« La chute des corps »

Henri Foucault s’attaque ici, ou plutôt nous découvre comment il s’est peu à peu attaché, à un sujet essentiel. Un de ces sujets si importants qu’au fil de l’histoire tous les grands y sont peu ou prou revenus : le corps humain. Mais comment représenter, comment voir, comment toucher ce qui donne corps au monde, ce qui rend le monde sensible, visible, figurable, c’est-à-dire aussi désirable, et tout simplement préférable à rien ? Comment rendre ce motif absent de toute image, sa condition de possibilité. Pour la philosophie aussi, le corps humain est un sujet sensible. On voudra bien excuser l’incursion intimidée d’un philosophe, comme en conversation incertaine avec la pensée du sculpteur d’images.

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Autour de l’image du corps, et du corps comme image, nos vieilles traditions sont traversées et tendues par une dualité interminable, qui ne cesse de s’aiguiser, mais aussi d’inverser ses pôles, entre les amis des formes et les passionnés de la matière, et l’œuvre ici présentée couvre l’amplitude entière de cette enquête, dont les corps humains font une intersection délicate. On peut esquisser l’écart entre ces deux lignes.

D’une part en effet Foucault s’inscrit bien dans le sillage platonicien de cette recherche de formes claires et concentrées, perçues au travers de variations méthodiques, de séries qui cherchent leurs limites, l’épuisement des possibles et du désir. L’idée, c’est cet invariant enfin mis au point par la variation même, qui fait la lumière sur les choses. A la limite le corps, cet incomparable instrument des lumières, est un matériau que l’on peut plier à la recherche de la forme. Il ne s’agit cependant pas de le soumettre au bon archétype d’une forte forme, mais au contraire de défaire le silence des formes qui se donnent comme toutes faites ou parfaites — Pasolini, avec son œil de cinéaste, explique le dogmatisme sans réplique des objets qui nous environnent et nous font croire que le monde est ainsi et ne saurait être autrement. Les séries en effet ne recherchent pas ce qui s’élève d’identique ou de générique dans les variations, mais s’attachent aux irrégularités, aux singularités qui troublent les formes vivantes, qui sont aussi des formes faibles et parfois ténues. Il s’agit justement de mettre au point des figures, mais sans en faire disparaître le flou, le désordonné, la vibration.

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D’autre part Foucault ainsi s’attarde avec tendresse au « matériau » qui fait à la fois la matière et le reste de la forme. Il y a là une passion pour l’énigme de la chair, une véritable mystique de la singularité des corps qui naissent, vivent, tremblent et meurent. On peut même se demander si la traque du corps, ce désir occidental de montrer le corps, sous toutes ses figures possibles, d’en percer le secret, n’est pas une quête de ce que c’est que « l’image de Dieu », s’il est dit que les humains sont à cette image, et que l’incarnation en est l’énigme. A la limite le corps humain est une icône divine. Il n’y a cependant chez Foucault aucune fascination d’une présence sacrée, d’un corps enfin divinement présent. Rien n’est complètement donné. On ne peut recevoir que ce que l’on peut prendre. La présence ne s’éprouve et ne se vérifie que par l’intervention des mains qui reprennent ou désignent ce que la forme avait laissé tomber, et l’image-icône est trouée, découpée, réarrangée pour renvoyer à ce qui n’est pas là.

Pour ce travailleur inlassable tendu entre la recherche de l’idée et le respect de la matière, l’œil ne voit pas les formes sans y mettre la main, et la main ne touche rien qui ne soit interprété comme par un regard, ou par une longue histoire de l’œil. Le corps humain se trouve ainsi à l’intersection d’une dualité où le visible et l’invisible ne cessent d’échanger leurs signes. S’il y a l’un, il y a l’autre, et tout peut sans cesse s’inverser. Les corps sont comme révélés par les formes qui les « essayent », et les formes sont déformées, déchirées par les corps qui les « excèdent ». Dans les recherches d’Henri Foucault, cette tension intrigue le regard, comme des traces d’une absence.

Mais l’intrigue est aussi celle d’une urgence, d’un appel. Car la puissance inédite de nos images exige une responsabilité qui soit à la hauteur de leurs possibles ravages. Aujourd’hui en effet le corps humain est sans cesse soumis à des injonctions terrifiantes. Car toute représentation du corps véhicule une image de l’homme, une anthropologie implicite, et nous fait voir le cœur d’une culture, de ses cultes — de ce pour quoi elle est prête à tous les sacrifices. Or la fabrique contemporaine des images du corps, par la télévision, la publicité, les bandes dessinées, mais aussi l’imagerie médicale et l’ensemble du processus de numérisation, développe à l’échelle industrielle une puissance inédite. Et que dit cette image de l’humain, cette image parfois trop inhumaine de l’humain, cette image parfois si humaine de l’inhumain ? Que veut-elle ? Elle veut surtout tout voir, tout faire voir comme si tout pouvait être échangé. Elle veut nous faire croire que l’on peut refaçonner le corps selon nos choix, y greffer nos artifices et nos interfaces communicationnelles, remodeler la procréation, bref nous délivrer des contraintes terrestres, nous préparer à l’exode extra-terrestre. Cette conception d’un corps de rêve enfin libéré de ses entraves et de ses limites, ou ce désir d’être délivré du corps, de ce poids mortel qui nous encombre, porte un nom dans l’histoire des religions : c’est la « gnose », qui considère ce monde comme mauvais, en tous cas comme d’avance perdu. Autant remettre à la masse tous les corps superflus, et tout ce qui du corps pourrait entraver cette féroce émancipation.

Il me semble que c’est à cette imagerie qu’Henri Foucault s’affronte, non de loin, mais dans une inimitié presque intime. Ce qu’il nous dit, c’est qu’on avait oublié la chute — et simplement les chutes, tant on le voit sans cesse ramasser les restes, les rognures d’images et de lunes qui font comme des constellations de corps en pointillés. Le développement contemporain, dans l’angélisme de sa croissance, croit que tout peut toujours monter. La délocalisation toujours plus rapide des corps, leur déplacement constant, leur intense mise en circulation, les oblige à tout permuter dans un rêve de communication généralisée, d’ubiquïté. Jamais peut-être nous n’avions autant affiché notre culte des corps : mais jamais sans doute ne les avions nous autant maltraités, au point de les rendre insensibles les uns aux autres. Jamais nous n’étions allés si loin dans l’émancipation : mais jamais nous n’avions à ce point obligés les corps à se défaire de tout attachement. Jamais nous n’étions allés aussi haut dans la formation d’individus si flexibles, si capables de rester eux-mêmes en dépit de tous ces déplacements, de tous ces détachements : mais jamais les individus n’étaient retombés de si haut, comme rappelés dans les limites de leur simple corps, de leurs corps singuliers.

Eh oui ! Nous avions oublié les retombées, l’immense probabilité de l’éboulement. Or Foucault nous replace à la croisée de ce qui monte et de ce qui tombe. Il fait place à des figures tremblantes et singulières. Il se montre bienveillant à ce qui reste de lourdeur dans la légèreté générale, comme si la pesanteur était une grâce — comme si la grâce avait soudain la densité spécifique d’une enfance endormie. Ses images sculptées retardent le regard, évoquent des attachements. Le bout du regard, passant doucement et comme yeux fermés sur cette écriture en braille, sent bien que cela a un sens, même sans savoir lequel. On veut y revenir, toucher encore, s’assurer de ce que l’on a senti. Cet art peu déplaçable, peu reproductible, résiste à l’impératif universel de circulation. Il fait voir et sentir la résistance des corps à leur délocalisation, à leur décorporation, à leur dématérialisation, à leur détachement forcé. Heureusement d’ailleurs qu’il y a la chute, ou la retombée : que se passerait-il si nous pouvions faire instantanément tout ce que nous voulons, réaliser sans effort tout ce que nous pensons ? Nous n’aurions plus aucune liberté. Que se passerait-il si nos corps pouvaient être partout en même temps ? La vitesse absolue serait le rétrécissement absolu du temps et nous n’existerions plus. Mais nous avons beau faire, un corps ne peut être que là où il est, dans son élan comme dans ses chutes, et c’est pourquoi les corps vivants contractent ou étirent le temps.

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On pourrait même éprouver chez Foucault quelque chose comme un discret travail de sépulture, de recueil des empreintes de corps avant qu’ils ne s’évanouissent en fumée ou retombent en poussière. Car la forme, l’idée, l’éternelle jeunesse, elle, ne connaît pas le deuil. Et la vie comme matière capable de mémoire, ou de processus, elle non plus ne connaît pas le deuil. Pourtant nous sommes endeuillés. Nous ne le sommes pas seulement par les morts naturelles, en quelque sorte, qui se font comme les naissances, un par un. Mais par les exterminations de masse du siècle passé, du temps présent, qui ne cessent de nous hanter. Comment donner une sépulture, comment faire place à autant de corps anonymes, mais plus singuliers dans tout ce qu’ils portaient de traces et de sensations que tous les individus assurés de leurs histoires et de leurs identités ? Il y a chez Foucault une mélancolie voilée.

On en revient ainsi à l’impossible représentation des corps. Comme si, depuis la querelle byzantine du sexe des anges, la question s’était inversée : non plus comment représenter un genre, mais comment figurer un corps singulier ? Plusieurs événements et processus convergent ici. Aujourd’hui, avec l’échographie, les parents ont très tôt une image de leur enfant, qui leur permet de leur attribuer sexe et prénom. Mais n’est-ce pas une image captieuse ? L’impossibilité jadis, jusqu’à la naissance, d’avoir une image d’un être si proche et cependant encore inconnu et anonyme, jouait un peu comme l’antique interdiction de se faire une image de Dieu. Une pudeur originaire, une réserve quant à chacun, s’y constituait. Tout se passe comme si notre fabrique d’images cherchait à estomper la naissance et la mort. Foucault nous fait sentir ces limites dans la représentation, et éprouver cette pudeur toute neuve : pourquoi est-il si difficile de faire un simple portrait ?

Inlassablement aussi il revient sur la question d’Adorno qu’évoque pour lui le titre de Sosein : comment traiter les corps après la Shoah, comment les re-présenter ? N’est-il pas impossible de retenir un brouillard, et comme Orphée cherchant à reprendre Eurydice n’est-il pas impossible de garder une ombre dans ses bras ? N’est-il pas impossible de se retourner sans se figer dans la lamentation de ce qui n’est plus, comme la femme de Loth qui regarda en arrière vers la ville de Sodome et « devint une colonne de sel » (Gn 19.26). Nous touchons ici au retournement d’ensemble que propose la démarche d’Henri Foucault. C’est justement qu’il ne cherche jamais à figurer un corps tel quel : il fait seulement voir son empreinte absente, il fait toucher la trace de son passage.

Or cette trace est celle d’un éblouissement. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. Comme l’écrit Rilke dans ses Elégies à Duino : « être ici est une splendeur. Vous le saviez, oui, même vous, filles apparemment privées de tout qui pourrissez, noyées au fond des pires rues des villes, ou livrées à la déchéance. Oui. Car chacune eut son heure, peut-être moins, quelque chose entre deux instants à peine mesurable à l’échelle du temps — où elle exista. Pleinement. Les veines pleines d’existence ». C’est par la poésie de la parole qu’Orphée se tourne vers l’absente. Henri Foucault, par un geste méditatif qui tantôt incise et tantôt caresse, fait toucher la place des visages, des mains, des larmes, des refus, des consentements, des désirs, des sourires.

Sosein est ainsi à la fois sépulture et résurrection, chute des corps et relève des corps, non dans une dialectique hégélienne, mais dans une indécision, une incertitude indécidable, et dont chaque regard tour à tour peut être troublé. C’est que la sépulture comme la résurrection, qui n’en est qu’une idée limite, touchent à l’absence, à l’impossibilité de représenter ce qui a été — et éventuellement de lui rendre sa singularité inouïe, inaperçue, incomparable. Car plus on représente l’absence, et plus elle s’éloigne. C’est pourquoi il faut cesser de la représenter, et en respecter la trace.

Peut-être la prolifération des représentations nous a-t-elle rendu insensibles, et fait perdre la faculté de sentir les ressemblances ? Pline l’Ancien déjà, observant que les modestes moulages et traces des ancêtres étaient peu à peu remplacées dans les maisons des riches romains par des statues en matière précieuse qui usurpent leur place, dans une permutation universelle, se lamentait de la mort de la ressemblance : « aussi sont-ce des images de leur argent et non d’eux-mêmes qu’ils laissent à la postérité ». C’est que l’argent a une puissance énorme de représentation, la puissance d’arracher à l’invisible ce qui jusque-là n’avait jamais été représenté et qui n’avait pas de valeur, pour le jeter dans le circuit des échanges. Et Jésus aussi demandait à quelle effigie était la monnaie de l’impôt, avant de conclure qu’il fallait « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » — les humains, homme et femme, est-il écrit, sont à l’image et à la ressemblance de Dieu. Qu’est ce que l’image de ce visage, de ce corps que je suis ?

Qu’est-ce même qu’une ressemblance, quand on voit que l’Albertine de Proust a hérité de son père des expressions de visage qui disent chez elle d’autres sentiments, qui lui viennent plutôt de sa mère ? C’est cela la ressemblance et l’image, la figure : je ne peux pas changer de corps comme de chemise, je suis attaché à ce visage, à ces mains, à ces plis de mes gestes et de ma démarche. Mais dans le même temps cette image est toujours encore une figure, un interprétation, elle change et s’altère avec le temps, et se trouve diversement modalisée par ceux que je rencontre : par elle j’échappe à l’incarcération dans un corps immuable. L’image fait le lien entre l’identité et l’altérité, j’exerce ma capacité à voir la ressemblance et la dissemblance, à sentir combien nous sommes identiques au travers de nos variations, et différents malgré nos ressemblances. Mais cela suppose de sentir l’intervalle, le décalage, la dissymétrie entre les corps.

L’impasse, l’embarrassante impossibilité que nous rappelle ainsi l’ensemble de ce trajet, jusqu’à son retournement, c’est peut-être notre interrogation la plus lancinante aujourd’hui, notre scepticisme le plus intime : non plus un doute quant à l’existence de nos objets, comme chez Descartes, mais un doute rongeur quant à l’existence des sujets : autrui existe-t-il ? Ce que je perçois comme un corps peut-il être un sujet sensible ? Comment, lorsque je touche ce corps, est-il touché ? Et ce scepticisme revient comme en miroir, car s’insensibiliser à l’autre c’est aussi s’insensibiliser à soi — et souvent c’est pour s’insensibiliser à soi que l’on s’insensibilise aux autres. On ne croit plus à la possibilité de rencontrer autrui, ni de se connaître soi-même. Le voile que l’on descend sur soi, on ne croit plus que personne ne pourra le transgresser, le froisser. Mais pour le transgresser, il faudrait accepter, ne sachant pas, mais cherchant à savoir et à se savoir, de « s’offrir à la connaissance », comme dit Augustin parlant des fleurs.

Quant à l’autre, ce qui nous arrive, de plus en plus, c’est de ne plus parvenir à sentir ce que nous faisons. Nous ne sentons pas que ce que nous faisons fait sentir quelque chose à d’autres. Soit l’autre est encore trop moi-même pour que je m’en inquiète, soit il est déjà tellement autre que cela ne me touche plus. Nous avons laissé tomber le travail de la ressemblance. Revenant sur cette impasse, le travail inlassable d’Henri Foucault vise à faire sentir les écarts, les disproportions, non seulement de la forme et de la matière, mais du voir et du faire, de l’agir et du sentir. Il vise à faire sentir la vulnérabilité et la fragilité, la fugacité des corps vivants soumis à l’inhumaine accélération qui fait notre temps. Il vise à faire sentir la multiplicité des corps, à les replacer non seulement vis à vis les uns des autres mais parmi d’autres. Il ne vise pas à réduire dogmatiquement au silence le doute par une représentation enfin pleine et réussie, mais à accompagner le regard, la main qui doutent, à les retarder encore, jusqu’à leur faire sentir ce qu’ils ne sentent pas.

Ses images sculptées sont comme des surfaces inquiètes, des apparitions éblouies qui clignotent un instant. Il n’y a rien derrière elles, tout est dans ce qu’elles montrent en nous, notre propre surface sensible. Elles indiquent au passage ce que chaque corps peut sentir, recevoir et subir, comme si les surfaces de nos corps et de nos mémoires avaient enregistré et cherché à comprendre ce qui leur arrivait. Et c’est seulement notre inquiétude pour ce qui peut ainsi arriver qui peut nous amener à désirer sentir un peu ce que nous faisons.

 

Olivier Abel

texte pour le catalogue de l’exposition de Henri Foucault
à l’hôtel de la Monnaie, Paris, XXX, 2008