« La France côté jardin et côté cour »

C’était la fin de la coupe du monde et que la France était heureuse ! Elle était en état de grâce, pour un moment suspendue à son bonheur d’être ensemble avec elle-même. Quelle métamorphose pour les touristes du monde entier, qui venaient à peine de s’habituer à une ambiance d’ordinaire grognon, et qui finissaient presque par la trouver amusante ! Pour comprendre ce qui s’est passé dans un tel moment d’enthousiasme, il faut se souvenir que la France a pour forme principale celle d’une société de cour, comme un éventail déplié où toutes les diversités viennent se fondre dans « l’unanime pli », pour reprendre l’image de l’éventail de mademoiselle Mallarmé. Les Français s’aiment unanimes, et la France à la fois courtoise et jacobine que je voudrais vous dépeindre ici a encore la forme de la cour de Louis XIV, dans ce théâtre magnifique chanté par le grand Bossuet, où tout converge vers le regard solaire d’une volonté souveraine, quasi divine, et où plus rien ne nous séparera. Semblable à Versailles, c’est un théâtre inhabitable, sans épaisseur : quand on y entre, on est dehors, de l’autre côté ; mais de partout vous voyez le centre qui vous voit, vous vous voyez vous-même. Depuis la Révolution qui est peut-être l’accomplissement de cette forme, le centre est vide, le plus vide possible.

Plus encore donc que râleurs, en dépit des apparences, les Français s’aiment enthousiastes. Leur rêve, ce serait une universelle et constante Nuit du 4 Août telle que racontée par Michelet, où tous ensemble aboliraient leurs privilèges dans une sorte de fraternisation soudaine. On ne comprend rien à la France sans ce romantisme proprement politique, que les autres pays n’ont pas vraiment connu. Quand les Français peuvent ensemble approcher de ce vide unique et central, s’y fondre tous ensemble, ils sont unanimes et enthousiastes. Mais cet enthousiasme ne pouvant durer éternellement, il est destiné à faire bientôt place à une profonde dépression politique. Les Français n’attendent plus rien de leur être-ensemble, après en avoir tout attendu. Et ils s’éloignent grognons. Ils abandonnent le côté cour et cherchent leur jardin, leur refuge, dont Bernard Palissy ou Olivier de Serres rêvaient pendant que les guerres de religion mettaient le pays à feu et à sang. Le jardin est la forme secondaire de la société française, celle du repli, du petit protestantisme féodal qui refuse de se plier à Richelieu, des polémiques de Bayle contre Bossuet. Mais c’est aussi la forme de la rogne provinciale contre le parisianisme, de la protestation contre l’Europe, du malheur de ne pas pouvoir trouver sa place dans le bonheur unanime. Il est vrai que les grandes unanimités se sont parfois terminées dans les plus grandes terreurs, à la hauteur peut-être de la déception ressentie.

Dans ces formes de la représentation de soi de la société française, et ce théâtre du politique, il manque quelque chose, un entre-deux, qui pourrait être le bonheur aussi de ne pas être unanimes ! Comment donner un peu d’épaisseur asymétrique au théâtre solaire de la volonté souveraine, comment y loger des jardins ombreux ? Comment y planter des prés irrégulièrement carrés, simples comme des chambres d’enfants, et bordés de quelques peupliers verts et roux ? Comment refaire un paysage social durablement heureux de sa pluralité même ? Je dirais qu’il faudrait développer une culture des désaccords, qui les honore plutôt que les nier, qui sache en multiplier les théâtres. Il faudrait chercher passionnément les désaccords vraiment représentatifs, sans croire qu’on les connaît déjà, car souvent un conflit ou un désaccord n’est que le symptôme d’un conflit ou d’un désaccord plus profond mais qui n’a pas trouvé d’autre langage pour s’exposer, se raconter, se mettre en scène. Et cela prend du « temps à plusieurs ». Pour trouver les désaccords dans lesquels tout le monde se reconnaîtrait, pour trouver les désaccords optimaux sur lesquels on puisse refonder une vie politique digne de ce nom, il faudra bien sortir de notre rêve d’unanimité.

Paru dans La Croix le 23 juillet 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)