« Conflits écologiques et conversion éthique »

Nous sommes pris entre les contraintes physiques de l’épuisement des ressources, des déséquilibres climatiques, des évolutions technologiques, qui déterminent des risques d’accidents et de catastrophes plus ou moins acceptables, et les contraintes éthiques et politiques qui désignent des injustices plus ou moins acceptables, génératrices de famines, d’envies, de guerres, mais aussi de bouleversements dans nos modes de vie. Plutôt que d’opposer dogmatiquement contraintes écologiques et contraintes sociales, intelligence écologique et libertés démocratiques, nous devons les composer. Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes ? Je voudrais ici pointer quelques éléments de conflits possibles, et quelques conditions pour une paix « soutenable ». Au moment où le prix Nobel de la paix vient d’être attribué à Al Gore et au GIEC, on voit bien que l’opinion publique est de plus en plus sensible au lien entre la paix, la protection des grands équilibres naturels, et la solidarité planétaire.

La montée des conflits

La disparité des ressources terrestres, mais aussi des capacités à les exploiter, elles-mêmes liées à des cultures et à des imaginaires différents, détermine des formes de capitalisme différentes qui sont aujourd’hui en compétition. L’enrichissement ne déplie pas les mêmes modèles de consommation et de vie idéale dans des cultures différentes. Certains capitalismes sont d’abord bâtisseurs de productivité, d’autres s’adonnent sans frein au pillage des ressources dégagées par les autres, et on ne sait pas encore lequel de ces capitalismes, porteur de quel idéal de vie riche, triomphera demain.

Peu importe d’ailleurs, car la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous risquons de nous trouver dans un scénario d’effondrement de la mondialisation : la démondialisation, la relocalisation, une certaine décroissance vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les ensembles politiques trop vastes, et les communications routières.

Face à ce risque, certains pays sont tentés de chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que dans quelques décennies la fusion nucléaire ou les nanotechnologies permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie.

Mais on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une grande partie de la planète dévastée. On ne récolterait alors que la guerre et le terrorisme. En effet pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Ne va-t-on alors pas tout droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud. D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques.

Quand on regarde un par un chacun des conflits qui enveniment les relations internationales et la compétition des économies, on voit que l’environnement, de façon plus ou moins occulte, est source de conflits majeurs : il suffit de prendre l’exemple de l’accès à l’eau au Moyen Orient pour mesurer combien la rareté des ressources pèse déjà, en sous main sur l’avenir géopolitique. La position en amont ou en aval, sur le Jourdain, le Tigre ou l’Euphrate, de la Turquie et de l’Irak, de la Syrie, d’Israël ou des territoires palestiniens, la construction de barrages et l’exploitation des nappes phréatiques, poussent certains pays à utiliser l’arme de la raréfaction, et les autres à sortir du piège par tous les moyens. On l’a vu aussi pour l’alimentation en gaz de l’Europe, qui offre à la Russie un rapport de force extrêmement favorable, qui pèse sur l’ensemble des relations et d’abord parmi les pays les plus proches, Ukraine, Biélorussie. Et le pétrole est depuis longtemps un des grands enjeux, plus ou moins avoués, de bien des conflits armés ou non dans le monde. Mais il faudrait également évoquer les ressources marines, les pêcheries, le chaos militaire au Congo RDC qui laisse le champ libre aux grandes firmes qui exploitent le coltan, le bois, le diamant et tant d’autres encore. menaces liées aux flux migratoires etc.

Dans tout cela, nous n’avons pas encore évoqué les conflits de la pollution, les régions désertifiées par une économie de la rentabilité feu de paille, au Sahel ou ailleurs, les régions abîmées par des rejets toxiques, et que fuient déjà, que fuiront bientôt davantage, des populations qui ne pourront plus même y survivre. Car les menaces liées au flux migratoires, premières sources de guerre en tous temps, sont multipliées par l’épuisement des ressources et par la pollution des éléments. Ce que nous préparons donc, avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. Il ne s’agira plus de guerres classiques, ni de guerre civile, non plus que de ces guerres de faible intensité que l’on appelle terrorisme, mais de nouvelles formes dérégulées qui mélangent tout cela et dont le pillage généralisé est la forme de base.

Géoéthique et fragilité démocratique

Mais l’injustice peut aussi se reporter sur les rapports entre générations : notre entière liberté de choix et de déplacement nécessite de sacrifier celle des générations futures, mais après nous le Déluge ! C’est comme un conflit où l’un des combattants pourrait attaquer l’autre sans que celui ci puisse jamais riposter. Un conflit où le vaincu ne pourrait jamais plus rencontrer le vainqueur. Un conflit insoluble en ce sens, et sans paix possible. Pour prévenir et réguler tous ces conflits, il faudrait une gouvernance à long terme d’une très grande intelligence et d’une très grande capacité à prendre des décisions durables, mobilisant des sociétés entières qui doivent elles-mêmes se montrer de part en part intelligentes et courageuses.

Sans préjuger de l’engagement déjà important des institutions et conventions internationales, il faudrait de toute urgence mettre en place au niveau international une instance de veille cognitive chargée de la prévention des risques majeurs à l’échelle planétaire et dans le même temps capable d’influer sur la composition des grands choix et des régulations économiques — une institution capable d’associer une vigilance écologique et technologique face aux risques et une vigilance politique face aux injustices. Cette instance viserait à encourager une compréhension de la solidarité planétaire et aussi des générations entre elles : elle organiserait dans les deux sens la transmission. La seule issue serait ainsi un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie comme de nouvelles « économies de l’énergie ». Cela suppose une redistribution des modes d’extraction, de stockage, et de transfert de l’énergie, mais aussi une redistribution des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs.

Mais cet édifice délicat risque d’accentuer encore la très grande instabilité, tant technique que psychique, de nos sociétés, et particulièrement de nos démocraties, qui sont sensibles à la versatilité des opinions, et qui peuvent s’avérer ingouvernables par excès de démagogie, de manipulation des inquiétudes sécuritaires et des convoitises technocratiques. Car plus il y a interdépendance et complexité technique, et plus un accident ou un attentat peut avoir de conséquences en désastreuses chaînes. Et plus il nous est demandé d’intelligence, d’intégration cognitive et morale à la hauteur de la complexité que nous devons assumer, et plus cette souplesse psychique s’avère épuisante sinon insoutenable. Alors nos démocraties, si douces à l’intérieur, pourraient devenir féroces à l’extérieur, dans leur manière même d’externaliser leurs problèmes et ensuite de baisser le rideau de fer qui les protège du monde.

Si l’on se penche sur les conditions à réunir pour qu’une issue un peu intelligente et sensible, mais si fragile puisse se consolider peu à peu, on trouve donc certes des solutions scientifiques et techniques, mais il s’avère aussi inévitable une modification profonde non seulement de notre idéal moral mais de nos mœurs concrètes. On peut alors distinguer deux axes, qui sont comme les deux sources de la morale. Le premier est celui du débat, de l’argumentation, de l’information et de la discussion. La conscientisation qui permettrait à tous les échelons de former des citoyens du monde et des collectivités responsables exige de mettre en avant non seulement une éthique de responsabilité, mais une éthique d’interrogativité, où l’on cherche à comprendre ensemble les questions plutôt que de trop vite chercher des « solutions », et où les questions de survie planétaire prennent enfin le pas sur les questions de sécurité, de prospérité, ou d’identité. C’est le cœur de la démocratie radicale qu’il nous faut.

L’autre source de la morale

Mais les plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques ou nos idées. Par exemple nous sommes drogués au déplacement, à la quasi-ubiquité, et ne savons plus être simplement là où nous sommes. Le plus délicat ici est de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens. Et il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation – toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises. Pour ébranler l’imaginaire social, bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies, les religions, les arts au sens large sont incontournables. Le recours à l’émotion écologique dans les motifs de l’agir politique, parce que le rapport à la « nature » est par principe aussi divers que les cultures, joue sur des claviers différents entre la France, l’Allemagne et la Russie, entre les USA, l’Arabie, l’Inde ou la Chine. C’est pourquoi dans des contextes différents, tantôt trop nonchalants tantôt trop inquiets ou culpablilisés, il faudrait développer des discours différents.

Pour comprendre ce point, que des auteurs aussi différents que Hans Jonas et Jacques Ellul avaient bien identifié, il faut mesurer l’importance non seulement du fonds religieux de toutes nos cultures, de leur influence latente, mais de la dimension religieuse de ce que la modernité y a substitué, notamment le progrès technique. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables d’une religion à la fois très ancienne et ultra-moderne, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, et nos corps. Sous une forme sécularisée nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine trop limitée, la tentative de nous reconditionner librement. Et de même qu’il a fallu des théologiens de la taille de Karl Barth, de Paul Tillich, de Dietrich Bonhoeffer, pour pointer le niveau de corruption « religieuse » que représentait le nazisme, de même il nous faudra nous arc-bouter théologiquement contre cette religion mi-gnostique, mi-apocalyptique qui gangrène de l’intérieur toutes les religions traditionnelles.

Les grandes religions oscillent entre les figures de la peur et celles du souhaitable. Mais le dualisme gnostique qui travaille aujourd’hui toutes les grandes religions et les cisaille de l’intérieur dissocie les deux tendances et les exacerbe : la peur pour la fragilité du vivant tourne à la résignation apocalyptique et au cynisme, et la confiance joyeuse dans les ressources du vivant tourne au panthéisme sacrificiel de la Vie comme processus qui ne connaît ni la mort, ni la naissance, et encore moins bien sûr la résurrection.

La religion moderne et sa bifurcation

Pour revenir à la modernité occidentale, c’est elle, en radicalisant la logique monothéiste, et notamment sa branche chrétienne et protestante, qui a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une accumulation en vue de la croissance. Elle est donc par son anthropocentrisme de l’Homme-Dieu, roi de la création, en grande partie responsable des désastres de géographie physique et humaine qui nous guettent.

Ce n’était cependant pas fatal, et il y avait en elle une bifurcation possible, à partir de la frugalité franciscaine, mais aussi de la sobriété calviniste : on pourrait imaginer une modernité occidentale qui aurait généré une certaine solidarité, une manière fraternelle de repartager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. On pourrait imaginer une affirmation de la transcendance qui aurait généré un respect de la pluralité des habitants du monde. On pourrait imaginer un anthropocentrisme seulement éthique qui aurait placé l’humanité comme sujet éthique d’une responsabilité centrale, non plus soucieuse d’être sauvée par quelque « gnose », mais capable de se retourner pour sauvegarder et veiller modestement sur la fragilité du monde. A quoi servirait de trouver des solutions techniques et même politiques si le moteur éthique de notre culture et de nos évaluations est resté le même ? Ce sont ces ressources de nos traditions et de nos inventions qu’il nous faut réveiller et mobiliser.

Pour cela il ne serait pas inutile de nous retourner vers un des plus profonds motifs d’agir qui ait mobilisé la culture occidentale dans ce qu’elle a encore de vivant et de prometteur, je veux dire la gratitude, la réponse au sentiment que nous ne sommes que par grâce. Si la reconnaissance est un mobile si puissant pour l’action, c’est que nous pouvons donner parce que nous avons toujours déjà beaucoup reçu. Comme l’observe Ricœur dans son Parcours de la reconnaissance, en prolongeant l’idée que nous sommes voués à un infini endettement mutuel, « la gratitude allège le poids de l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initial ». Face au conflit des générations, la gratitude nous rappelle l’interminable dissymétrie dont nous sommes bénéficiaires, et face au conflit des cohabitants planétaires que nous sommes, elle nous rappelle la mutualité sans laquelle le monde s’effondre. Il ne s’agit pas de gagner notre salut, mais de reporter notre souci sur le monde qui nous a été donné à habiter, à cohabiter.

Olivier Abel

Publié dans Information-Evangélisation, Avril 2008 (N°2).