« Pierre Bayle. Douter de tout »

Auteur du premier grand dictionnaire philosophique, il inspira Lacordaire, Rousseau et Voltaire. Son ton ironique et encyclopédique prépare Kant et les Lumières.

Décembre 1680. Une comète dans le ciel de France provoque un sursaut de panique. Signe divin ? Présage d’une catastrophe ? Aube de fin du monde ? Superstitions !, répond Pierre Bayle. La peur paralyse le peuple ? Il se charge de lui ouvrir les yeux. Dans un style excentrique, drôle, volontiers moqueur, les « Pensées diverses sur la comète » de Pierre Bayle s’érigent contre tous préjugés. Approbation générale dans le monde éclairé français. Un succès de courte durée car son auteur, protestant polémiste, devient très vite « persona non grata » dans le Royaume de France.

Fils de pasteur, Pierre Bayle est né au village du Carla, en 1647, dans une famille liée à la petite noblesse ariégeoise. De son éducation calviniste, il retient surtout l’amour de la clarté, le pragmatisme de la raison. Il poursuit ses études à Toulouse, chez les Jésuites. Leur richesse intellectuelle le séduit au point que, à 19 ans, il se convertit au catholicisme. Mais 18 mois plus tard, le jeune homme recouvre la foi protestante. Relapse, il est banni du Royaume et se réfugie, seul, à Genève.

Il réalise alors que la foi n’est pas qu’une affaire de spéculation. La raison a son importance, mais elle ne peut, seule, conduire à l’expérience spirituelle profonde. De retour en France clandestinement, il enseigne la philosophie à l’académie protestante de Sedan, jusqu’à ce que Louis XIV ordonne, en 1681, la fermeture des académies protestantes. Nouvel exil, aux Pays-Bas cette fois. Il s’établit définitivement à Rotterdam, dans cette ville qui accueille déjà de nombreux philosophes et commerçants français, chassés comme lui. Incapable d’oublier sa passion du débat, Bayle publie un pamphlet contre « L’histoire du calvinisme » écrit par un prêtre catholique français, Louis Mainbourg. En France, l’ouvrage de Bayle est brûlé. Son frère Jacob est emprisonné à Bordeaux à sa place. Sa mort, en 1685, année de la révocation de l’Edit de Nantes, affecte énormément Bayle. Il a pourtant lancé, un an auparavant, « Les Nouvelles de la République des Lettres ». Une revue littéraire qui rassemble des correspondants dans toute l’Europe, au-delà des Etats et des clivages religieux. Membre d’une paroisse protestante de Rotterdam, Bayle reste profondément croyant. Il n’en est pas moins déçu par les Eglises officielles qui se sont déconsidérées par leur violence pendant les guerres de religions. Il rêve d’une Eglise nouvelle qui fonctionnerait sur la libre adhésion des esprits. Ses membres reconnaîtraient les règles du pluralisme intellectuel, du respect de l’adversaire et du dissensus respectueux. Car la vérité nous échappe, elle n’est qu’en Dieu.

Mais en 1687, piégé par ses pairs, rejeté de toutes parts pour avoir appelé à la tolérance, il est destitué de son poste d’enseignant à Rotterdam. Dépressif, isolé, il met un terme à sa revue. Par bonheur, un libraire lui offre une pension contre la rédaction d’un « Dictionnaire historique et critique ». Pendant cinq ans, il relève les erreurs historiques frappant des personnages et/ou des doctrines. Un travail herculéen qui exhume les points de vue oubliés, y compris ceux des vaincus. Chacun, considéré historiquement, propose un regard possible sur le monde. Dans ce « Dictionnaire », Adam, David, Mahomet… figurent aux côtés de Descartes, Spinoza, Malbranche, Hobbes, Pyrrhon et Epicure. Au XVIIIe s., cette somme devient une référence. Voltaire dira de lui : « Bayle est le plus grand de tous, je veux le consulter. Assez sage, assez grand pour être sans système, il les a tous détruits et se combat lui-même. »

Car il est habité par le doute existentiel. Il doute de tout, y compris de lui-même. Nous sommes tous errants dans la vie, mais au cœur de cette conscience errante (qui peut être dans l’erreur) résiste une attestation solide. Si je me trompe, ce doute sincère exige de moi le souci de la cohérence et l’humilité. Incompris, Bayle est à nouveau accusé de manichéisme, d’obscénité, d’athéisme et de scepticisme. Il y répond dans ses « éclaircissements », publiés dans la deuxième édition du « Dictionnaire ». S’il fait l’éloge des athées, c’est pour montrer qu’il existe des athées vertueux et des chrétiens amoraux. Il n’est pas pyrrhonien, mais il reconnaît le scepticisme comme une doctrine philosophique plausible, et une interrogation qui doit accompagner tout savoir, toute croyance, toute sagesse. Ce sera son dernier combat, puisqu’il meurt en 1706 de la tuberculose, dans une frugalité extrême.

Précurseur des Lumières, Bayle joue une rôle capital dans l’avènement de la modernité. Il nous propose une leçon de ténèbres. Une foi suffisamment forte pour détruire toute crédulité afin que s’exprime la vraie lumière, la confiance en Dieu au-delà de toute raison. La lumière n’est pas seulement théologique ; elle s’inscrit également dans le cœur de l’homme. Des Evangiles, Bayle retient la douceur, la confiance dans l’obscurité, la foi au cœur du doute. Les lumières de l’esprit ne trouvent pas leur source dans les feux d’artifice, mais dans la conscience de ses propres nuits.

Olivier Abel

Propos recueillis par Aude Soulaine.
Publié dans La Vie, n°3164 du 20/04/06, p.44-47.

Bio :

  • Polémiste en exil
  • 1647 : naissance au Carla, en Ariège, d’un père pasteur.
  • 1666 : conversion au catholicisme.
  • 1668 : retour à la foi protestante, exil à Genève.
  • 1673-74 : clandestin à Paris.
  • 1675-1681 : professeur de philosophie à l’Académie de Sedan.
  • 1684-87 : exilé aux Pays-Bas, il fonde « Les Nouvelles de la République des lettres ».
  • 1697 : publication du « Dictionnaire historique et critique ».
  • 1706 : meurt de la tuberculose, à Rotterdam.

Exergue :

  • « Tu penses donc tu es. »

ou

  • « La religion est une affaire entre chaque homme et la divinité. »

ou

  • « L’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs. »

texte :

Vérité et ténèbres

  1. « Tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité. »
  2.  « L’homme aime mieux se faire du mal, pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi. »
  3.  « On est surpris de ce qu’aucun homme n’a jamais été exempt de péché et d’affliction sous un Dieu qui n’a qu’à dire sa parole et tout aussitôt les hommes seraient saints et heureux. »
  4.  « L’idée générale veut qu’un homme qui croit en Dieu, un Paradis et un Enfer, fasse tout ce qu’il connaît être agréable à Dieu, et ne fasse rien de ce qu’il sait lui être désagréable. Mais la vie de cet home nous montre qu’il fait tout le contraire. »
  5.  « Croire que la religion dans laquelle on a été élevé est fort bonne et pratiquer tous les vices qu’elle défend sont des choses extrêmement compatibles, aussi bien dans le grand monde que par le peuple. »

Extraits des « Pensées diverses sur la comète ».