« Éloge de l’abjuration »

Le plus grand péril qui nous menace, me semble-t-il, n’est pas celui des nouvelles guerres de religion. Comme le remarquait Nietzsche, elles montrent au moins que les peuples peuvent avoir des idéaux et prendre les idées au sérieux ! C’est au contraire, comme on la remarqué souvent et j’enfonce ici avec aisance une porte ouverte, l’illusion de croire que l’on peut changer de religion comme de chemise, zapper de l’une à l’autre, dans une sorte de tourisme perpétuel. Comme si un billet d’avion pour le Népal, un superbe documentaire sur le chamanisme yakoute, ou même la lecture assidue des poètes soufis, suffisait à nous faire passer de l’autre côté de l’horizon —suffisait à déplacer les bornes du moi. Malheureusement le touriste le plus intrépide transporte encore l’exiguïté de son moi avec lui, et l’élargissement du moi n’a rien à voir avec la multiplication des déplacements. Théodore Monod, resté un petit protestant français alors qu’il a tant marché sous les cieux du Sahara, disait qu’il n’avait pas encore assez gravi son propre côté de la montagne pour contempler les autres côtés !

Je dis tout cela pour que l’on prenne au sérieux (mais sans aller jusqu’à la guerre sainte !) ce que je souhaite dire maintenant, car je voudrais faire un éloge de la conversion. Toute démarche religieuse, aussi fidèle soit-elle et peut-être d’autant plus, comporte quelque chose comme une conversion intime et radicale. Cette conversion peut être discrète, et passer au début inaperçue de la personne elle-même, comme si elle avait atteint un point de retour, un point à partir duquel elle revient sur ses pas, se retourne et mesure l’importance de ses attachements. Cette conversion peut être fracassante, comme une rupture, la résiliation de tout ce dont on ne veut plus, la déliaison avec le poids d’un passé ou d’une dette, une fidélité effrayante qui nous fait sombrer, qui va nous noyer ! La fidélité vive connaît la tempête, le point de non-retour ou l’inversion de la boussole après lequel on ne sait plus si l’on est chez soi ou ailleurs : où donc est-on chez soi ?

Si je fais un éloge de la conversion, c’est que la foi n’est pas pour moi une question d’identité. Il y a des moments où l’identité n’est vraiment pas ce qui importe ! La réduction sociologique  actuelle des religions à des problèmes d’identité est vraiment dérisoire : qu’est-ce que Dieu peut avoir à foutre de nos petites identités ! Je ne prône pas pour autant, on l’aura compris, un éloge de la conversion « comme de chemise » ! Certains pratiquent ce sport cosmétique avec entrain. Mais quand on est « born again » pour la quatrième fois, un peu comme la madeleine de Proust qui finit par perdre sa puissance d’évocation, la conversion peu à peu se désenchante. C’est peut-être que l’on n’a pas pris au sérieux l’importance et la difficulté de l’abjuration.

Or il est impossible de faire un éloge de la conversion sans faire un éloge de l’abjuration ! C’est pour moi un caractère central de la foi chrétienne que la possibilité d’abjurer — et l’histoire entière de l’Occident est marquée par le déploiement de cette possibilité qui était inscrite sur le programme de départ. Le « droit » de rompre, l’autorisation proprement théologique de se délier d’un vœu, d’une promesse qu’on ne veut plus tenir, est pour moi une forme du pardon, et peut-être ce qui donne à toute promesse sa véritable force. Les apôtres n’ont-ils pas tous été des « traîtres » ? Mais n’y a-t-il pas un point à partir duquel la fidélité comprend la trahison ? En tous cas, et plutôt que de passer l’abjuration par pertes et profits de la mauvaise conscience, nous devons faire ensemble l’éloge de ce « droit de sortir » sans lequel le droit d’entrer perd son sens, son libre don de soi. Et nous devons prendre l’abjuration avec sérieux et délicatesse : on n’abjure pas comme on change de chemise !

Paru dans La Croix en 2003

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)