité et discipline du divorce, de John Milton, publié en 1640 : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord. Il ne s’agit pas d’un consentement qui s’interromprait dès qu’il y a désaccord, mais d’un travail, d’une “conversation assortie” et heureuse dans laquelle il y a discordance et conflit. On ne peut pas penser l’alliance sans le conflit : il faut les penser en même temps. C’est pourquoi il faut penser le divorce, établir une discipline. On ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte.

Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les “comédies de remariages”. C’est par exemple cet homme et cette femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance.

La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance. Ce point me semble très important par rapport à la fidélité aujourd’hui : penser la fidélité comme une nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête, la rupture. Il ne faut pas opposer fidélité et rupture, durée immuable et cassure dès que les choses ne vont pas : nous mourons de cette conception. Il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante, une fidélité capable de réinterpréter le passé, une fidélité qui nous rende capables de regarder le passé ensemble pour le réinterpréter : “Maintenant, je comprends : c’était cela que tu voulais dire à ce moment-là…”

Il faut en même temps être conscients des risques du modèle. Il y a de fait, aujourd’hui, une fragilité du couple. Ceci est sans doute dû aussi à une sorte de tiraillement : beaucoup de contrats sont aujourd’hui précaires (contrats de travail, logements, etc.), alors pourquoi les engagements conjugaux seraient-ils durables ? Si l’on accorde la priorité à la sincérité des sentiments, il faut bien comprendre ce qu’est la sincérité : non pas la transparence immédiate mais la sagesse courtoise qui sait que c’est une histoire à deux, un enchevêtrement narratif qui prend du temps.

C’est la raison pour laquelle je ferai aussi un éloge de l’institution du mariage, comme acte politique, acte civil. Ce n’est pas juste l’affaire de deux personnes devant Dieu ; c’est un acte qui implique la communauté. Pour deux raisons.

D’abord parce que le mariage est un acte politique et civil : il tisse des différences dans une société qui éprouve ainsi son unité, en dépit des différences de milieu, de confession, d’opinion, éventuellement de différences de nationalité, ce qui donne au mariage une dimension d’élargissement de la civilité. Au-delà de l’institution politique, il y a d’ailleurs l’institution juridique. Elle est importante pour penser le rapport entre le faible et le fort. Comme on a pu le dire, un des grands points qui manque au Pacs est la protection du faible. Dans les divorces, les avocats utilisent beaucoup actuellement le système de la “passerelle”. Ce n’est pas une possibilité vraiment inscrite dans la loi, mais plutôt l’utilisation d’un appendice subalterne qui permet à la fois une sorte d’accusation réciproque des conjoints (donc le divorce pour tort) et en même temps le retrait mutuel de la plainte. C’est une formule qui permet d’exprimer la plainte et de parvenir à un vrai compromis, et donc d’éviter que les gens n’accumulent des désirs de vengeance et ne se fassent du mal en plus de leur chagrin. On est dans une société où il y a peu d’endroits où l’on puisse rompre, casser, détruire, et il n’y a guère que nos familles que nous puissions détruire, comme si nous chargions là toute notre capacité au mal et à la destruction. Il faut donc penser le divorce.

Ensuite, parce qu’il faut penser quelque chose comme l’institution du sentiment. On meurt d’avoir pensé des institutions dépourvues de sentiment et des sentiments sans institution. Comment penser une institution du sentiment ? La grande institution des institutionds, entre les humains, est le langage. La courtoisie, le fait de parler, de laisser parler, d’écouter, la “conversation” est une politique de l’amour. Je crois qu’il n’y a pas d’un côté l’amour, la question du sexe à l’état brut, et de l’autre les institutions d’un langage totalement verbeux et platonique. Il faut que le langage soit courtois, qu’il y ait une parole amoureuse, qu’il y ait de la courtoisie dans le langage : c’est important pour briser la rupture entre le sentiment et l’institution.

2. La filiation

Elle devient le lien indissoluble. On fait peser toute la charge de la demande de durabilité sur la filiation. Ce qui fragilise et ruine la filiation aujourd’hui, c’est qu’on s’efforce de la construire sur une conjugalité complètement défaite. Je ne crois pas à la possibilité de renforcer la filiation sans penser la conjugalité. Mais de ce côté-là aussi il y a un déficit d’institution : on laisse flotter le consentement, la parole, comme si les liens de filiation étaent eds liens électifs, où les enfants choisissent leurs parents et les parents leurs enfants!

Sortir de cette situation suppose d’accepter que la filiation n’est ni un pur fait biologique ni une pure relation élective (j’aurais dit la même chose sous une autre forme pour la conjugalité). Ce n’est pas un pur fait biologique parce que la filiation ne se réduit pas à la carte du patrimoine génétique. Bien sûr, la vérité scientifique peut être importante mais, pour l’identité humaine, la vérité est une vérité racontée, une vérité rapportée par une parole, et non pas un pur fait brut. Mais la filiation ne se réduit pas non plus à un choix électif. Il semble qu’il soit arrivé parfois, dans certains procès de divorce, que l’on en vienne à demander à l’enfant au tribunal : “finalement, pour toi, qui est ton père ?” Ceci est grave. On ne peut demander à un enfant de choisir son père ; on ne peut traiter l’enfant comme un sujet majeur et consentant, et développer ainsi le modèle du consentement généralisé, où l’on se choisit par affinités, par adoption réciproque, où le papa est un “copain”. Mais le cinéma contemporain, et notamment les téléfilms, étaelent ce modèle à l’envi.

On assiste actuellement à un effondrement de la filiation, écartelée entre ces deux logiques. Et plus la filiation est fragile, plus on a tendance à durcir le côté biologique. On manque ainsi ce qui est propre à la filiation et on aboutit à des individus “désaffiliés”, qui seront des adultes sans enfance : ni enfants, ni adultes. Pour nous, la filiation s’institue dans la différence des générations, le rapport dissymétrique qu’il y a du grand au petit. Cette dissymétrie est complexe parce qu’elle va rendre l’émancipation possible : il n’y a pas indéfiniment d’un côté le grand et de l’autre le petit ; le grand l’est par rapport au petit, et s’il permet au petit de devenir grand, de le remplacer: c’est le paradoxe de l’éducation que de tout faire pour s’effacer devant l’autonomie.

La figure du père s’inscrit dans la différence des générations. Le père doit avoir à la fois des droits et des devoirs ; il rfaut donc rééquilibrer les devoirs et les droits. La paternité s’inscrit dans le plan des générations par le discours de la généalogie. C’est par le discours de la généalogie que les parents reçoivent l’enfant qui arrive, ce qui est aussi une adoption ; on reconnaît la filiation, on la nomme, on l’institue. Il y a une dimension narrative de la filiation. Un des dangers principaux de la télévision à cet égard, c’est qu’elle raccourcit le temps de parole, le temps de narration. Le temps narratif est nécessaire : il faut que l’on ait entendu raconter nos histoires pour que l’on puisse les raconter à son tour. Je ne suis pas obligé d’être celui qu’on m’a dit que j’étais mais, pour que je puisse dire qui je suis, il faut qu’on m’ait dit qui j’étais. Cela suppose qu’on m’ait autorisé à dire qui j’étais, en me donnant des voies pour interpréter ce qui me précède. Cet espace élargi du discours généalogique comme narration du monde où l’on est né est ainsi très important à protéger, à instituer, à déployer.

En cas de divorce, si on ne subordonne pas le temps de la filiation au temps de la conjugalité, comment faire pour que le lien parental soit maintenu alors que le lien amoureux est rompu ? Les réponses ne sont pas toutes faites ; elles varient infiniment selon les cas. C’est souvent le second conjoint de la mère qui remplit réellement le rôle du père, alors que le vrai père se retire dans un rôle de simple copain. Alors, qui est qui ? Qui assume vraiment ce rôle de la différence des générations ? Il faut donc voir comment la rupture va effacer et réinterpréter le temps de la généalogie, comme elle va décomposer et recomposer les rôles pour donner quelque chose d’autre mais de fragile.

Conclusion

1. On parle actuellement beaucoup de la figure du père qu’il faut retrouver. Mais il faut, au moins symboliquement, retrouver la figure de l’époux : cette figure mythique est actuellement effondrée (alors que celui du père l’est sans doute bien moins, au moins dans l’imaginaire collectif, puisqu’il est désiré). On ne se préoccupe plus de l’Époux ; c’est très ennuyeux !

2. Ces deux directions que j’ai données – conjugalité et filiation – correspondent pour moi à deux grandes théologies bibliques : la théologie de l’alliance et la théologie de la généalogie. Il serait inquiétant que l’une de ces deux grandes conceptions théologiques, qui partagent déjà l’Ancien Testament, soit perdue. L’alliance, l’élection, qui suppose la liberté égale des contemporains à rompre ou à recommencer le pacte, n’est pas le seul modèle ; il y a le modèle généalogique, qui pense la transmission, la tradition, la reproduction, et donc la continuité, mais qui connaît lui aussi la rupture de la mort et de la naissance, du recommencement des générations. Réciproquement, le modèle généalogique qui se fonde sur une bénédiction essentielle, n’est pas le seul à assurer la durabilité. J’aimerais qu’aucune de ces deux théologies ne risque de l’emporter sur l’autre, même s’il est tragique d’essayer de penser les deux en même temps.

Je refuse – comme on l’a entendu dans le débat sur le Pacs – que l’on dise : “la famille traditionnelle est fichue puisqu’il est prouvé qu’elle marche mal…” On sait, depuis les tragédies grecques, que la famille est tragique et il en sera toujours ainsi. C’est difficile parce que, en un même lieu, on introduit un lien entre les égaux et entre les inégaux, et qu’il faut articuler les deux liens. Plus: la famille est l’endroit où l’on apprend à convertir la justice en amour et l’amour en justice. Comment penser les deux logiques en même temps ? La famille doit être le lieu de cette traversée, et il y faut un sens shakespearien du tragi-comique, une bonne dose d’humour et de sagesse. Et pour opérer toutes ces conversions, il nous faut accepter une théologie dans laquelle nous avons besoin les uns des autres.

 

Olivier Abel

Échanges

M. Lossky : Étant donné que nous sommes un Conseil d’Églises chrétiennes, je suis surpris qu’aucun intervenant n’ait évoqué, comme chrétien, la question du mariage religieux (même si cette question n’est pas abordée dans le rapport). Notre mariage chrétien est le rapport entre deux êtres sur terre, homme et femme, évoqués par saint Paul dans Eph 5. Il y a pour nous chrétiens un rappel à faire que le mariage est une affaire eucharistique ; que le rapport conjugal, choisi par saint Paul comme image de l’alliance du Christ avec son Église, est un témoignage de la vie trinitaire. Le mariage est peut-être le rapport humain qui nous rapproche le plus ici-bas de celui des trois personnes de la Trinité.

Mgr Vingt-Trois : Mais nous savons que nous ne percevons pas le mariage chrétien comme les Églises réformées.

M. Abel : Mais j’ai évoqué l’idée de l’époux comme essentielle à la figure de la conjugalité et de l’alliance. Le Cantique des Cantiques est central pour ce que j’ai appelé la conjugalité.

Mgr Vingt-Trois : Je crois que dans notre démarche catholique nous avons développé, en divers domaines, des théologies du sacrement de mariage, de la réalité conjugale et de la vie familiale qui étaient consonantes avec cela. Elles étaient fondées sur une analogie incontestable de l’alliance. Mais, sur ce terrain, je crois que nous sommes dans une autre perspective que la perspective réformée puisque, pour eux, le mariage est une réalité séculière.

M. Abel : C’est pour nous une réalité séculière, politique fondamentale. On est aussi dans une tradition française particulière où le mariage a permis que s’introduise la tolérance, l’idée que le mariage est d’abord un lieu civil. Maintenir une dimension séculière du mariage pour tous, et non pour quelques-uns, est actuellement un combat commun.

M. Torossian : Comme vous l’avez dit, le mot “mariage” est éludé constamment dans le rapport. On parle des couples. Il y a juste un endroit où l’on dit qu’il s’agit de deux personnes de sexes opposés, mais il faut avoir lu déjà bien des pages pour lire de quoi est composé le couple.

Dans la lettre de mission du Garde des Sceaux, il n’est absolument pas question des réalités spirituelles des uns ou des autres. C’est à l’extrême fin de la lettre qu’on parle d’un éventuel problème éthique et moral. La législation amène d’ordinaire une ligne de conduite et des “sanctions”. Mme Dekeuwer-Défossez dit clairement : “Il ne s’agit pas d’adapter le droit aux mœurs”, alors que la lettre de mission du Garde des Sceaux dit l’inverse. On ne parle ni de prévention ni de préparation. Dans la lettre de mission du Garde des Sceaux, on commence par parler de la filiation avant de parler de la constitution du couple. Le fait qu’un certain pourcentage de naissances ait lieu hors mariage, avec éventuelle régularisation ensuite, ne justifie tout de même pas cela…

Il semble aussi que l’on fasse tout pour faciliter le divorce (mais pas de facilité pour la préparation au mariage), sans s’inquiéter du fort, du faible, des conséquences. On a effectivement l’impression que les enfants n’ont aucun problème, qu’ils sont même contents d’avoir un plus grand nombre de parents ou grands-parents… On ne tient pas compte non plus du parti que peut prendre l’enfant pour l’un des anciens conjoints contre l’autre, ce qui n’arrange rien entre enfants.

Le plus grave, selon moi, est la rédaction d’un grand nombre d’articles du droit, à la fin du rapport, prêts à être votés, et dont certains sont en contradiction brutale par rapport aux propositions. Parmi ces propositions, certaines ne sont absolument pas recevables et (sauf en un seul endroit) on ne dit absolument pas s’il a été tenu compte des personnes auditionnées. En revanche, on ne parle pas d’auditionner les enfants mais de les associer aux décisions.

D’après la liste fournie, dans la communauté arménienne personne n’a été auditionné.

M. de Turckheim : Entre intervenants, qu’est-ce qui vous a paru proche ou différent ?

Mgr Vingt-Trois : Il me semble qu’il y a une différence d’approches. M. Abel a fait une réflexion fondamentale sur la conjugalité et la filiation ; je suis resté au raz du texte de la Commission, mais sur le fond, nous ne sommes sans doute pas loin de nous rejoindre. Je ne me suis pas trouvé en désaccord avec M. Abel.

M. Abel : Dans ces rapports, les choses se passent toujours un peu de la même manière : on lance quelqu’un chargé de faire un rapport qui prend tous les coups, puis on cherche dans les morceaux ce qui aura quelque chance de passer et on le garde. Volontairement ou non, il semble qu’on ait prévu de fonctionner ainsi : l’an dernier, c’était le débat sur le Pacs ; cette année, ce serait la famille. En fait, le rapport sur la famille porte essentiellement sur la filiation, non sur le mariage et la conjugalité. On nous dira : “cette réflexion-là, c’était l’an dernier dans le débat sur le Pacs”. C’est ce que je trouve très déplaisant et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu réinsister sur cette articulation. Pour moi filiation et conjugalité sont liées, et en même temps ne sont pas identiques. Il y a une conjugalité qui est pour rien, pour le plaisir ; et en même temps il est évident qu’il y a de l’un dans l’autre : dans l’amour le plus libre, il y a le balbutiement de l’enfance et donc la filiation. Et dans la filiation la plus fondée sur les modèles traditionnels de l’autorité, il y a le but que l’enfant devienne majeur et grandisse, et parvienne donc à l’autonomie, à être un adulte capable de consentement.

Mgr Vingt-Trois : Le lien entre filiation et conjugalité est certainement le point le plus sensible du dispositif. J’ai entendu Mme Guigou me dire ceci : “pour moi, la famille, c’est un homme et une femme pour élever des enfants ; pas autre chose…” Quand on pose la question de la réforme de la famille, on pose en fait la question de la réforme de la filiation : “un homme et une femme pour élever des enfants” (on ne dit pas si l’homme et la femme sont mariés).

M. Lossky : On ne dit pas non plus ce que signifient un homme et une femme. Je souscris tout à fait à ce qu’a dit M. Abel : la conjugalité c’est l’essentiel. Je ne suis pas d’accord pour que le but du mariage soit la procréation ; le but, c’est le plaisir, dans le sens où je l’ai dit auparavant. Tous les Pères de l’Église ont écrit au moins un commentaire sur le Cantique des Cantiques, or beaucoup d’entre eux étaient des moines. Dans le Catéchisme de l’Église catholique, ce qui est dit sur le mariage au début est tout à fait ce à quoi nous souscrivons tous, nos sources communes. Ensuite, il est ajouté que son but est d’avoir des enfants. Or les enfants sont une conséquence de la conjugalité, une bénédiction supplémentaire du Seigneur, non le but. Dans Éphésiens 5, il n’est pas question des enfants, alors qu’on parle de la conjugalité. Au fond qu’est-ce que l’amour ? Comme chrétiens, il nous appartient de rappeler à ceux que nous préparons au mariage que nous et nos Églises, à partir de nos sources commune, nous considérons que l’acte sexuel fait partie de l’être humain tout entier et n’est pas une sorte de sport.

Mgr Billé : Vous disiez que le débat sur le Pacs a caché les vrais problèmes, Monsieur Abel. L’analyse que vous en faites pourrait faire dire qu’il a révélé les vrais problèmes. Si les problèmes sont cachés, ce ne doit pas être un hasard puisque le même débat les révèle et les cache. Comment se fait-il qu’on les cache ou qu’ils soient cachés ? Il serait intéressant de mettre à jour les raisons profondes (culturelles, philosophiques ou anthropologiques) qui font que, dans un débat comme celui du Pacs, les choses sont cachées (et peut-être intentionnellement pour une part).

M. Abel : À l’époque, dans les colonnes du Monde, il semblait que ne pouvait apparaître que le débat entre ceux qui étaient contre et ceux qui étaient pour, toujours avec le présupposé suivant : la famille, c’est la filiation ; donc on est contre le Pacs car la sexualité n’y est plus subordonnée à la filiation – ou bien : on est pour le Pacs avec l’idée que l’on pourra instituer la filiation mais que tout ce qui est de l’ordre du lien amoureux est privé. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de dire : où est la conjugalité là dedans ? Les choses n’étaient pas formulées mais cela les a aidées à se formuler. J’ai vu des intellectuels évoluer dans leurs positions. On aboutissait à se dire : il faut penser le mariage. C’est là le point où je me suis senti le plus en rupture avec nos amis catholiques. Certains paraissaient dire qu’il fallait instituer la conjugalité parce que c’est la filiation (mais pas la conjugalité pour elle-même). Mgr Vingt-Trois a raison de dire qu’on est dans un moment de trouble, parce que la conjugalité est actuellement en ruine ; mais c’est peut-être aussi un moment de décomposition et de recomposition. Réinterpréter son rôle de femme, d’épouse n’est pas facile aujourd’hui ; de même, réinterpréter son rôle d’homme, de conjoint. On ne peut pas continuer (comme à l’époque hippie) à nier la différence des sexes. Il va falloir faire quelque chose de cette différence : la réinstituer, la réinterpréter. C’est cela notre travail.

Mgr Billé : Dans la recherche actuelle, peut-être à cause du phénomène médiatique culturellement nouveau à l’échelle de l’histoire, on a un peu le sentiment que c’est la dénormalisation qui devient la seule norme possible : ce que j’appellerais “le trouble sur le trouble”…

Mgr Abel : Oui, c’est la règle sur l’exception. L’exception est ce qui va déterminer le code général…

M. Lossky : L’exception nous rappelle qu’il y a des choses à approfondir. Il faut donc aller jusqu’à nos sources communes. Le Christ dit “Qu’ils soient un, pour que le monde croie.” Il nous appartient de témoigner, chaque fois de façon nouvelle.

M. Abel : Pour citer une anecdote, je refuse que mes enfants me répondent : “d’accord”. Je leur demande de répondre “oui” ou “non”, en expliquant que je suis leur papa, et qu’on n’est pas égaux. Mais il leur arrive de m’appeler par mon prénom, parce qu’ils nous entendent le faire entre époux.

Mgr Vingt-Trois : Les communications intergénérationnelles étaient auparavant mieux assurées : chacun trouvait des interlocuteurs pour sa génération, et il était possible de parler, donc d’examiner les situations. Aujourd’hui, des gens se retrouvent isolés. L’un des fruits positifs qui en résulte dans la préparation au mariage est que, plus qu’auparavant, il y a non seulement une demande sacramentelle mais une demande de lieux de dialogue avec des personnes dans la même situation.

M. de Clermont : Dans la conférence sur la famille du 4 mai dernier, d’après l’exposé qu’a fait Mme Guigou, il m’a semblé qu’elle avait entendu un certain nombre de choses. Dans son discours d’introduction, elle a totalement corrigé l’idée qu’il fallait tenir compte uniquement de l’évolution des faits, pour dire que le droit avait un rôle positif à jouer. Mais par rapport au travail juridique actuel, si je n’ai pas entendu de réflexions disant vraiment que c’était mauvais, j’en ai entendu beaucoup plus sur les manques : il manque quelque chose pour dire une parole forte sur la conjugalité, dire le lien conjugalité-filiation.

En marge du débat juridique, nos Églises seraient-elles en mesure de dire quelque chose ensemble (éventuellement de façon décalée), lorsque la question sera publique ?

M. Abel : Il serait intéressant de faire des propositions qui donnent du courage, fassent crédit aux gens, fassent confiance à leur désir et à leur parole. Il me semble qu’une parole nous manque : celle qui permettrait aux gens de faire confiance à leur propre parole, qui potentiellement s’efforcerait de redonner confiance à leurs engagements. C’est un geste dans lequel les Églises peuvent avoir un rôle.

Mgr Billé : N’est-ce pas aussi l’un des rôles de l’institution, celui des structures institutionnelles ? Quand des jeunes qui ont beaucoup hésité font le pas de la confiance mutuelle, ils découvrent dans l’institution une grande source de liberté.

M. Lossky : Dans nos dix dernières années d’enseignement en université, Jean Tchékan et moi avons été frappés par le fait que les jeunes nous demandent de façon insistante ce qu’était le christianisme (alors que cela n’avait pas de rapport direct avec les matières enseignées), et semblent nous reprocher de leur avoir caché beaucoup de choses. Il y a une demande, une soif qui rejoint l’intérêt d’une réflexion sur le mariage.

M. Abel : Il serait intéressant de faire de l’obstacle le tremplin. Par exemple, il nous faut sans doute, à nous protestants, endosser la responsabilité d’un certain individualisme. Mais on pourrait aussi exploiter les promesses non tenues, comme si nous les avions mises sous le boisseau. On pourrait les aborder, montrer leur intérêt, reparler des choses dans une intention neuve. Cela nous permettrait de reformuler le problème : par exemple d’expliquer que le christianisme est apparu, s’est développé comme une libération vis-à-vis des liens de domination hommes-femmes, de servage, et que le discours sur la chasteté est un discours de libération…

Mgr Thomazeau : Est-il possible que nous convergions sur des questions ayant trait à la conjugalité ? Toutes les blessures que représente le divorce sont un lieu de grande peine. Je pense toujours à cette manière d’annoncer l’Évangile qui consiste à mettre nos mains dans les plaies : là où l’homme souffre, il peut être rejoint par la Bonne Nouvelle. Une recherche me semble possible. Il y a des choses que nous pouvons dire ensemble, par exemple sur le fait que nous croyons que cette union de l’homme et de la femme est un engagement qui peut être source de bonheur, même à travers les épreuves. Nous pourrions dire ensemble qu’un mariage est un engagement qui se prépare ; parler des conciliations fictives et dire ce que représente la forme d’entraide qu’est le conseil conjugal, l’importance de le rendre accessible, ce qui permet que l’on puisse rebondir à partir des épreuves. Même s’il y a des débats non pleinement résolus par rapport la sacramentalité du mariage, au niveau de la charité par rapport à cette souffrance nous pouvons peut-être nous rejoindre sur le service à rendre. J’aimerais qu’on s’y investisse.

Mme Millet : On a peut-être oublié l’immense changement dans le rôle des hommes et des femmes aujourd’hui. Sur ce plan là, on ne reviendra sans doute pas en arrière. Le rôle patriarcal où la femme était soumise et où les enfants devaient l’obéissance a été complètement bouleversé. Si l’on veut donner un message, il faut aussi qu’on accompagne ces changements : il faut que l’homme apprenne à vivre avec une femme qui a changé, évolué, a d’autres exigences ; et que la femme apprenne aussi à vivre avec un homme qui a changé. Il y a aussi toute une recherche de l’autre en tant qu’être sexué qui joue actuellement. Certains parents ont aujourd’hui à apprendre aux adolescents à se situer comme femme ou homme (ceux-ci s’imaginant qu’on peut choisir l’un ou l’autre), et à leur apprendre ce que sera assumer des enfants à deux. Comme Églises, nous ne lisons pas assez nos textes à la lumière de ces changements. Il faut accompagner ces changements et pour cela dans nos textes aussi,

changer nos langages. La réflexion sur les rôles est très importante.

M. de Clermont : Si du côté du ministère de la Justice, le travail continue, comment allons-nous accompagner ce processus, en en profitant pour dire un certain nombre de choses qui nous semblent essentielles pour la vie de la société ? Peut-être faudrait-il créer une petite équipe qui voie s’il est possible de dire des choses…

Mgr Billé : Au moment du Pacs, en relisant votre déclaration et la nôtre, mon sentiment était plutôt qu’il était, sinon impossible, en tous cas bien difficile de trouver les chemins d’une parole commune. Aujourd’hui, à partir de ce travail, j’ai plutôt une impression différente.

M. Marlier : Des éléments communs seraient utiles non seulement au niveau du gouvernement ou de la société, mais à l’intérieur même de nos Églises pour aider à la réflexion. Tout le monde est persuadé que nous sommes incapables de dire quelque chose ensemble sur ce plan. Ce serait sans doute un bon moment pour essayer d’avancer. Une réflexion interreligieuse serait meilleure encore, si possible.

Mgr Jérémie : Nous n’avons pas pris position dans ce débat et, d’après la perspective de l’analyse, je vois mal comment la conception orthodoxe pourrait s’y intégrer. C’est un débat extrêmement important, capital pour notre société en France, avec des subtilités nourries de toute une réflexion. Mais je crois qu’il nous faut continuer de chercher ensemble, pour faire ressortir nos valeurs communes.

Par rapport à la famille, la vérité ecclésiale orthodoxe considère toujours l’option capitale de l’union d’une femme et d’un homme, un sacrement qui donne sens à la création, à l’humanité et à l’anthropologie comme Dieu les a voulues. Pour nous, cette dimension ne peut être ni ignorée ni cachée. Nous ne pouvons pas ne pas nous y référer. Si donc nous devons envisager une parole, sachez que nous ne pourrons passer cet aspect sous silence.

Mgr Vingt-Trois : Je suis convaincu que nous aurions un service à rendre à notre société en nous exprimant comme chrétiens (peut-être avec d’autres qui accepteraient d’entrer dans la démarche) sur le point suivant : dire que, pour nous, l’engagement de la relation entre l’homme et la femme suppose un engagement personnel, et que nous pensons que cela est vrai pour tout être humain. Ce n’est pas une position d’Église ; c’est une réflexion de sagesse humaine dont nous sommes dépositaires par nos traditions et nos appartenances mais qu’il nous paraît important de rappeler pour tous. Je pense que peut-être, dans le contexte qui est le nôtre, cela ferait réfléchir un certain nombre de gens.

P. Forster : Les trois interventions ont des points communs : conjugalité, filiation, lien entre elles, différence de génération, manière de parler du divorce… Et ce n’est pas parce que, dans un texte, on ne parle pas d’une réalité qu’on n’y croit pas. Il y aurait sans doute une sagesse humaine que l’on pourrait évoquer et proposer à tous ceux qui le voudraient bien à partir de ce qui a été dit.

M. Antérion : Je pense aussi qu’il y a des choses communes à repérer dans ce qui a été dit. On peut aussi présenter des sensibilités un peu différentes à l’intérieur d’un même message, ce qui montrerait que nous ne sommes pas les dépositaires absolus de la famille, de la filiation, etc., mais que nous entrons en dialogue parce que nous voulons avancer à partir de convictions réelles. Nous y serions d’autant plus autorisés que nous appartenons à une famille assez intéressante : celle de Jésus-Christ…

M. Lossky : Je suis convaincu que nous pourrions faire un texte commun, en nous fondant sur ce que nous avons en commun avec tous les êtres de bonne volonté du monde (même incroyants), en nous fondant sur l’intégrité et le respect dus à la personne humaine. Il nous faudrait réhabiliter la notion de personne – au sens d’être en communion, nul n’étant un atome de l’humanité coupé des autres -. Souligner que nous sommes appelés à vivre en communauté – et la communauté dépasse nos frontières confessionnelles.

M. de Clermont : Dans les semaines ou mois qui viennent, pourrait-on demander aux trois intervenants, et à ceux qui voudraient se joindre à eux, de proposer une contribution sur les deux thèmes de conjugalité et filiation, en étant attentifs aux questions que révèle le rapport Dékeuwer-Défossez mais sans vouloir répondre au rapport ? Ceci, non dans la perspective d’une déclaration, mais pour faire sentir ce qui nous amène à dire des choses ensemble. Cela permettrait à ceux qui nous entourent d’entrer dans une réflexion et un débat, et donnerait force au mouvement œcuménique.

Mgr Billé : Je crois qu’il faut que nous tenions en ce sens.

M. Abel : Il faut reconnaître nos présupposés différents et accepter de les livrer dans leurs différences, sans chercher à les ramener au même.

 

Pour le CECEF 2000