Une « position » ecclésiale part du principe d’une conviction établie, claire, partagée par toute une communauté. C’est ainsi qu’est perçue généralement « la position » de l’église catholique, récemment portée devant le regard public par le document de la conférence des évêques[1].
Et il est légitime que le législateur interroge, à partir des arguments présentés par l’église majoritaire, ceux qui sont mis en avant par les protestants, les juifs ou l’Islam. Ici l’embarras commence. Non qu’il n’y ait une réflexion éthique protestante, juive, musulmane (elles sont même particulièrement développées au moins pour les religions protestantes et juives), mais cette réflexion qui échoue à se présenter avec l’autorité d’un dogme, a de la peine à être clairement identifiée dans le domaine public, et donc par le législateur,d’autant que le protestantisme est réticent à la confusion entre éthique et législation. Il est même possible d’évoquer l’hypothèse que la bioéthique législative républicaine ne soit que l’expression laïcisée ou sécularisée d’une bioéthique catholique.
Le sacré républicain, dont parle Régis Debray, moins explicite que le sacré catholique, n’en est pas moins présent : ceci explique peut-être que la France, pays catholique au moins de culture, soit le seul pays au monde à avoir adopté un corpus de lois dites de bioéthiques. D’où vient peut-être le dialogue plus facile entre la république et l’église catholique qu’avec les protestants, même si les positions républicaines et catholiques peuvent s’affronter.
A cette absence dogmatique, s’ajoutent l’absence de Magistère, d’autorité ecclésiastique[2] et, ce qui est quelquefois reproché aux protestants, leur éclatement confessionnel en communautés très hétérogènes, allant du protestantisme le plus libéral aux églises luthériennes, évangélistes, pentecôtistes, baptistes aux limites parfois peu claires avec l’église catholique.
Et pourtant ce qui rassemble les protestants est simple : la Parole de Dieu révélée dans l’Evangile. Une parole inlassablement interrogée, parfois prise au mot, ailleurs plus reconnue dans son pouvoir d’éclairage symbolique que dans sa lecture littérale. La bioéthique n’étant pas, par excellence écrite dans les textes bibliques, le protestantisme considère que la bioéthique n’est qu’un champ particulier de l’éthique ou de la morale générale.
Ce regard privilégie quelques concepts :
- L’altérité signifiant par là que le souci de la personne passe d’abord par le souci de l’autre, l’altérité comme bouture de soi-même ;
- La justice sociale, ce qui souligne que l’attention au plus vulnérable l’emporte sur le bien commun abstrait ;
- La responsabilité individuelle comme libre réponse à un appel divin qui la fonde et comme mise en route d’une solidarité.
Ceci ne signifie nullement que le protestantisme aurait le « monopole du cœur ». Ses valeurs sont aussi mises en avant par les autres religions, catholicisme, religion juive et Islam, mais sous des configurations différentes.
Cette éthique protestante, si bien résumée dans le texte de Paul Ricoeur–Soi-même comme un Autre– : « viser à la vie bonne, avec et pour l’autre, dans des institutions justes » a peine à promulguer l’interdit ; mais elle encourage plutôt le partage, « l’éthique de discussion », le déplacement des valeurs particulières ou nationales pour tendre à l’universel.
C’est ainsi qu’en matière de bioéthique les protestants sont peu enclins à encadrer des pratiques sexuelles (liberté d’usage du préservatif) qui relèvent de la libre détermination des personnes. Ils ne souhaitent pas intervenir dans le champ de la contraception. Même si les pratiques abortives sont proscrites par la plupart des évangélistes, qui sont à cet égard plus proches de l’église catholique que de l’église réformée, les protestants ont été très actifs dans le planning familial, c’est-à-dire l’aide à la planification des naissances. Il en est de même pour les différentes pratiques d’aide à la procréation. L’Eglise n’a pas à diaboliser une science destinée à faire advenir une vie.
Mais cette vie n’est pas sacrée en elle-même. En revanche les protestants sont très attachés à remettre en cause une approche exclusivement biologique de l’être humain qui leur semble aller à l’encontre de la tradition biblique. La filiation, même si elle est obtenue et aidée par la médecine, est avant tout une filiation sociale. C’est pourquoi la volonté de lever l’anonymat d’un éventuel donneur ou donneuse de gamètes n’est pas encouragée. S’ils expriment des réserves sur l’aide à la procréation pour des couples homosexuels, ce n’est pas en tant que jugement moral sur l’homosexualité qui n’a pas lieu d’être, c’est par crainte que ce droit à un enfant l’emporte sur le droit de cet enfant à avoir des parents comme dans la tradition biblique. De la même façon ils ne sont guère favorables à l’insémination ou au transfert post-mortem d’un embryon, qui privilégie à leurs yeux plus le désir d’enfant pour la mère que pour l’enfant lui-même. Pas d’enfant sans couple. La descendance biologique n’est pas un droit. Il n’y a pas de droit de propriété d’un enfant.
Les gestations pour autrui, qui polarisent de façon excessive à leurs yeux l’attention lors du renouvellement des lois, constituent un risque majeur de rapport de servitude de la mère gestatrice par rapport à la mère demandeuse ; les gestations bibliques pour autrui révèlent en effet que les servantes lorsqu’elles étaient parturientes pour d’autres étaient considérées comme une propriété de leur maître.
La question de l’embryon monopolise toute l’attention lors de cette révision. Même si les églises protestantes sont assez partagées sur ce sujet, la Fédération Protestante de France n’est pas favorable à un changement de la loi qui autoriserait la création spécifique d’embryons pour la recherche ou de clones destinés à une thérapeutique. La procréation médicalisée ne doit pas devenir une technique de réparation des déficiences, de création d’éléments de régénération humaine. Il n’y a pas de personnification, ni de sacralisation de l’embryon dès sa création, mais celui-ci n’est jamais considéré comme une simple structure cellulaire disponible pour la recherche. En revanche la recherche sur les embryons obtenus in vitro atteints de maladies graves, destinée à mieux comprendre les processus pathologiques, doit être encouragée. Si des lignées cellulaires obtenues à partir de ces embryons sont nécessaires à la recherche, les protestants y sont favorables. L’usage d’embryons dits surnuméraires ne doit pas cependant servir de prétexte utilitariste à ces recherches. Leur création est destinée à la naissance, pas à la recherche.
Le diagnostic prénatal doit garder sa fonction de discernement la plus mesurée possible, en se gardant du sentiment excessif de maitrise, doublé d’une application délétère du principe de précaution qui conduit alors à une sélection humaine qui refuserait d’avouer la finalité de son projet.
Le diagnostic préimplantatoire, parfaitement justifié pour un embryon issu de gamètes d’un couple, bouleversé par la naissance d’un premier enfant lourdement atteint d’une pathologie grave ou la probabilité importante de celle-ci, est en droit d’attendre de la médecine l’aide à la naissance d’un enfant indemne. En revanche l’extension de ce diagnostic de la médecine prédictive (dépistage d’une susceptibilité à certains cancers ou maladies dégénératives par exemple) conduit à une survalorisation de l’identité génétique au détriment de la complexité et de la richesse d’un être humain. La réduction programmée, médicalisée de l’existence d’un être à venir est porteuse d’un regard sur les personnes porteuses de handicap particulièrement discriminants. L’accueil des personnes handicapées doit l’emporter sur leur non-advenue au monde. Les protestants sont donc attachés à un encadrement très rigoureux, sans laxisme de ces dépistages qui doivent rester exceptionnels.
Les dons d’ovocytes doivent être encouragés, sans passer par leur indemnisation sous quelque forme que ce soit. Le risque est en effet la création subreptice d’un marché qui exploiterait les plus pauvres. Il ne s’agit pas tellement du principe de non-marchandisation du corps en tant que tel, mais du risque de la tentation pour les plus pauvres de considérer cette possibilité comme une source de revenus essentiels dont ils deviendraient rapidement dépendants.
C’est ce risque toujours présent d’exploitation rémunérée des femmes qui conduit les protestants à une grande prudence dans l’usage d’ovocytes détournés de leur finalité procréative (clonage etc…).
Dans le domaine de la greffe d’organes, les protestants encouragent particulièrement la solidarité dont elle témoigne. L’altérité y trouve ici son inscription la plus concrète. L’aide fournie à la personne malade l’emporte sur le respect de l’intégrité du corps mort. Ce qui n’interdit pas bien sûr, que le corps ne soit pas respecté ; il n’a pas à être dépecé comme n’importe quelle source désincarnée de réparation. L’expression explicite du souhait de donner devrait être encouragée, afin d’éviter autant que faire se peut, de confier à une famille toujours bouleversée, en urgence, le soin de prendre une décision. Les protestants sont très attachés à un rôle majeur de l’Etat, garant de l’équité et de l’organisation matérielle du don ; ils sont pour la reconnaissance que l’on doit aux équipes soignantes de prélèvements toujours confrontées à une activité plus ingrate que ceux qui greffent.
L’encouragement à une inscription sur un document d’identité de son souhait ou de son refus de prélèvement d’organes fait partie du sentiment de responsabilisation encouragé par les protestants.
Dans le domaine de l’identité génétique et de l’identification des gènes de maladie, la religion protestante ne croit pas à une conception purement biologique de l’identité qui génère plus d’enfermement que de libération. Tout n’est pas écrit à l’avance. La parole échangée entre les hommes, l’interaction personne-environnement l’emporte largement sur les marques génétiques qui ne disent rien de l’homme sinon fournir des traces de cette information génétique. L’ordre de la parole et de la promesse n’est pas de l’ordre des gènes.
C’est pourquoi ils ne sont guère favorables à l’usage facile des tests de paternité, à la levée systématique de l’anonymat dans la procréation assistée. En revanche ces données doivent être accessibles par la médiation d’une structure type CNAOP(destinée à rassembler les données d’identification éventuelles), si l’enfant en exprime fortement la demande. On ne peut en effet lui interdire formellement l’accès à ses origines, mais il serait hasardeux de faire de cette transparence totale le fondement de toute famille.
Dans le domaine de la fin de vie, les protestants sont proches des arguments donnés par la loi dite Léonetti, pour ne pas encourager l’acharnement thérapeutique, mais ne pas donner la mort à qui la réclame. La dignité ne se négocie pas. L’indignité en revanche réside chez ceux qui portent un regard d’indignité sur la personne.
Mais entre une conception stoïcienne de la mort qui ne peut être exigée de chacun et une sacralisation absolue de la vie pour elle-même, les protestants sont ouverts à des possibilités de fin de vie apaisées, si la personne le réclame. Il peut sembler en effet aussi inhumain de mettre fin brutalement à une existence que de refuser un dernier soulagement à une personne en demande.
Enfin les protestants sont particulièrement vigilants et attentifs sur les conséquences que peuvent avoir des lois pour les plus vulnérables, les plus pauvres, les plus déshérités, les plus handicapés. L’accès juste équitable aux soins, la non-brevetabilité du génome font partie des exigences protestantes. Cet engagement les pousse à toujours chercher le moindre mal, sans se référer toujours à des principes intangibles parfois plus source de violence individuelle et d’injustice que d’éthique respectueuse de la personne.Le Protestantisme se méfie autant du dogmatisme que de l’utilitarisme .Il tente de faire surgir de la parole divine une espérance humaine qui soit inscrite dans la réalité.
Didier Sicard – Professeur émérite de médecine à l’université Paris Descartes -Ancien président du Comité National Consultatif d’Ethique
Olivier Abel –Professeur de philosophie et d’Ethique à la Faculté de Théologie Protestante de Paris -Membre du Comité Consultatif national d’ethique
Publié dans la Revue politique et parlementaire,
n°1050, janvier-mars 2009