Droit et religion Avant-propos : l’esprit et la loi

Jean Carbonnier était un merveilleux paradoxe, à plusieurs égards. Ce grand professeur de droit civil, rédacteur de nombreuses lois, tremblait de trop légiférer, se moquait des prétendus « vides juridiques », et cherchait un droit qui laisse le plus sobrement possible place au sens moral de chacun. Voici donc un juriste important, qui n’a cessé d’un côté d’enseigner le droit, d’en exposer l’importance, d’en travailler les souples possibilités ; mais qui n’avait de cesse par ailleurs de relativiser les lois, de les rapporter à leur contexte, de faire voir leurs limites, de montrer ce qu’elles ne peuvent qu’indiquer de loin, négativement, et sans jamais y accéder.

Pour comprendre la simplicité de ce paradoxe vivant, il suffit me semble-t-il de le rapporter à sa foi protestante. C’est ce que je me propose de faire dans cet avant-propos au quatrième volume de ses œuvres, qui rassemble divers textes où droit et religion sont rapprochés et distingués, comme les deux foyers d’une ellipse apparemment disparate et incertaine, mais d’une surprenante puissance.

Ce volume se place dans le prolongement de son livre le plus personnel, Coligny, ou les sermons imaginaires, publié aux PUF en 1982, dont il reprend certains textes majeurs, mais en les complétant par d’autres devenus introuvables. En guise de présentation, je voudrais d’abord explorer les racines calvinistes de cette conception « minimale » du droit, puis élargir le questionnement, d’une part vers une histoire et une sociologie religieuse du droit, d’autre part vers une poétique du droit quand il fait place au non-droit. Nous achèverons ce bref parcours en revenant sur l’obstination avec laquelle ce doux polémiste maintient l’étendard protestant.

Calvin et la sobriété des lois

Au cœur de notre premier paradoxe se tient un second, plus intime, et qui semble devenu une énigme, presque une contradiction dans les termes pour nos contemporains : comment peut-on être à la fois humaniste et calviniste ? C’est déjà la question que se pose Carbonnier dans « Droit et théologie chez Calvin », en cherchant à la prendre dans sa plus grande force. C’est qu’il la prend comme une question pour lui-même. Si l’on se souvient que Calvin était juriste de formation, et non théologien, et qu’il a eu la chance — ou la malchance ?— de légiférer pour sa ville-refuge, une double hypothèse vient aussitôt à l’esprit : d’une part le juriste aurait demandé à la théologie de sacraliser la loi ; d’autre part le théologien aurait compris la théologie en termes légalistes. Pourtant, loin d’accepter cette conception rigide d’une sorte de religion juridique ou de législation théocratique, Carbonnier n’a de cesse de montrer sur les deux versants la « flexibilité » de Calvin — et de faire voir par là comment il se comprend lui-même.

Pour comprendre Calvin cependant, il faut comprendre Luther, qui le précède, et sans la lecture duquel il devient incompréhensible. Luther avait fortement dissocié le registre purement « conservatoire » de la justice humaine et le registre évangélique de la sanctification. Ce que retient Carbonnier de cette théologie luthérienne des deux règnes, c’est l’idée que la loi qui régit la cité humaine est un mal nécessaire, seulement destiné à empêcher le monde de se détruire. Certes il y a besoin du droit, du droit social avant tout, pour rééquilibrer sans cesse les forces et empêcher les forts de devenir trop forts. Mais la Loi, au sens théologique, n’est plus l’instrument du salut. Elle nous enseigne par la négative que nous ne sommes jamais entièrement et parfaitement justes. Nous sommes ici sur le pli fondateur de la Réforme. Abrogée comme Loi une fois que son office pédagogique est achevé, elle est restituée comme libre règle éthique et devient un « expédient » modeste et sobre pour les adultes que nous sommes tous appelés à devenir. Autant que possible, le droit doit laisser la place à la responsabilité subjective et morale. C’est ici le point d’un droit minimal, et c’est l’inclination plus calviniste de Carbonnier.

Il nous fait alors découvrir un Calvin d’une incroyable flexibilité, d’une flexible solidité — un Calvin qui lui ressemble. Il faudrait cesser de penser le droit en termes de culpabilité morale, car le droit arrête celle-ci, l’empêche d’enfler inutilement, de courir en tous sens. En retour il faudrait cesser de trop penser la morale en termes de droits et devoirs. Calvin se bat contre les incursions du Magistrat politique dans le domaine ecclésiastique, mais aussi contre la prétention de l’Eglise à légiférer dans le domaine politique. Pour le législateur de Genève, les Etats d’aujourd’hui n’ont pas besoin d’aller chercher leur système juridique dans les lois bibliques de Moïse.

Repartant de la distinction tripartite par Calvin entre morale, religion, et droit, Carbonnier relève que ce qui demeure est le commandement moral d’aimer Dieu et son prochain. Mais quant au reste, les règles varient : les cérémonies religieuses varient selon les époques, parce que l’humanité grandit et sort de l’enfance, et les régimes juridico-politiques varient selon les régions et les climats, un peu comme dans l’Esprit des lois de Montesquieu — nous reviendrons sur la proximité de Carbonnier avec ce « girondin » avant la lettre. Quoi qu’il en soit, la séparation des registres est d’une parfaite netteté : on ne peut légiférer sur les questions spirituelles, ni sacraliser un système juridique quel qu’il soit. Ce principe de sécularisation permet d’ailleurs de résoudre notre paradoxe : le calviniste peut se montrer non-humaniste en théologie, parce que l’homme ne saurait se mettre à la place de Dieu sans péril, et se montrer profondément humaniste dans le droit, parce que le droit lui-même est indépendant de la théologie — on notera en passant avec Carbonnier que la laïcité française, un peu monodique, a parfois eu du mal à comprendre la sécularisation des pays de culture protestante.

Tout cela culmine dans un paradoxe juridique. C’est que la loi fait mal, parce qu’elle est liée à l’existence du mal, et qu’elle n’est elle-même qu’un contre-mal, pour empêcher le pire. C’est pourquoi la meilleure loi est la plus sobre. Elle sait qu’elle n’opère sa fonction positive et rationnelle de brider le mal qu’en apportant des maux et des passions spécifiques. Tout ce que nous pouvons, c’est comme le propose Calvin de pratiquer le droit « comme si » l’affaire était déjà traitée et apaisée ; et de rappeler avec Carbonnier que la législation elle-même est périssable, fragmentaire, et révisable, même quand elle se prétend valable pour tous et pour toujours. D’une part ainsi, nous devons relativiser l’importance de la loi, la ramener à sa fonction conservatoire, ce serait le versant luthérien de la théologie de la loi ; d’autre part nous pouvons en réveiller les intentions oubliées, par quoi elle ne fait qu’indiquer la simple charité, et ce serait son versant calviniste — mais ce sont les deux versants du même pli.

Sociologie du droit par la religion

C’est grâce à de telles idées que Jean Carbonnier, pour plusieurs générations de juristes, a représenté la justesse d’un droit vraiment civil, capable de faire place au non-droit, à la libre-interprétation du sentiment moral, équilibrant durablement par là le discours plus psychanalytique ou plus canonique de la loi comme institution de la filiation et du sujet — je pense à la pensée d’un Pierre Legendre, par exemple. Non que Carbonnier ait peu pensé la filiation ; au contraire les régimes de filiation et d’héritage n’ont cessé de le préoccuper, comme la famille — et mutatis mutandis la faculté de se donner des racines. On pourrait même dire que c’est le génie de Carbonnier que d’avoir opposé à une société trop facilement amnésique l’idéal d’une société où les enfants se déplaceraient plutôt pour aller prendre en charge jusqu’aux filiations trop lourdes : l’héritage protestant à cet égard lui semblait trop important pour les trop rares épaules capables de le porter. C’est pourquoi il n’y avait pas pour lui de « droit aux racines » : pour reprendre l’Evangile, c’était d’abord à Dieu de faire surgir une descendance d’Abraham, fût-ce à partir de pierres ! C’était ensuite une tâche, un labeur, un devoir, que de se trouver des racines et les cultiver — tel était pour lui le sens du Musée du Désert dont il fut si longtemps responsable, et de tous les lieux de mémoire.

Mais cette pensée de la filiation et de l’héritage inverse les rôles. Ce n’est pas l’institution qui protège les petits individus fragiles et toujours un peu « bébés » que nous sommes, c’est nous qui sommes les gardiens de l’institution, de l’héritage. C’est nous qui devons, à chaque génération, réinterpréter l’institution, en renouer le pacte. Il n’y a pas chez Carbonnier d’insistance sur le caractère primordial de l’institution : comme il aimait à dire, « l’Eglise est seconde », et il faudrait sans doute le dire de l’Etat aussi et de toute institution. Mais les institutions cependant ne sont pas sans importance : elles incarnent en quelque sorte, pour une époque et une région donnée, le pacte durable par lequel une société se figure ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Carbonnier avait la plus grande admiration pour un monument de durabilité comme le droit romain, mais aussi la plus grande méfiance pour sa capacité à s’imposer en sous-main aux sociétés.

A cet égard, on comprend bien que pour lui l’institution des lois était inséparable de l’observation des mœurs, des formes de vie réelles ou imaginées d’une société. Lorsqu’en 1976 il publie sa première version de Flexible droit, une sociologie du droit sans rigueur, cela fait quelques années qu’il a fondé la chaire de sociologie du droit. Une sociologie qu’il qualifie de littéraire, mais quoi de plus rigoureux qu’une tragédie ou un roman pour exposer un conflit de droit ? C’est encore cette idée que si l’on peut penser un droit planétaire et universel, le droit réel est toujours et bien plus qu’on ne le croit lié à des mœurs, à des cultures, à des religions, à des histoires. Ce serait une erreur, estimait-il par exemple, et il en savait quelque chose, que de faire des lois trop « protestantes » pour un pays sociologiquement encore aussi catholique que la France — d’où le maintien de la séparation de corps pour ne pas imposer trop vite aux mœurs catholiques l’idée trop protestante de divorce.

C’est là un de ses apports les plus remarquables : il connaissait la sociologie française parce qu’il la pratiquait comme juriste, mais en même temps parce qu’il l’abordait sinon en étranger, du moins en minoritaire, avec une réserve, un léger écart. C’est ce qui lui avait permis d’en éprouver les résistances soudaines, et notamment cette raideur inattendue d’une laïcité si jacobine, si peu sécularisée, qu’elle semble incapable de faire face à un autre partenaire qu’à l’Eglise catholique — une Eglise catholique qui elle-même n’est plus là où la croient encore ces catholiques en creux que sont bien de nos néo-laïcs. Et cela remonte à loin : dans l’affaire de Loudun déjà il piste sous les accusations de sorcellerie la migration d’une accusation rendue impossible par l’Edit de Nantes, l’accusation d’hérésie.

Un autre thème qui me semble très fécond dans cette « sociologie sans rigueur », c’est l’intérêt que Carbonnier a toujours marqué pour les greffes juridiques. Là encore il s’agit d’une adoption de racines. De la même manière que les protestants français du Midi se sont inventés des ancêtres cathares, l’Allemagne médiévale adopte le droit romain, et la Turquie kemaliste adopte le code civil suisse. Et, moyennant quelques précautions, cela marche. Ce qui intéresse Carbonnier dans ce genre de cas, c’est d’abord la possibilité de généraliser : non de généraliser une conception a priori universelle du droit, mais au contraire l’idée que le droit ne procède que par migrations de concepts, traductions et réajustements. Il n’y a pas de législation qui puisse se dire entièrement indigène, autochtone : dans toute loi il y a une part d’étrangeté, qui vient du passé ou d’ailleurs, et le juriste est un interprète.

Je me demande au fond si nous ne sommes pas là encore sur le premier versant du pli protestant décrit ci-dessus. Le droit ne peut maintenir et conserver la cité qu’en acceptant lui-même son propre ébranlement. Il faut prendre le monde tel qu’il est, éviter le pire, respecter les traditions juridiques, mais après les avoir relativisées et replacées dans leur contexte. Le droit est comme les lieux de mémoire, l’objet d’un travail de réélaboration continuel, mais aussi la trace du travail des prédécesseurs. En droit comme ailleurs nous sommes responsables de l’histoire que nous nous donnons, d’où l’importance de commenter les commémorations. Mais nous percevons aussi sur tout ce versant de son oeuvre cet esprit girondin que l’on retrouve dans sa lecture de Montesquieu, qu’il estime précurseur pour la sociologie du droit — et dont la femme aussi était calviniste. C’est surtout cet esprit profondément libéral, au sens classique du terme, qui le portait sans cesse à chercher à diviser les forces, à les compliquer, à les répartir, à contrebalancer les pouvoirs dominants.

Poétique du droit par l’évangile

Il nous reste à explorer le deuxième versant du pli, ou plutôt à élargir notre questionnement premier, non plus en amont des lois vers une histoire et une sociologie religieuse du droit, mais en aval, vers une poétique du droit quand il fait place au non-droit. Nous avons déjà rencontré l’importance des liens entre la littérature et le droit. Mais il y a une rhétorique, sinon une poétique du droit lui-même. Carbonnier écrit : « En contraste avec l’Édit de Nantes, hétéroclite et buissonnant — baroque ? —, l’Édit de Fontainebleau, par sa brièveté même — classique ? —, a toutes les apparences d’un corpus autonome et clos. » Et les exemples fourmillent sous sa plume de cette attention au style législatif, parfois plus révélateur de la volonté qui s’y exprime que le contenu même des lois édictées.

Ce qui me paraît plus proprement poétique encore, c’est la considération du fait qu’une fois émises, les lois larguent les amarres des intentions législatrices, et qu’une fois mêlées au cours du monde, elles ont des effets involontaires et imprévus, tragiques ou cocasses. Carbonnier le relève souvent avec malice. Il l’observe même pour la Révocation de l’Edit de Nantes : « Mais, en un sens imprévisible, ceux de qui dépend aussi l’application, ce sont ceux pour qui, contre qui, la loi était faite (…) On connaît ces tenants de la critique moderne qui professent que le lecteur, par sa lecture, recrée, crée le texte littéraire. Avec combien plus de solidité on pourrait soutenir que les sujets passifs du texte juridique le recréent et le créent. De l’Édit de Fontainebleau sont ainsi sortis en quelque dix ou vingt ans — pour ne pas repousser l’horizon plus loin — des phénomènes tout différents de ceux qu’il annonçait par ses commandements ». Et il conclut ce passage par ces mots superbes : « La loi et son sujet forment un couple, ils s’étreignent avec âpreté, se transforment mutuellement et roulent ensemble dans l’histoire. »

Il est un point cependant où la poétique du droit fait de celui-ci un simple index, quelque chose qui doit s’effacer pour laisser place au non-droit. Remarquons au passage que le non-droit n’est pas à tout point de vue le bonheur, notamment quand le droit du plus fort écrase le faible, le laisse sans contre-droit. C’est ainsi qu’au moment de la Révocation le peuple protestant doit s’intégrer au corps social et se dissoudre en tant que tel, ou bien passer dans la clandestinité, en renonçant au mariage (obligatoirement catholique) et du coup à l’héritage — les unions libres ne laissant que des enfants illégitimes. Carbonnier observe : « la masse protestante s’enfonça dans le non droit ». Et il commente encore, non sans une pointe de nostalgie, « on peut vivre sans loi ».

Cet amour sans la loi, à son tour, est à rapprocher de ce qui est pour Calvin au cœur de l’impératif moral. Ici bien sûr le droit laisse place à ce qui ne saurait être forcé ni obligé, l’amour de Dieu et du prochain. Mais l’exigence de compassion et de générosité n’est pas sans produire des effets dans le droit : « La loi d’amour et ses corollaires, pardonner, remettre, se réconcilier — des mouvements du cœur, sans doute, mais qui peuvent être transformés en mécanismes juridiques (…) Le droit est justice, certes, et attribue à chacun son dû, mais il est aussi grâce, recherche de la paix, rétablissement de l’amour. Là pourrait être l’essentiel du « droit évangélique », s’il en est un, dans un certain nombre d’institutions charismatiques : la grâce en droit pénal (Luc, VI, 36, Jean, VIII, 11), le délai de grâce en droit civil (Luc, XIII, 8), la conciliation en procédure (Matth. V, 24, XVIII, 15 ; 1 Cor. VI, 6) — qui, d’entrée, paraissent contredire à la fonction justicière du droit, mais, à la réflexion, contribuent à un meilleur fonctionnement de l’ordre juridique pris dans son ensemble ». C’est pourquoi il n’est pas impossible de parler d’une poétique du droit par l’évangile.

Sur ce second versant, on sent combien le calvinisme, loin de se borner au maintien d’une tradition, est ouvert à l’imagination des formes de cité possibles. C’est d’autant plus vrai qu’il anime des minorités exilées, réfugiées, ou des « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant en le « compassant à la règle éternelle de charité », comme le dit Calvin, au nom d’une sorte de pragmatique de la liberté évangélique et du pacte fondamental qui est le droit égal à contracter. C’est une question que je regrette après coup de ne pas lui avoir posée avec assez de précision, avec assez d’attention. Comment un si grand civiliste, qui s’est si souvent penché sur le droit des contrats, faisait-il le lien avec le thème biblique de l’alliance, de la nouvelle alliance ?

J’ai en effet le sentiment d’une déperdition constante, depuis ce grand thème de l’Alliance, si important pour les Réformateurs, et encore chez Milton, vers les thèmes du pacte politique chez Hobbes et Rousseau, jusqu’à nos petits contrats si vite conclus et rompus d’aujourd’hui. Carbonnier, grand lecteur de tous ces auteurs, devait bien avoir sa petite idée, lui qui insistait tant sur l’importance de pouvoir rompre les liens de la nature et de la tradition, émigrer, faire sécession, divorcer. Nous aurions alors, dans ce thème de l’alliance, un précieux témoin de ce que pourrait être une institution en régime calviniste. Une telle conception de l’institution permettrait de faire pièce à une conception autoritaire de l’institution, mais aussi de corriger le dévoiement du contrat réduit à un instrument utilitariste ou même égoïste. Les institutions humaines, Eglises, Etats ou autres, seraient des libres-alliances, des pactes, des fédérations, disons le mot : des congrégations. La faculté de partir et de se délier serait inséparable de la faculté d’entrer et de se lier.

La Cause

Nous conclurons sur ce qui semble avoir été pour lui un sujet d’inquiétude. Prenant la défense de la « Cause » protestante, comme disaient les huguenots du XVIe siècle, il n’était pas aveugle aux défauts du protestantisme. Mais il s’agissait pour lui chaque fois d’un défaut de protestantisme. Lorsque les Eglises protestantes deviennent elles-mêmes des petites Eglises romaines, soumise à une sorte de centralisme ecclésiastique, il faut, disait-il y réintroduire une dose de congrégationalisme, et rappeler par là que l’Eglise n’est pas une hiérarchie verticale mais une alliance horizontale, comme un cercle autour de la Bible seule, de la grâce seule, de Dieu seul.

Mais cela suppose qu’il y ait un peuple protestant, et pas seulement des militants. Et c’est là un des ultimes paradoxes de la pensée de Carbonnier. Lui qui avait tant vanté les vertus laïques du mariage civil, seul apte à former le lien social en autorisant les mariages mixtes, voyait avec inquiétude le protestantisme se dissoudre dans de tels mariages, et dans l’indifférence pour sa propre reproduction. Lui qui avait tant vanté la faculté des lois et des institutions à s’effacer pour laisser place à la vie, et à l’esprit de l’évangile, voyait avec inquiétude l’effacement progressif des Eglises protestantes.

C’est d’abord qu’il avait vu, au long de l’histoire des lois et des institutions, comment le protestantisme français a été étranglé à la fois par la brutalité de la force et par la ruse des lois, jusqu’à être presque rayé de la carte — en tous cas « conçu comme un cadre d’extinction, incapable de se reproduire, mais d’extinction démographiquement très lente. ». Avec la Contre-Réforme, il ne s’était donc pas agi d’un effacement devant quelque chose de plus vaste, de plus vrai, de plus spirituel, mais d’une élimination méthodique et planifiée, de la tentative d’écraser par tous les moyens quelque chose qui venait juste de naître.

C’est ensuite qu’il estimait que les guerres du XXème siècle avaient d’abord été des guerres entre les deux grandes variantes de protestantisme, la continentale, et l’anglo-saxonne, luttant pour l’hégémonie mondiale. Et que le protestantisme global ne s’en relevait pas. Pour Carbonnier, à la faveur de ce désastre, une seconde Contre-Réforme est en route, qui tente de mettre fin à cette parenthèse historique qu’aurait été le protestantisme. Les forces en présence sont de plus en plus déséquilibrées, et l’ « on ne saurait construire une coexistence pacifique entre un pays en expansion et un pays en déclin ». D’où sa méfiance à l’égard de l’œcuménisme, entendu sous l’imaginaire catholique de la réconciliation d’une société enfin rendue à son Unité sous un chef. Pour Carbonnier, s’il y avait une parenthèse à refermer, c’était au contraire ce rêve de la coïncidence parfaite entre la société et sa religion — Constantin lui-même était plus flexible.

Il y a donc une forme de prédication polémique dans une partie des textes ici réunis. A la différence du recueil composé par lui, Coligny ou les serments imaginaires, on les retrouvera ici placés dans un ordre chronologique et avec l’indication de leurs sources et contextes, ce qui permet de comprendre et de cibler leurs pointes. Je m’empresse de préciser que Jean Carbonnier ne visait jamais des hommes mais des « appareils ». Il reprochait d’ailleurs davantage au protestantisme de se montrer trop faible, trop lâche, trop occupé à ses petites divisions intestines, qu’au catholicisme de tenter d’occuper l’espace ainsi abandonné. Il ne s’agissait pas pour lui d’éliminer le catholicisme, mais de l’équilibrer par d’autres forces, et il imaginait volontiers la France de demain comme à moitié protestante. Après tout, il s’était bien lui-même « converti » ! Le prosélytisme n’était pas pour lui un défaut : des confessions qui ont quelque chose à dire, qui souhaitent partager publiquement leurs pensées et leurs joies, sont moins dangereuses que des institutions rituelles auxquelles on obéit sans penser, par superstition.

Ce qu’il reprochait surtout aux protestants, c’était leur absence de pensée politique, géopolitique, géoculturelle, leur absence de vision. Ce n’était pas le cas de Calvin, à la fois le plus latin des protestants et celui qui avait le mieux entrevu le retournement maritime de l’Europe vers l’Atlantique. C’est ce génie qui lui avait permis en son temps de faire de la Réforme une onde de choc irréversible. C’est ce génie encore qu’avait l’Amiral du Royaume, Gaspard de Coligny, un des personnages qui habitent l’imaginaire de Carbonnier. Pour une raison très simple, et qui récapitule bien nos paradoxes : Coligny n’a cessé de départager les deux registres, et de porter séparément l’intérêt du Royaume de France, le plus loin possible et indépendamment de ses préférences protestantes, et les intérêts proprement politiques du protestantisme français. Or Carbonnier a lui-même porté la tension entre le sens républicain de ses responsabilités civiles et son appartenance résolue au « parti » protestant. Et il a réussi à les respecter ensemble, à les porter ensemble plus loin. Puissions nous en reprendre et en prolonger le geste.

Olivier Abel

in Jean Carbonnier, Ecrits, PUF, 2008.