« Esquisse d’une morale laïque »

Comment enseigner une morale laïque, en France, en 2008 ? Selon Olivier Abel, il s’agit avant tout d’apprendre aux enfants à effectuer des choix lucides parmi les morales implicites existant dans leur environnement.

Peut-on enseigner la vertu ? Depuis Platon c’est là une question disputée. Mais aussi bien peut-on dire que de toute façon nous avons appris une morale, ne serait-ce que celle à laquelle nous sommes induits par les objets qui nous environnent, qui moulent nos images de la vie bonne. C’est ce qu’observait Pasolini, avec son œil de cinéaste : il n’y a rien de plus dogmatique que les choses, qui ne cessent de vous asséner, de façon indiscutable et sans réplique, que le monde n’est pas autrement, et que c’est bien ainsi qu’il doit être. Et puis l’emprise des images et des représentations portées par les marchandises, les magazines, les réclames, les jeux vidéo, est telle que nous ne pouvons laisser les enfants démunis face à ce déluge. Au temps de l’imprimerie, il fallait apprendre à lire pour former des citoyens critiques ; à l’âge de la « télé-réalité », il faut apprendre aux enfants à décrypter les images, à déchiffrer la morale implicite véhiculée par les médias et les objets de consommation morale souvent d’autant plus normative et féroce qu’elle prétend « ne pas faire de morale ».

La question serait donc moins d’enseigner la morale, de vouloir tout de suite « donner des leçons », que d’apprendre à déchiffrer les morales implicites déjà existantes dans l’environnement de l’enfant. Cela permettrait de faire l’économie d’un interminable débat, sur ce que devrait être la morale laïque que l’on voudrait, d’un commun accord, enseigner. Or les morales déposées dans l’environnement de nos enfants ne sont pas toutes « mercantiles ». Ce sont également les morales de camaraderie et de collège, d’autant plus prégnantes que la ségrégation des classes d’âge aujourd’hui est à peu près aussi forte que la ségrégation des sexes jadis. Ce sont aussi les morales portées par les modes de vie familiaux, qui varient selon les milieux sociologiques et les provenances culturelles, et assument l’apprentissage fondamental de la cohabitation – mais il n’y a plus ces églises, syndicats ou partis, qui naguère encore permettaient à des milieux différents de se frotter les uns aux autres sur fond d’une ressemblance communément acceptée.

Identifier des postures morales élémentaires

Quoi qu’il en soit, nous sommes bien loin d’être plongés, comme certains voudraient trop nous le faire croire, dans une période d’absence des valeurs ou d’effondrement des repères. Les sociétés européennes ou occidentales ne sont pas si débauchées, dépravées ou matérialistes, vouées au seul culte de la consommation, que le disent les néo-islamistes intégristes, les néo-orthodoxes pan-slaves, les néo-protestants fondamentalistes, les néo-papistes, et jusqu’aux néo-républicains de l’intelligentsia française (des néo-maurassiens qui s’ignorent) et qui tous espèrent nous sauver de la perdition et de la ruine morale ! Si nous regardons autour de nous, les pratiques quotidiennes en mobilisent au contraire beaucoup, comme un embrouillamini de codes divers, qu’il faudrait d’abord apprendre à nos collégiens à décrypter et mettre en ordre. Et ce serait la première mission d’un enseignement de la morale, que d’accoutumer nos regards et nos jugements à voir de la morale là où spontanément nous n’en voyons pas, à mieux discerner l’écart entre les morales prônées et la morale pratiquée. Il suffit d’examiner les mots valorisés, ou associés à des jugements péjoratifs, pour s’apercevoir qu’il existe des mondes de langage parfois antagonistes, et qui ne se comprennent même pas.

C’est pourquoi je voudrais esquisser ici une sorte de grille de lecture de diverses postures morales possibles. Cette grille n’a rien d’exhaustif, et ne propose qu’une sorte de pense-bête, pour voir ce qu’il y a d’éthique dans l’optique de ceux que nous rencontrons, adopter leur angle de moralité, et ne pas ramener toute morale à la nôtre.

Une première orientation éthique correspondrait au sentiment que toute vie, toute activité, tout art et tout désirs humains sont traversés par une visée du bien ou du bon. Cette éthique de la confiance suppose une communauté de ces visées, concourant à un bien commun, ce désir d’être ensemble qui fait le lien social. Il faut certes apprendre à nos enfants à dire « non », mais il est au moins aussi important de leur apprendre à dire « oui ». Cette orientation positive fait globalement crédit au désir, en tant que désir de ce qui est bon. Elle s’exerce aussi à faire confiance à la parole des uns et des autres, aux promesses et aux engagements, à faire honneur à la réputation de chacun. Elle demande, sinon d’approuver les actions des autres, de les approuver d’exister, même quand ils sont nos adversaires. C’est une éthique généreuse et courageuse, qui n’hésite pas à recevoir et à donner, à se mesurer, à se confronter, à entrer dans les échanges. Ce n’est pas un hasard si le mot « merci », qui dit la reconnaissance et la gratitude, est l’un des premiers mots du vocabulaire moral : apprendre à reconnaître tout ce que l’on a reçu, tout ce que l’on reçoit, est essentiel si l’on ne veut pas faire une société de petits « moi » qui croient ne rien devoir à personne. Mais c’est aussi une éthique qui n’hésite pas à encourager le « prendre », car il arrive que l’on ne veuille plus seulement recevoir, mais que l’on désire prendre, saisir, cueillir, attraper. Même les prédateurs ont une éthique en ce sens – et déjà de ne pas tout prélever, d’en laisser pour d’autres ou pour d’autres fois ! Cette éthique première et vitale est comme le socle de désir et de sensibilité, plus large que toute règle morale, et parfois il est bon de retourner la morale vers son origine éthique, d’en faire la généalogie.

Ethique de la confiance, éthique de l’urbanité

Mais on peut aussi insister sur l’extrême diversité des visées et des expériences du bon : tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose. D’ailleurs nos visées éthiques ne sont enracinées dans des formes de vie et de désir qu’à travers différents langages et traditions. La prudence consiste ici à reconnaître que la morale ne pousse pas sur du vide, mais sur un sol de mœurs que l’on doit respecter et cultiver sans cesse, nourrir et rouvrir à la vie. Si dans la culture française la plus laïque le catholicisme sécularisé reste majoritaire, pourquoi ne pas en respecter le langage et la sensibilité ? La morale ne saurait être confondue avec l’identité culturelle, mais elle suppose un certain ancrage dans des codes qui ont leur langue et leur histoire. Certes il existe une politesse à peu près universelle, ouverte et cosmopolite, mais il existe aussi une forme de politesse codée, fermée, élective, des milieux snobs ou des clans de banlieues il faut peut-être y voir deux dimensions nécessaires, or cela suppose de connaître un peu ces divers codes. Cette éthique de l’urbanité justement suppose cette reconnaissance que dans la cité tout le monde ne parle pas le même langage, qu’il y a une pluralité de sphères de mœurs hétérogènes.

Troisième figure de l’éthique : le fait que l’action et ses orientations s’inscrivent dans un contexte, comme une œuvre dès lors mêlée à d’autres dans la durée, avec des conséquences qui lui échappent largement et qui débordent de ses intentions initiales, conduit à développer une éthique de la responsabilité, qui envisage les maux possibles, et qui prenne en compte le point de vue des victimes éventuelles de cet agir ou de ces choix, qui peuvent être éloignées dans l’espace ou dans la suite des générations. Nous devons savoir que nous sommes dangereux, même sans sentir tout de suite ce que nous faisons, et que nous pouvons nous faire beaucoup de mal. On entre ici notamment dans la « condition écologique » de l’éthique, qui suppose que nos valeurs morales soient généralisables sans encombre pour l’avenir de la planète un mode de vie qui ne serait possible qu’à la condition de rester l’apanage d’un petit nombre serait par principe immoral. On touche aussi par ce point à la question de l’éthique des sciences et des techniques, et il est urgent d’apprendre aux jeunes générations à distinguer entre la puissance des lois de la technique, et la fragilité des règles proprement morales et politiques. Les unes sont imposables de gré ou de force, mais les autres supposent un minimum de consentement. On ne peut fonder une société humaine sur des solutions « techniques » à tous les problèmes.

Ethique de la responsabilité et sagesse pratique

On en vient ainsi à l’éthique des institutions, qui est un chapitre central de la formation du sujet moral. Derrière toutes les institutions, celle de la justice par excellence, mais aussi l’école ou la santé publique, etc., on peut trouver cette morale de la règle, dont on peut dire qu’elle est double (dualité qui rend si délicate la recherche du juste). D’un côté elle voudrait le partage équitable des biens et des charges. Cet équivalent moral de l’égalité devant la loi souscrit à un « impératif catégorique » d’universabilité, fondé sur un principe de stricte réciprocité, c’est à dire de « substituabilité » des points de vue : traiter semblablement les cas semblables, ne pas faire à autrui ce que l’on voudrait pas qu’il nous fasse – on peut placer ici toutes les recherches de morales minimales. Mais dans le même temps il y a des dissymétries irréductibles : il faut honorer son père et sa mère, mais de l’autre et le plus grand doit protéger le plus petit, le plus fort doit utiliser son pouvoir de façon à ne pas laisser le plus faible sans contre-pouvoir, et finalement c’est la pierre de touche morale de toute institution que de chercher à ne jamais humilier si nos sociétés n’étaient pas humiliantes, les injustices seraient moins indignes.

Même pour la justice toutefois cette posture ne suffit pas, car l’enquête éperdue d’une justice vraiment universelle peut aussi montrer, avec un sens shakespearien du tragique, combien ces injustices sont hétéroclites, irréductibles à une injustice ou à un malheur général, et qu’il est impossible de les combattre ensemble. Le tort éprouvé par l’un pourra être tenu pour négligeable par un autre. Cette sagesse morale, la cinquième de notre série, consisterait à pointer ces « différends » incommensurables, à les accepter pour ne pas rajouter au malheur. Une certaine « sagesse pratique » pourrait alors montrer l’universel malentendu où nous plonge la diversité de nos désirs, de nos peurs, de nos langages, de nos règles. Cette morale du tragi-comique résiderait dans la relativisation, une manière de retournement où l’on propose en modèle ce qui est petit, ce qui ne prétend plus être bon ni juste. Ici on ne cherche plus à justifier ni à généraliser, on sait que tout est complexe, on bricole des compromis que l’on dit toujours provisoires, mais qui sont souvent seuls vivables et durables. A cet égard, il est utile d’apprendre aux enfants à la fois à grandir les enjeux, à sentir l’importance de la parole, mais aussi à les diminuer, à savoir relativiser les paroles.

On peut enfin sortir de la volonté de justice et de rétribution par une autre forme de sagesse, en se disant simplement que chacun est unique, et doit être aimé et traité dans sa singularité, à chaque fois incomparable. C’est l’idée, qui fait l’horizon de toutes nos institutions, qu’il faut toujours redonner une chance à chacun, qu’il y a en chacun une réserve à laquelle nous devons faire crédit. Cette sagesse vient clore le parcours amorcé dans la première figure éthique, qui insistait sur le courage de se montrer, de se comparer, de se confronter. C’est qu’il y a aussi un temps pour s’effacer devant les autres, les laisser passer, faire cercle autour d’eux comme ils ont fait cercle autour de nous, un temps pour la modestie comme il y a eu un temps pour le courage. Si l’on a reçu et donné, si l’on a eu le courage de prendre, il faut aussi savoir perdre. Apprendre à être de bons perdants, c’est le cœur de l’éducation morale, ce qui manque aux « mauvais gagnants ». Cette sagesse de l’effacement, d’ailleurs, cette pure sollicitude, ce dévouement silencieux à l’autre que soi, cette abnégation, peut être appelée pardon ou charité : ce n’est pas forcément une « aliénation religieuse » et cela peut être une forme extrême de lucidité sur l’identité profonde de ces êtres qui désirent être, sans jamais savoir entièrement ce qu’ils désirent.

Pour une morale des morales

Qu’allons-nous faire entre ces diverses attitudes morales ? C’est là l’enjeu d’une morale laïque, une morale de la commune urbanité, que d’être une morale des morales. Peut-être faudrait-il définir des critères, les grandes requêtes auxquelles doivent plus ou moins satisfaire toute morale. Résumant à grands traits les orientations proposées, voici trois critères. 1) Une morale doit être enracinée dans le désirable, trouver ses motifs dans l’imaginaire, la tradition et le rêve que partage la société à laquelle elle est proposée. 2) Une morale doit être universalisable, car la morale n’est pas là pour assurer l’identité culturelle d’une population mais pour permettre la coexistence de tout le monde selon un principe d’équité et des règles durablement acceptables par tous. 3) Une morale doit très modestement être praticable, elle doit pouvoir s’interpréter dans l’existence et jusque dans les situations les plus singulières, là où les bonnes intentions ni les règles générales ne servent à rien.

Or aucune morale ne peut prétendre satisfaire complètement à ces diverses requêtes. Telle morale sera bien enracinée dans nos traditions, qui sera mal universalisable (sauf à faire passer pour « naturelles » des habitudes tout à fait culturelles). Telle autre sera très universalisable, qui négligera son inscription dans la finitude des contextes concrets (où l’échange des arguments ne parvient jamais à tout expliciter). Telle autre (nourrie de charité, par exemple) pourra illuminer la singularité des situations, qui ne parviendra pas à entraîner un consensus stable pour une communauté. On ne peut même pas pratiquer une morale éclectique, qui ne retiendrait de chaque morale que ce qu’elle a de bon ! Car les diverses « morales » doivent accepter chacune qu’elles ne peuvent avoir d’ « effet vertueux » sans avoir aussi des effets pervers. C’est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, de la correction réciproque entre plusieurs éthiques. Pour avoir des vertus, les morales aussi ont des limites. Il serait bon que nos collégiens apprennent également cette petite morale, comme un grain de sel.

Olivier Abel

Publié dans Hommes et libertés, septembre 2008.