« Changer nos vies »

Cela fait longtemps que ceux qui veillaient au créneau l’attendait, mais cette fois-ci trop de craquements se font entendre, tout notre horizon en est modifié : le baril de pétrole à 200 dollars est pour demain et le réchauffement climatique ne s’arrêtera pas pour autant. Fini la récréation, fini la mondialisation, fini le tourisme à bon marché et cette gabegie de déplacements faciles par lesquels les humains ne cessent de fuir leur condition ordinaire — d’être simplement où ils sont. Avec quelle frénésie nous nous déplaçons sans cesse, en quête de changements ! Comme le remarque Emerson, si loin que l’on soit parti, hélas, le « moi » est toujours là, près de nous, blasé, mesquin et ennuyeux. Pourquoi autant de citoyens du monde prennent-ils une douche chaque jour, sinon plusieurs, et pourquoi changent-ils tout le temps de chemise ! Les présidents Bush et Blair l’avaient pourtant clamé : rien ne pourra nous forcer à changer notre mode de vie. Eh bien si ! Ce n’est d’ailleurs pas qu’un autre mode de vie, « supérieur » ou fondé sur une autre conception de la civilisation, soit en train de s’imposer. C’est simplement la terrible rançon du succès : de plus en plus de monde veut de plus en plus adopter ce mode de vie. Or ce mode de vie n’était jouable que réservé à une proportion restreinte de la population mondiale. Nos vies ne sont plus jouables comme cela, il nous faut les rejouer autrement, chacun, tous, et nous ne devons laisser personne le faire à notre place, ni « payer » pour nous.

C’est ici la difficulté. Il nous est impossible de nous retirer de la course en nous isolant au fond d’un jardin privé, en croyant pouvoir changer notre vie tout seuls, juste pour nous : il faudra des changements d’orientations collectives. Mais rien ne peut se faire si chacun ne change pas ses gestes quotidiens et jusqu’à ses rêves, et ceux ci sont mêlés à ceux de nos proches, et de proche en proche sont solidaires jusqu’à leur insu. Il nous faudra changer de « co-habitudes ». Or il est plus facile de changer d’opinions, de discours ou d’idée que de changer nos habitudes — et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens. Et les plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Je ne dis pas cela pour dénoncer les habitudes, trop méprisées comme un carcan rigide, une routine insignifiante. Pour moi l’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, la faculté d’élargir nos manières de sentir et d’agir, d’acquérir des dispositions nouvelles — plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. Justement : ce qui semblait presque inaccessible devient peu à peu facile et ordinaire. Et c’est souvent à l’occasion d’un événement que l’on peut changer d’habitude : pour modifier une habitude, nous devons d’ailleurs le plus souvent bouleverser l’ensemble de nos habitudes. C’est cela qui nous attend, mais on l’a vu : on ne change pas de « soi » comme de chemise.

C’est que pour modifier nos habitudes, il nous faudrait aussi changer d’imaginaire, et d’abord changer nos images de la « vie bonne », de la vie accomplie et réussie. Or s’il n’est pas de tâche plus impérieuse, aujourd’hui, il n’en est pas de plus délicate : ce serait ébranler nos fondements, les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et même du juste. Le difficile c’est que cet imaginaire n’est pas tellement accessible à l’argumentation — toute argumentation se fait d’ailleurs à l’intérieur d’un champ de présuppositions admises. Seule une poétique peut ébranler l’imaginaire social, et bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies.

Pourquoi donc changer d’image de la vie bonne ? Tout simplement parce que cette visée du bon, cette image du bonheur, fait aujourd’hui trop de mal. Elle ne fait pas seulement du mal indirectement parce qu’elle plaît à trop de monde et que cela n’est pas soutenable. Elle en fait directement, à l’échelle personnelle, car cette idée de la vie réussie ne tient pas ses promesses et demande à chacun toujours plus de sacrifices absurdes. Elle en fait à l’échelle collective, où l’on voit les grandes courbes du progrès s’inverser, comme si au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en tuait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, les échanges plus de clôtures que d’ouvertures entre les peuples, et que nos villes trop étendues et comme droguées au pétrole, n’urbanisaient plus. Nous sommes face à un terrible conflit de générations, où par le seul fait de ne pas changer nos modes de vie, nous pouvons faire un mal terrible aux générations suivantes sans qu’elles puissent rien nous faire. Nous sommes face à un terrible conflit entre le monde riche et le monde pauvre, dont le fossé se creuse au sein de chaque société, qui prépare la guerre et qui rend le monde inhabitable.

Quelle force pourrait ainsi retourner ces tendances lourdes, convertir nos formes de vies, bouleverser notre imaginaire ? Il ne serait pas inutile de nous retourner vers un des plus profonds motifs d’agir qui ait mobilisé la culture occidentale dans ce qu’elle a encore de vivant et de prometteur, je veux dire la gratitude, la réponse au sentiment que nous ne sommes que par grâce. Si la reconnaissance est un mobile si puissant pour l’action, c’est que nous pouvons donner et laisser parce que nous avons toujours déjà beaucoup reçu. Face au conflit des générations, la gratitude nous rappelle l’interminable dissymétrie dont nous sommes bénéficiaires, et face au conflit des cohabitants planétaires que nous sommes, elle nous rappelle la mutualité sans laquelle le monde s’effondre. Il ne s’agit pas de gagner notre salut, mais de reporter notre souci sur le monde qui nous a été donné à cohabiter.

Olivier Abel

Publié dans Etudes, septembre 2008