« Les exigences du pardon »

Dans l’histoire et dans l’interminable actualité des souffrances infligées par des humains disposant de la puissance à des humains sans puissance contre eux, le pardon peut intervenir, mais pas à n’importe quel prix. Si l’on ne veut pas confondre le pardon comme acte historique et éthique, avec une parole sublime qui par magie pourrait tout effacer, il faut réunir certaines conditions, qui rendent ce pardon compatible avec la justice. 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu. 5) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé, mais aussi une situation suffisamment claire pour qu’on puisse désigner les victimes et les coupables.

Or dans la plupart des situations historiques réelles, on a affaire à des faits irréparables dont les victimes comme les auteurs ont disparu, à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour être imputé car on ne s’entend pas même sur le tort. Le pardon qui intervient ici se trouve dans l’embarras de trouver un langage autorisé, un langage qui soit bien cet acte par lequel avant et après tout change, un langage qui soit dicible et audible. Rien n’autorise un tel langage, sinon le courageux et patient travail de formulation conjointe de la plainte et du regret. Comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi et être entendu et repris par celui qui l’a commis ? Ou à l’inverse un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu et reçu par celui qui l’a subi ? N’y a-t-il pas une disproportion irrémédiable ? N’est-on pas condamné au « différend », c’est-à-dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé ? Est-il même possible d’exprimer complètement une souffrance ou un crime ? Ne se trouve-t-on pas ici aux limites du communicable ? L’échange des mémoires n’est-il pas rendu impossible par leur enracinement dans un immémorial trop douloureux, inéchangeable ?

Si le pardon arrive à se frayer un chemin dans cet embarras, c’est que l’on a accepté de ne pas chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène : au fond il n’y aura plus de pardonnant ni de pardonné. Le pardon reconstruit ainsi un mixte entre plusieurs langages, et les oblige chacun à faire place en lui-même à la possibilité de l’autre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les paroles qui énoncent le pardon, sont des paroles fragiles. Ce sont des paroles composées, et des paroles qui peuvent toujours être dénoncées unilatéralement par l’autre, qui refuse de pardonner ou d’être pardonné, ou qui refuse une parole qui ne vise plus à établir qui pardonne et qui est pardonné. Fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent d’abord qu’une chose: arrêter le pire ! Rompre avec la logique infernale des représailles.

Car le pardon sait que tant que l’on n’a pas brisé le couvercle du silence et de l’amnésie les crimes passés ne sont pas finis, que les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir, comme au premier jour. Peut-on oublier l’irréparable ? On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond. Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête le passé.

Mais fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent ensuite qu’une seule chose: rouvrir la possibilité de vivre ensemble le présent. Rompre avec la logique infernale du ressentiment. Peut–on vraiment se souvenir de l’irréparable ? Et faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure ? Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, et il rend incapable de réagir à autre chose, d’agir à nouveau. Cette mémoire malade est incapable de se souvenir d’autre chose, et le pardon est alors comme une guérison: une parole qui, parce qu’elle a fait le deuil de l’irréparable, parce qu’elle a consenti à la mortalité, fait place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement. Le pardon est lors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini.

Paru dans Chronique d’Amnesty international n°133/décembre 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)