« Loi et Evangile »

Entre plusieurs accès possibles, la question qui organise ou polarise le plus fortement ce débat sur l’éthique protestante, actuellement, me semble être de savoir si l’Evangile fonde ou non une morale. Quelle est l’autorité biblique en matière éthique? Y a–t–il ou non un usage éthique de la Loi?

Plutôt qu’arrondir les angles en reprenant les éléments récents du débat pour tenter quelque synthèse, et quite à rester très schématique, pour faire voir ce qu’il y a de vif dans ce sujet, j’ai préféré accuser la rupture entre les deux réponses à cette question. Car c’est précisément la tension entre elles qui est significative

Le « non » de Luther:

Avec la prédication de la Grâce seule, c’est le « non » qui inaugure, par une rupture avec la subtile dialectique thomiste entre nature et grâce. La grâce ne couronne pas la « nature humaine », elle nous précède, elle commence. En ce sens la question éthique pour les protestants (la question de savoir s’il y a ou non une éthique chrétienne) ne réside pas dans le rapport nature/grâce, mais dans le rapport grâce/agir. Et dans cette présentation schématique, je n’hésiterai pas à dire que Luther met l’accent principal sur la grâce en tant qu’elle rompt avec la problématique antérieure, et que Calvin met l’accent sur l’agir ouvert par cette grâce.

Pourquoi n’y a–t–il pas de morale chrétienne, évangéliquement fondée? Parce que toute morale reste une tentative d’auto–justification, une manière de chercher une sanctification dans des oeuvres. Il ne faut pas confondre le registre évangélique de la sanctification par la foi, qui est une libération de l’homme intérieur, et le registre de la justice humaine, qui maintien un certain ordre moral car l’homme extérieur reste esclave de ses passions.

En coupant court à toute tentative de fonder une morale chrétienne, la théologie luthérienne des deux règnes place la Bible au–dessus de toute prétention à monopoliser une interprétation légitime. La Justice ne nous appartient pas. Il faut dire l’éthique est humaine comme on dit l’erreur est humaine. Du même coup il n’y pas de législation juridique, ni de projet politique, qui puissent se donner pour fondés sur la Loi de Dieu.

Le « oui » de Calvin:

Avec Luther nous disions totalement « non » (il n’y a pas d’éthique chrétienne), avec Calvin nous dirons totalement « oui ». Ce geste qui succède immédiatement à celui de la rupture est celui du « on recommence tout ». C’est l’institution de la religion chrétienne. La grâce ouvre un agir possible, une nouvelle forme de vie. En outre, tout est éthique dans l’existence chrétienne. L’éthique absorbe tout et tout au monde est soumis à la Seigneurie de Christ, qui passe toute puissance. L’éthique n’est pas de l’ordre de la justification, mais du témoignage rendu, de l’attestation, de l’action de grâce.

Les textes bibliques, les évangiles, les paraboles n’enseignent rien mais placent l’auditeur en position de responsabilité : qu’est ce que je fais de ce texte dans ma vie, qu’est–ce que cela modifie ? L’interprétation biblique elle–même est étthique. Là où Luther insiste sur l' »ailleurs » du Royaume, Calvin insiste sur son « ici », son « maintenant ». Le texte biblique ne se réfère pass à un cosmos mythologique ou allégorique, mais ouvre un monde, devant lui, dans lequel les acteurs que nous sommes vivons.

En insistant sur l’interprétation éthique de la promesse, Calvin introduit un irréductible pluralisme dans l’interprétation de la Loi. Car la loi s’interprète dans des contextes, des climats et des cultures divers. Mieux : éthiquement il n’y a pas deux situations identiques, et le commandement de l’amour du prochain va jusqu’à la singularité, porte sur le singulier. C’est pourquoi l’éthique n’est pas la faculté de former des règles morales, mais celle de « déformer » les règles pour aller à la rencontre de l’infinie singularité du prochain (fût–il lointain). L’évangile déforme toute morale.

Une éthique métaphorique:

Si l’on tient cette tension entre les deux énoncés (« il n’y a pas d’éthique chrétienne » et « tout est éthique dans la vie chrétienne »), on découvre une éthique un peu particulière, sans cesse brisée et sans cesse attestée. Une éthique quelque peu « poétique ».

Une métaphore vive, nous montre Ricoeur, est la rencontre entre un premier sens, littéral, qui est mis en échec et suspendu, et un sens second, qui surgit et s’affirme dans l’échec du sens premier. Quand Shakespeare écrit « le temps est un mendiant », au sens littéral le temps « n’est pas » un mendiant ; puis par écart avec le sens courant « du temps c’est de l’argent » apparaît l’affirmation terrible, le sens second ouvert par l’énoncé. Je propose de lire ainsi, comme suspension et ouverture qui ne prennent sens que l’un par l’autre, le « non » de Luther et le « oui » de Calvin sur la possibilité d’une éthique chrétienne.

Cette tension permet de comprendre un peu autrement le débat classique sur le troisième usage de la loi. A côté de l’usage simplement politique, juridique, et de l’usage pédagogique de la Loi qui nous conduit à notre impuissance et à la grâce, y a–t–il un usage proprement éthique de la loi dans la vie chrétienne ? Luther le nie, Calvin l’affirme. Mais il ne s’agit pas de la même loi. Chez Luther la Loi est en amont de la grâce, elle a une fonction anthropologique de « mémoire », de remémoration. Tandis que chez Calvin les lois sont en aval, comme des interprétations dont nous sommes responsables, comme diverses manières, provisoires, fragiles, discutables, d' »imaginer » une Loi dont il n’y a pas d’image.

Sans la critique luthérienne, l’éthique protestante pourrait virer à l’utopie, à l’alternative totale qui dissoud le lien social. Sans l’affirmation calviniste, l’éthique protestante pourrait virer à l’idéologie conservatrice. C’est pourquoi il faut tendre l’arc entier de cette éthique, qui n’est pas et qui est évangélique. Agir, d’ailleurs, c’est inscrire dans ce monde–ci (ce que je fais) la visée d’un autre monde, d’un autre état du monde (autre chose que ce que je fais). Sans quoi je n’agis pas: je ne fais que reproduire ce monde, ou je me perds en incantations stériles. Ce que je fais « est » autre chose que ce que je fais. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ».

Post-scriptum:

Ce débat typique du protestantisme peut également trouver une autre issue à ce que cette problématique a d’embourbé, en allant se frotter plus sérieusement aux Ecritures. Non seulement pour réfuter l’usage de la référence « atomique » où l’on trouve le verset idoine à l’appui de l’actuel slogan. Mais surtout nous n’avons aucune raison sérieuse de présupposer entre Bible et Ethique, ni un débrayage total, ni un embrayage univoque. Entre l’une et l’autre de ces positions nous trouvons toute une gamme qui balaye l’épaisseur de l’expérience, et celle de l’expressivité.

La pluralité des genres bibliques, des configurations narratives, poétiques, prophétiques, juridiques, sapientiales, etc., définit des rapports au temps, aux autres, à soi, au monde, à Dieu, extrêmement divers. Entre Ecritures et Ethique, entre texte et action se glisse ainsi le détour et le travail de l’imagination; comme l’écrit Ricoeur le texte de s’adresse pas immédiatement à la volonté, mais invite l’imagination à refaire autrement le monde du lecteur, lemonde de l’action.

Cette pluralité des formes textuelles bibliques place le sujet lecteur (la communauté lectrice) dans des postures éthiques disparates, qui lui font faire le grand écart et le placent dans une tension qui me semble caractéristique non seulement de l’éthique que nous désirons, mais de l’évangile.

Texte préparé pour l’Eglise Réformée de France, groupe théologique

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)