« Un présent étonnant, ou l’instant magique »

L’instant magique existe, tout le monde l’a rencontré, et chacun pourrait raconter les siens, ces heures inoubliables où soudain tout était . Quel est ce présent étonnant ? Ce peut être le temps d’une chorégraphie où chacun retient son souffle, le moment où un joueur de football parvient à placer un goal auquel personne ne s’attendait et lui-même moins encore. Ce peut être pour deux êtres amoureux l’instant de leur rencontre et de leur immédiat attachement mutuel, un bal de village où chacun est témoin de la joie de tous, une prairie après l’orage. Ce peut être l’instant où l’ingénieur voit les dernières poutrelles de son pont se placer exactement comme prévu, et quarante ans ont passé depuis cette nuit d’été où, regardant en même temps nos écrans de télévision, nous avons vu les premiers pas des humains sur la lune.

Qu’y a t-il de commun à tout cela ? Certes il y a probablement des conditions propices, et parfois il faut savoir attendre l’éclipse ou le rayon vert, les aurores inouïes et les crépuscules flamboyants. Mais on a beau réunir toutes les conditions, les instants magiques ne se produisent pas automatiquement, à point nommé. Il semble y avoir une part de chance, de surprise. Qu’y a t-il de magique dans un anniversaire, le minuit du premier janvier 2000, pour qu’une même et confuse émotion s’empare de tous ? Qu’y a-t-il de magique dans l’ouverture d’une bouteille de champagne ? Pour que l’instant soit magique, il faut peut-être un bonheur capable de réveiller tous les bonheurs passés, et jusqu’aux bonheurs enfouis, oubliés, inaccomplis jusque là, comme si l’on avait trouvé sans le vouloir l’une des portes du temps. De là viendrait ce sentiment de présent, que tout est là, ce sentiment non seulement de « déjà vu », de réminiscence, mais de reprise, où soudain le temps se répète en s’accomplissant. Tout cela avait pu avoir lieu jadis, d’autres fois, mais nous n’y étions pas. Comme s’il fallait, pour que l’instant magique se produise, que nos horloges internes soient heureusement disposées à saisir les chances qui se présentent, et qu’elles concordent enfin entre elles par une incroyable coïncidence.

L’instant magique affecte alors jusqu’à notre rapport au temps, comme si ce dernier y était suspendu. Dans ces moments, le temps s’arrête, et c’est cela la magie. C’est aussi le merveilleux et la grâce que quelque chose puisse se produire alors que plus rien ne semble travailler, comme sans effort. D’où un sentiment d’irréalité. Mais derrière la magie on pourrait montrer le patient travail qu’il a fallu, le travail du temps, la durée magicienne qui peut déplacer les montagnes et métamorphoser les formes de la vie. Soudain voilà le Bosphore qui s’ouvre et la mer qui se déverse dans le bassin de la Mer Noire. Soudain la chrysalide s’ouvre et un papillon d’un bleu fabuleux étire ses ailes. Soudain un enfant naît, et plus rien ne sera comme avant, comme s’il n’était pas venu au monde. Ce qui est magique c’est justement qu’il n’y ait plus besoin de magie, que tout soit si simple. A la fin de la Tempête de Shakespeare, c’est en abjurant sa magie que Prospero détermine cet instant du pardon final : « à présent tous mes sortilèges sont détruits et je n’ai plus pour force que la mienne propre, combien faible ! ».

Olivier Abel

Publié dans La Croix le 14/08/2009.