« Eloge d’un déclin consenti »,

La France peut gagner. Les discours officiels du 14 Juillet l’ont rappelé, et pourtant nous ne sommes pas convaincus. Comme si le problème n’était pas vraiment là. D’abord parce que nul ne gagne sur tous les plans. En 1918, la France était-elle gagnante à tous points de vue ? Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…). La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il n’y a pas que les armes et le commerce, il y a le sport, les lettres et les arts ; il y a les sciences, le rayonnement politique et juridique, il y a la courtoisie quotidienne et l’inventivité des formes de vie. On parle beaucoup du rapport étroit qui existe entre la francophonie et le commerce : le commerce c’est la langue. Mais la langue c’est l’affect, c’est la sympathie ! N’est-ce pas ce qui manque dans le monde à l’égard d’une France impérieuse et maussade ? Et n’est-ce pas le vrai problème que cache et trahit involontairement le vote d’extrême droite : plus personne ne veut venir durablement en France!

Ne faut-il pas décliner sur une plage pour s’élever sur une autre ? Et pour prendre une image solaire, ne faut-il pas consentir à décliner ? Jouant à plusieurs, savoir s’effacer à son tour, n’est-ce pas la qualité d’un bon joueur ? N’est-ce pas même le signe d’une véritable puissance, que de donner sans rien y gagner, que de perdre, que de décliner tranquillement ? N’est-ce pas le signe d’une véritable sagesse que de recevoir sans plus rien donner, d’écouter simplement parce qu’on n’a plus besoin de faire ses preuves. Eh, les Français, que faites-vous ainsi désœuvrés, silencieux ? « Nous écoutons les autres et cela suffit à notre émotion », semblent-ils répondre, plongés admiratifs dans les musiques du monde entier.

Nos sociétés européennes sont inquiètes d’avoir donné au monde une technique universellement imposable sans avoir su donner en même temps une morale de son emploi, de sa limitation. Comment l’auraient-elles fait d’ailleurs, puisque elles-mêmes ne l’ont pas vraiment mise au point ! Nous n’avons pas de morale qui soit à la hauteur de nos techniques, capable d’en arrêter et d’en effacer les méfaits. Pourquoi ? Si la croissance technique paraît irrésistible, c’est parce que l' »autarcie » (ce minimum d’existence par soi-même qui permettait la maîtrise de soi) est devenue impossible : les impératifs de la concurrence sont là, l’obligation mondiale d’échanger.

Faire entrer dans l’échange économique ce qui jusqu’alors n’avait « pas de prix » : cette contrainte définit assez bien la logique de la croissance, et sa parfaite immoralité. Elle ne marche en effet qu’accompagnée d’un mensonge ou d’un leurre, qui permet tout, et selon lequel « tout le monde peut gagner » à l’échange. Déjà la plus grande partie de la population mondiale est exclue de ce développement, ne serait-ce qu’à cause de son coût écologique. Mais une société où l’être humain se définit par son gain ou sa productivité engendre en son sein même un profond mal-vivre. Ne rien avoir de solvable à produire, échanger, ou consommer, y équivaut à une déclaration d’inexistence.

Les grandes idéologies du XXème siècle ont partagé le présupposé « évolutionniste » d’une croissance infinie : la France, parce qu’elle a ce luxe tragique de pouvoir reconnaître que sa croissance a rencontré des limites, doit attester au monde entier que toute croissance a des limites. C’est pourquoi, de ce point de vue, loin de chercher à se maintenir de toutes ses forces dans la course mimétique à la croissance, la France doit chercher une autre forme de présence au monde que celle du Marché ou de la Nation, plus réellement alternative à celle des puissances montantes, et à la limite plus conforme à sa réelle puissance, c’est-à-dire plus « perdante ». La noble tâche de la France serait alors de savoir décliner, et donner au monde les « germes » d’une critique de la croissance.

Paru dans La Croix le 6 août 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)