La demande éthique de cohérence est probablement à la fois une exigence incontournable, un des problèmes les plus embarrassants, et l’une des deux grandes demandes éthiques auxquelles nous soyons confrontés aujourd’hui. D’une part, en effet, dans un monde où la division du travail et la spécialisation technique s’augmentent des conséquences lointaines (planétaires et pour les générations à venir) de nos décisions instrumentalisées, il faut une éthique qui ne s’embarrasse pas de morale générale et de bons sentiments, mais qui réponde à la hauteur des problèmes techniques et institutionnels, de la gravité des problèmes posés et des conséquences de nos choix et de nos conduites actuelles. D’où l’éclatement en éthiques spécialisées et une pluralisation de l’éthique selon les sphères d’activité, chacune ayant à développer une déontologie propre. D’autre part, précisément et d’autant plus, le moraliste rencontre une demande d’unité, de non–contradiction entre les différentes valeurs qui découpent et parfois déchirent notre vie. Cette demande de consensus, de solidité (éventuellement de solidarité), se justifie dans un monde où la terre, le sol, sont oubliés; certains ont alors le sentiment que si l’on perd cette surface invariante, c’est à dire simplement saisonnière, qui est celle des travaux et des jours depuis l’aube de l’humanité, les variations ne sont plus que des dérives folles. La complexité du problème est de devoir trouver les conditions sous lesquelles les réponses à ces deux demandes si différentes sont compatibles, ou du moins articulables. Quelle cohérence trouver dans cette pluralisation des éthiques? Quelle pluralité est-elle soutenable au sein de la cohérence nécessaire à l’éthique? Et méthodiquement ne faut-il pas accepter que toute réponse à cette exigence de cohérence soulève de nouvelles questions, autrement dit qu’il n’y a pas de cohérence qui ne comporte une ou des incohérences qui lui soient spécifiques? Ce paquet de perplexités désigne le premier problème que j’avais ici à prendre en compte.
Du point de vue de l’éthique philosophique, plusieurs candidats se présentent pour répondre à la question: « qu’est-ce que la cohérence éthique? » Et je vais ici les aborder en les plaçant dans l’ordre syntaxique proposé par la « petite éthique » de Ricoeur dans Soi-même comme un autre, dont on verra que cette réflexion s’inspire largement: 1) Une cohérence narrative, où il s’agit de faire crédit au désir de cohérence des acteurs, cohérence bien visible dans le recours à la promesse. 2) Une cohérence pragmatique, où il s’agit d’exiger de chacun une cohérence qui se résume à la réciprocité de la règle morale, telle que diversement elle ressort des conflits. 3) Une cohérence poétique, où il s’agit de produire, de découvrir, d’inventer ensemble la cohérence nouvelle requise par les cas insolites, les situations insolubles, avec une sorte de sagesse passionnée pour le compossible. Autre est la cohérence comme désir, autre comme règle, autre comme oeuvre, et pourtant un fil rouge, même si très diagonal par rapport aux textes envisagés, court au long de cette lecture: c’est que la catégorie de la cohérence soit restée un souci aussi constant chez Ricoeur. Mon second problème serait donc plutôt: qu’est-ce qui fait échapper le pluralisme méthodique de l’éthique de Ricoeur (visée éthique, norme morale, sagesse pratique) au reproche d’éclectisme. Cette perplexité est probablement surtout la mienne vis à vis de ma propre dispersion, et c’est donc bien là encore mon problème.
1. La cohérence narrative.
Alors qu’elle semble infra-éthique, ou indifférente à toute considération morale, la cohérence narrative que tentent inlassablement d’ébaucher les acteurs, dans leurs moindres relations comme dans leur for intérieur, est déjà une forme de cohérence éthique. Et même si l’unité narrative d’une vie est inaccessible et inachevable, tissée qu’elle est aux « relations » des autres comme à d’autres relations de soi antérieures et ultérieures, c’est à elle que s’attache en premier lieu une identité proprement éthique, dont l’ipséité ne comporte de variations qu’à la mesure d’une cohérence possible qui permette encore de parler d’identité, de responsabilité, et même de fragilité. Si cette identité était indiscernable, alors personne ne serait plus responsable, ni même fragile. Pour reprendre les catégories de Soi-même comme un autre, la capacité du sujet à parler, à agir, à s’imputer paroles et actions, et à se raconter subissant et agissant, précède la capacité à se tenir pour responsable. Mieux: ce qui rend le sujet digne d’estime pour lui-même et pour les autres, c’est ce désir qu’il sent en lui d’une vie bonne et accomplie: or ce désir est toujours déjà schématisé par des formes de langages et de vie; c’est le désir d’une vie qui ait un sens, d’une vie qu’il puisse répéter narrativement. Et c’est un désir de cohérence qui prend notamment deux formes, d’ailleurs indissociables, vers le passé et vers le futur. Vers le passé c’est le rassemblement de soi dans une identité narrative: « je suis celui qui, et qui… ». Vers le futur c’est le maintien de soi dans une identité de promesse: « je serai celui qui, ou celui qui ne pas ». Les deux formes s’entrelacent parce qu’il y a une sorte de narrativité de la promesse, par laquelle je change et me maintiens, dans une histoire de mes promesses, et des promesses qui me tiennent à coeur en dépit des vicissitudes de l’existence. Ainsi l’unité narrative réside dans l’ensemble des réponses compossibles à la question « qui? », et il faut toujours supposer chez le sujet, bien plus qu’on ne le fait souvent, le désir de cette cohérence que justement il ne sait pas, et qui n’est pas donnée d’avance.
Le sujet ne connaît pas d’avance ces réponses ni leur compossibilité. C’est pourquoi on peut parler d’un travail de mise en intrigue, de mise en concordance en dépit des discordances, de synthèse d’éléments hétérogènes et de plans de vie différents qu’il n’est souvent pas facile de raccorder les uns aux autres. La mise en place de cette cohérence narrative d’un sujet capable de faire l’épreuve de l’écart à ce qu’il croit être son identité, de l’écart entre ce qu’il subit et ce qu’il agit (mais le sujet souffrant et agissant est toujours plus fragile et plus capable que ce qu’il croit), rencontre le soutien et comme l’aiguillon de sa finitude corporelle. Celle-ci détermine son insubstituabilité par rapport à tout autre sujet et donc l’étroitesse de son point de vue, sans laquelle il n’y aurait pas besoin de mise scène narrative de l’écart aux autres points de vue. La finitude corporelle fonde l’expérience que le sujet peut faire de l’irréparable, expérience de l’altération temporelle sans laquelle la promesse du maintien de soi n’aurait aucun sens. Enfin la finitude corporelle lui fait faire l’épreuve de l’écart entre les intentions et les résultats, ce qu’il évalue comme une vie plus ou moins accomplie, avec du temps perdu, du temps retrouvé. A travers tous ces écarts issus de la finitude, et dont la naissance et la mort sont la mesure, le chiffre ou la démesure, l’unité narrative, jamais achevée, se propose et ne s’avance que par un incessant travail d’interprétation de soi. D’ailleurs je crois qu’on s’aime soi-même diversement, et on peut dire que la « vie bonne » se prend en plusieurs acceptions, et s’interprète toujours singulièrement. On peut parler d’épopée lorsque cette pluralité des interprétations, formant comme un théâtre où chacun s’avance à son tour sous les applaudissements des autres, donne une sorte de résonance commune au partage même des voix: une narration à plusieurs voix.
Car c’est devant l’autre que le sujet peut rassembler sa cohérence, la réinterpréter. C’est l’autre qui l' »autorise » à raconter et à promettre, c’est l’autre qui fait crédit à ses récits et à ses promesses, c’est l’autre qui croit à sa cohérence et lui accorde cette confiance minimale sans laquelle il ne la chercherait même pas. Mieux: « les histoires de vie sont à ce point enchevêtrées les unes dans les autres que le récit que chacun fait ou reçoit de sa propre vie devient le segment de ces autres récits que sont ceux des autres » (Le juste p.36). Ainsi l’inachèvement narratif, comme l’autorisation narrative reçue d’autrui, renvoient à cet endettement infini par lequel je ne m’interprète qu’en interprétant les autres et qu’en étant par eux, avec eux et devant eux, interprété: je m’insère ainsi dans une trame narrative à laquelle j’appartiens. C’est « le geste de l’herméneutique, un geste humble (…par lequel) je m’insère dans le devenir historique auquel je sais appartenir » (Du texte à l’action p.362). Les diverses unités narratives et récits de vie, par ce geste, se composent et se créditent, se modalisent mutuellement dans une sorte de réseau, de communauté narrative, qui reste ouverte par tous ses bords mais qui constitue une sorte d’intrigue d’intrigues. Ces communautés d’appartenance se caractérisent par des styles de traditionalité, de narrativité qui déterminent ce qu’on pourrait appeler des « styles de cohérence » à chaque fois propres à un milieu narratif. On pourrait dire que chacun de ces milieux cherche, à partir du divers qui lui est rapporté, à donner forme à ce qu’il souhaite et interprète comme sa cohérence, la cohérence de son vouloir-vivre-ensemble, quelque chose comme une distribution de rôles autour de quelques principes et motifs communs, et d’une différenciation acceptable. Et les sujets se constituent dans l’appartenance multiple à de tels réseaux, s’attachant sans doute à ceux qui l’estiment et le créditent d’une plus grande densité en expériences et en capacités.
On peut interrompre ici ce premier jeu de remarques sur la cohérence narrative, en observant que si l’on ne fait pas crédit à ce désir, même obscur, de cohérence narrative des sujets et des communautés, c’est sur la seule Loi, les règles ou les Institutions que l’on reportera tout le poids de la demande de cohésion-solidité. Et c’est un excès aujourd’hui fréquent, qui induit toutes sortes d’effets pervers. Il y a une identité éthique qui n’est pas seulement ni d’abord imposée par la loi (pour empêcher le sujet de ne pas se reconnaître dans ses actions ou engagements passés) mais simplement désirée et interprétée par chacun. C’est par là que nous échappons à l’alternative, ruineuse tant pour nos fidélités vivantes que pour nos capacités d’invention, entre une identité bloquée dans la mêmeté ou la raideur de la loi de non-contradiction, et l’état de zombie ou de zappeurs dans lequel nous plonge l’incapacité à assumer aucune identité.
2. La cohérence pragmatique.
La cohérence narrative et interprétative cependant ne suffit pas à répondre sans reste à la question de la cohérence éthique, pour diverses raisons dont la principale est la possibilité d’un conflit insoluble des narrations. Il faut insister sur ce point du conflit insoluble, de l’écart irréconciliable des points de vue narratifs: en effet toute narration, comme Greimas l’a montré, est déjà tramée et issue d’un conflit entre plusieurs programmes narratifs, et c’est précisément cela qui permet de contenir dans la cohérence narrative la différence, la diversité des interprétations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, jusqu’à ce point de notre enquête, je ne distinguerais pas avec Jean-Marc Ferry ces deux stades de la cohérence, narrative et interprétative, car je ne crois pas trop au présupposé positiviste d’une sorte de développement progressif de l’identité éthique. Mais il peut se produire que le conflit des interprétations soit tel que nulle narration même à plusieurs voix puisse contenir cet écart. Il ne faut pas trop, remarque Ricoeur dans « Herméneutique et critique des idéologies », ontologiser l’herméneutique, présupposer une sorte d’entente primordiale, « comme si le consensus qui nous précède était quelque chose de constitutif, de donné dans l’être ». Et il ne faut pas « hypostasier une expérience rare, à savoir l’expérience d’être précédé dans nos dialogues par l’expérience qui les porte » (Du texte à l’action, p.360).
Il se trouve en effet que nous faisons l’expérience de la pluralité narrative à travers des conflits, conflits entre des désirs, des visées, des projets de vie et de bonheur, conflits entre des programmes narratifs incoordonnables, pire sans doute: conflits entre des promesses incompatibles, entre des vouloir-vivre ensemble, des communautés narratives, des formes de partage, de distribution, de mutualité, qui ne peuvent coexister. Et c’est ici qu’entre en jeu une cohérence éthique d’un second type, une cohérence pragmatique. Ce qui la caractérise d’abord est d’être une cohérence proprement critique. La question ici ne sera plus tant celle de l’identité que celle de la non-contradiction éthique, qui ne peut se manifester, me semble-t-il, que devant une interrogation mettant à l’épreuve la cohésion de nos « réponses ». Ce sont des points maintenant bien connus aux lecteurs familiers du débat entre l’éthique téléologique et l’éthique déontologique. Cette cohérence critique est plus formelle, plus vide car on n’y cherche pas à partager le bon; mais aussi elle est plus universalisable, plus soucieuse d’une réciprocité possible parce qu’on ne se comprend pas a priori: on se respecte. Les règles pragmatiques, comme nous allons le voir, sont universelles justement en laissant la possibilité d’un conflit, ou plus largement d’une altérité des points de vue. En exerçant la non-contradiction morale, elles exercent une fonction critique à l’égard des fausses cohérences idéologiques, des distorsions de la communication introduites par les positions d’autorité qui ne peuvent ou ne veulent pas être reconnues (Du texte à l’action, p.356-361). Et si l’horizon régulateur et l’idéal critique de cet exercice est bien celui d’une communication sans entrave, cela suppose un moment d’épochè, de séparation acceptée, de distanciation, de suspension de la communication établie et de ce qu’on croit être la vie bonne et accomplie ou de ce qu’on croit partager: c’est un idéal d’émancipation qui correspond à l’autonomisation du dialogue, des réponses comme des acteurs qui s’y forment, et précisément me semble-t-il parce que le questionnement y rouvre sans cesse une place vide.
Or ce sont les désaccords et les conflits eux-mêmes qui suscitent et renvoient à ces règles pragmatiques, lesquelles ne tranchent pas sur le fond mais rendent le conflit négociable, supportable. Un conflit à égalité, un conflit honoré, où chaque adversaire a su forcer le respect de l’autre, est déjà proche de l’épopée dont nous parlions plus haut et de l’amitié. Un conflit est non négociable, insoutenable, dès lors qu’il y a une dissymétrie irréductible entre les acteurs, et même si cette dissymétrie est redoublée parce que l’un et l’autre ne la voient pas au même endroit. Dissymétrie de statut, de dignité, d’autorité, de force ou de renommée, et plus généralement entre l’agent et le patient, entre le sujet de l’agir et le sujet du pâtir. C’est pourquoi les règles qui rendent un tel conflit négociable, honorable, soutenable, sont des règles qui visent à rétablir une réciprocité possible: « ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »; « ne te donne pas une justification que tu refuserais à ton adversaire »; « n’exerce pas le pouvoir sur autrui de telle sorte que tu le laisses sans pouvoir sur toi ». Toutes ces formules sont des règles de non-contradiction, exigibles de soi-même comme d’autrui, et qui soumettent l’agir ou sa justification à une épreuve d’universalisation ou de généralisation qui les « purifient » de leurs contradictions performatives. On ne demande pas ici une cohérence de vie pleine, mais un minimum de non-contradiction par lequel j’accepte que d’autres me fassent ce que je leur fais, se justifient comme je me justifie, et l’exigence de cohérence est ici rattachée à une théorie de l’argumentation à laquelle il faut donner toute sa place. Cette cohérence argumentative n’est réductible ni à une pure déduction logique, ni à l’arbitraire empirique, et les règles pragmatiques qui la constituent sont les conditions de résolution ou de régulation des conflits de la vie quotidienne, des discussions réelles, celles qui suscitent les diverses attentes normatives qui distribuent et redistribuent sans cesse les places des acteurs et des pratiques (Soi-même comme un autre, p.327). C’est d’ailleurs une raison supplémentaire pour ne pas voir, entre les « régimes » de la narration, de l’argumentation, de l’interprétation, une différence de stade dans la formation de la moralité (je crois que tout progrès dans la moralité peut être un progrès dans l’immoralité, comme tout développement spécifique de l’intelligence est aussi un développement dans une bêtise spécifique!), mais plutôt un rythme, un mélange plus ou moins distinct, confus, tendu.
De même que l’unité narrative est le nom de la cohérence narrative au plan de la visée éthique, au plan ici de la règle morale la cohérence pragmatique a un nom: l’autonomie, l’autolégislation: la capacité d’un sujet à se traiter soi-même comme un autre, et comme n’importe qui; la capacité d’un sujet à être auteur de la loi à laquelle il obéit; la capacité d’un sujet à suivre une règle par fair-play même si cette règle n’est pas contraignante, ce qui me semble le propre de la cohérence morale. Il ne faut donc pas voir cette autonomie et cette non-contradiction comme une cohérence seulement formelle et logique: il s’agit d’une non-contradiction morale forte et existentielle, de ne pas faire le contraire de ce que l’on dit, de ce que l’on annonce, de ce que l’on approuve, et ainsi de ne pas ruiner la confiance au langage qui est pour Ricoeur l’institution des institutions. Il ne faut pas non plus voir l’observance de ces règles de cohérence pragmatique comme une façon d’être en règle avec son devoir, avec la loi, mais une façon méthodique, procédurale, de respecter l’autre, de mettre une distance entre lui et moi, entre ce que j’aimerais pour moi et ce qu’il aimerait pour lui. La loi exige la responsabilité de l’acteur et protège la vulnérabilité de celui qui subit l’action. Ici encore l’interrogativité joue comme un place vide, au creux de ma propre responsabilité, et qui m’oblige en quelque sorte à adopter les questions possibles qui au départ ne seraient pas les miennes, à élargir mon intelligence problématologique en intégrant à mon questionnement celui des autres, et cet élargissement sans fin assignable fait qu’on ne peut fixer un terme au développement de cette intelligence morale.
Pour interrompre ce deuxième jeu de remarques sur la cohérence pragmatique complémentaire de la cohérence narrative, demandons-nous si nous avons répondu sans reste à la question de la cohérence éthique. Avons-nous un modèle assez ample pour retenir et rapporter à la cohérence ce que nous appelions la pluralité des postures éthiques? Certes les règles de la réciprocité, de l’autonomie et du respect, sont fondamentales pour structurer un sujet moralement cohérent, et qui sait, au-delà de ce qu’il peut sentir (précisément parce que les règles et catégories excèdent son expérience et son sémantisme initial, et l’ouvrent à d’autres points de vue possibles), combien il peut faire de mal à autrui, un sujet qui tient compte de ce mal possible dans son action. Mais si elles permettent de réguler la plupart des conflits, ces règles en aiguisent certains, qu’elles laissent insolubles. Ce sont ces conflits insolubles que Ricoeur explore dans la troisième partie de sa petite éthique, sur la sagesse pratique, sous l’idée que c’est la rigueur même de la loi morale qui aiguise ces conflits entre des impératifs qui, parce qu’ils ont franchi l’épreuve de la cohérence pragmatique, revendiquent simultanément l’universalité sans s’être le moins du monde encore soucié de leur compatibilité, c’est à dire finalement de leur praticabilité.
On pourrait ainsi estimer que la cohérence éthique est acculée à un piège, à une alternative ruineuse entre: 1) une cohérence narrative convaincue et même éventuellement véhémente, sourde à celle des autres, dans une sorte de juxtaposition individualiste ou communautariste de cohérences rapportées à une entente primordiale, ou à une différence primordiale; 2) un consensus réduit à un accord minimal sur des règles et des procédures: « une maxime est déclarée non-morale si, élevée par hypothèse au rang de règle universelle, elle s’avère être le siège d’une contradiction interne. La maxime, dit Kant, se détruit alors elle-même. Cette réduction de l’épreuve d’universalisation à la non-contradiction donne une idée extraordinairement pauvre de la cohérence à quoi peut prétendre un système de morale » (Soi-même comme un autre, p.321). C’est donc un troisième candidat, une troisième figure de la cohérence éthique, qui retiendra maintenant notre attention.
3. La cohérence poétique.
Pour échapper à l’alternative entre ce désir d’une cohérence trop pleine et cette règle d’une cohérence trop vide, ou pour en tenir l’écart, il nous faut une cohérence d’un troisième type; et c’est ici le point où je voulais en venir, le reste étant un rappel pour en venir à cette pointe, qui est aussi le sujet central de l’exposé de Ricoeur dans Soi-même comme un autre, dans la mesure où l’étude sur « la sagesse pratique » est aussi longue que les deux autres réunies. Lisons soigneusement d’abord comment Ricoeur procède. Il s’agit premièrement pour lui de construire une cohérence inédite. Si la simple non-contradiction donne une idée trop pauvre de la cohérence, c’est, poursuit-il à la même page, que « la question n’est pas de savoir si une maxime se contredit ou non mais si la dérivation exprime une certaine productivité de la pensée »; et à la page suivante: « une conception plus constructive de la cohérence est proposée par le raisonnement juridique » (ibid.p.322). Face à une plainte inédite ou à un cas difficile (les hard cases considérés par la common law), le juge cherchera les précédents, les cas les plus voisins, et « il les traitera comme des spécifications d’un principe qui reste à construire et qui englobera précédents et cas insolites, au nom de la responsabilité du juge à l’égard de la cohérence qui a prévalu jusqu’alors ». Il s’agit donc d' »une cohérence qui n’est pas seulement à préserver mais à construire ». « Un concept juridique est d’abord dérivé d’un groupe de cas apparentés, puis il est appliqué à des cas nouveaux, jusqu’à ce qu’un cas rebelle apparaisse comme un facteur de rupture qui demande la construction d’un nouveau concept ». Il conclut à la page 323 que les tribunaux sont ici ces « instances publiques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohérence requise par les cas insolites ». On voit donc qu’il ne s’agit plus seulement de manifester la non-contradiction des réponses morales, mais que la responsabilité réside maintenant dans la capacité à répondre de nos réponses face à un surcroît d’interrogation et là-même où les réponses antécédentes ne répondent plus vraiment à la situation.
Si nous relisons ces pages en ayant à l’esprit la théorie de la « métaphore vive », nous pouvons avancer que cette cohérence inédite est une cohérence métaphorique. Reprenons: nous sommes dans une situation où il n’y a pas de langage admis qui puisse l’exprimer entièrement, où il n’y a pas d’expression de la question ou de l’expérience qui soit acceptable pour chacun des protagonistes et pour tous ensemble: aucun de ces langages, de ces formulations, n’est entièrement pertinent, et nous sommes pris dans l’écart entre deux énoncés, deux narrations, deux droits ou devoirs, justifications ou accusations, a priori inconciliables. L’imagination interprétative qui caractérise la pratique du « juste jugement » part de cet écart, de ce différend, de ce conflit entre ces deux énoncés dont on ne sait pas s’ils sont compatibles car on ne les a jamais vus composés; et l’intervention du jugement ou de l’agir juste est alors quasi-poétique: elle reconstruit une pertinence (juridique en l’occrence) et refigure autrement la réalité. L’agir véritable fait que la réalité ne soit pas totalisable (Du texte à l’action p.270): c’est cette « créativité » qui caractérise également le jugement et le travail de l’imagination qui l’accompagne. Ce travail opère en suspendant, en neutralisant la pertinence antécédente, avec ses règles et son monde, et en ouvrant un autre monde possible, plus dense en compossibilités. En effet dans l’énoncé inédit, semblable en cela à une métaphore vive, on a une « prédication impertinente », où deux mondes sont énoncés en même temps, télescopés dans la même proposition de monde possible. C’est à dire que chacun des deux énoncés est pertinent dans son monde, mais que leur condensation en un seul énoncé exige de faire voir en quoi ils sont compossibles ou non. C’est le côté proprement leibnizien de l’éthique de Ricoeur. Le jugement est une sorte de « boîte noire », où des langages hétérogènes sont placés dans la même proposition, dans une tension qui les oblige à une sorte de compromis (dans un sens fort de ce terme que je rapprocherais volontiers de l’idée de com-promesse) qui est producteur d’un nouveau sémantisme et refigurateur d’une réalité nouvelle. C’est ainsi par exemple que la sagesse pratique du jugement contourne la fonction directe de la loi, en brouille les catégories, en rappelant la capacité propre de la victime, ou en relevant la vulnérabilité du coupable.
Cette production d’une nouvelle cohérence, d’une cohérence métaphorique, est peut-être à rapporter à l’idée soutenue par Ricoeur dans La métaphore vive d’un schématisme de l’attribution métaphorique (p.253). Précisément le schématisme sert de moyen terme entre une cohérence remplie (de pleine appartenance à un monde de sens) mais aveugle, et une cohérence réglée et catégorique, mais vide (ayant suspendu, neutralisé, toute visée de sens). Or le schématisme qui interviendrait ici est un schématisme sans concept préalable, un schématisme selon la troisième critique de Kant, voisin de ce que nous avons vu être le travail du juge cherchant à rassembler précédents et cas rebelles sous un jugement dont le principe « reste à construire »: un jugement sans règle, un jugement réflechissant, un jugement producteur de règles. Comme Ricoeur l’écrit dans Le juste en parlant du « jugement esthétique et jugement politique chez Hannah Arendt », le jugement esthétique chez Kant « constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité, qu’il est tentant de retrouver dans d’autres domaines que celui de l’esthétique (p.147-148).
Disons-le: cette communicabilité ou cette communicativité de second degré engendre une cohérence qui n’est ni la juxtaposition d’unités narratives, de traditionalités communautaristes, ou de recours à ce que nos traditions ont de commun, ni la procéduralisation pragmatique où l’on s’accorde sur quelques règles de régulation des conflits, mais la possible invention à plusieurs, dans un moment et un lieu donnés, d’une cohérence nouvelle. Pour le redire, comme nous l’avons fait tout au long de cette étude, en termes de la logique des réponses et des questions: nous ne sommes ni obligés de partager ou de fusionner nos questions dans leur questionnement antérieur, ni obligés de les réduire à des questions formelles où toutes sont substituables; car nous pouvons, par le travail même de la conversation, produire des questions communes, que nous partagions vraiment, et qui soient indédites. Prenons l’exemple du « consensus par recoupement » emprunté par Ricoeur à Rawls: il ne s’agit ni d’une cohérence pleine et achevée mais exclusive, ni d’une cohérence autour d’un centre vide à la Lefort mais qui peut aisément dissimuler les fondations les plus particulières. Il s’agit d’un désaccord mais raisonnable, par lequel les différends protagonistes s’accordent sur la vivacité même de leur tension, et fournissent leur force d’adhésion à une solution politique de compromis qui ne préjuge pas d’un accord sur le fond. C’est ainsi que les différentes parties prenantes, chacune dans sa tradition et sa mémoire des comencements, son style d’argumentation, et sa capacité propre d’invention, peuvent apporter leurs motifs spécifiques de soutenir le même corps symbolique de croyances, de figures et de principes communs (voir Lectures 1 p.173 et Soi-même comme un autre p.304). Même les institutions, en rouvrant des traditions oubliées et en délibérant pour s’ouvrir à d’autres possibles, peuvent être refaites ensemble. Volontiers j’appelerais communauté métaphorique la communauté ou la société capables de supporter cette tension commune, cet accord tensif; une communauté toujours plus ample et plus intime, plus universelle et plus singulière, que celles que nous connaissons.
Deux remarques finales. Nous avons tour à tour rencontré et soutenu plusieurs styles de cohérence éthique, qui correspondent, nous l’avons vu, à des formes de langage, de communication, de communauté et donc de vie diverses. Cette indécision était probablement nécessaire pour qu’aucune de ces cohérences ne prétende à elle seule égaler l’énigmatique cohésion de la vie, qui doit rester inaccessible. Soit que les promesses ouvrent en elle une réserve, une ressource qui fasse figure de l’inépuisable, de cet inracontable d’où procède toute narration. Soit que cette unité inaccessible soit cela même sur lequel nous sommes le plus partagés, et que nous vivions de ce partage et de ce conflit. Soit que cette cohérence inachevée nous rappelle qu’elle restera toujours à faire, c’est à dire à recommencer ensemble, rompant avec l’oubli de ce que nous désirions comme avec la dette de nos malheurs. Chacune des formes de cohérence proposée, et la dernière pas plus que les premières, ne saurait ainsi répondre entièrement au rappel que les autres lui lancent, et chacune comporte des points indépassables.
Toutefois, et comme il faut bien situer les derniers mots dans un certaine tonalité, c’est à ce que j’appelais la « passion pour le compossible » que j’accorderais le plus volontiers mon hommage à l’éthique de Ricoeur. Ce n’est pas seulement sur le fait que le sage doive devenir « fou » quand les règles dominantes sont folles, comme il l’écrit de l’utopie (Du texte à l’action p.259). C’est justement à cause de la hauteur, de la largeur, de la profondeur du tragique dans la vie humaine, que surgit la passion pour faire cohabiter dans le même monde ce qui semble ne jamais pouvoir y cohabiter. Là où l’on ne voit que l’incompatible, faire voir la compossibilité. Mais cela suppose une véritable conversion du visible vers un invisible: « la conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle » (Lectures 2 p.487). C’est cette passion pour le compossible qui fait pièce à la dispersion de nos éthiques, et d’autant plus sans doute qu’elle ne cherche pas à la surmonter.
Olivier Abel
Publié dans Actes du Colloque sur Ricoeur,
La sagesse pratique, sld J.Barash et M.Delbraccio,
Université de Picardie, CNDP-Amiens, 1998.