« Les conditions politiques du pardon »

Le pardon est un phénomène aussi archaïque et peu politique que la vengeance, et cependant aussi enraciné dans nos sociétés contemporaines. Ils s’opposent ensemble à cette institution proprement « politique » de la justice, qui interdit de se faire justice soi-même par la vengeance, et qui poursuit le criminel même si la victime a pardonné. Bien sûr on peut dire qu’entre la justice et le pardon il y a une complémentarité dynamique : d’ordinaire on ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, et la justice cherche autant à remplacer le pardon pour en prolonger le bienfait qu’à remplacer la vengeance pour en abréger les méfaits. Mais la justice est par définition imposable, alors que le pardon ne l’est pas (celui qui demande pardon ne l’obtient pas forcément, et celui qui le donne peut le voir refusé). En justice on rétribue, on cherche à maintenir une sorte d’équivalence de la peine ; le pardon voudrait sortir de cette logique pour donner de recommencer autrement. La justice introduit un tiers qui sépare les antagonistes, et fait écran à l’émotion, à la pitié et à l’horreur. Au contraire on ne peut pas demander pardon à la place de celui qui a commis le tort, ni pardonner à la place de celui qui l’a subi. La justice arrête la spirale du malheur et vise à faire qu’ « on n’en parle plus », avec pour horizon temporel la prescription, et parfois même une amnistie générale. Alors que le pardon suppose, même si la justice est passée par là, de rompre avec le silence de l’amnésie ou du ressentiment : des années plus tard, il rouvre la possibilité de parler. En effet il déborde l’horizon de la responsabilité juridique et pénale, vers un sens plus vaste à la fois de la responsabilité morale et de la responsabilité politique.

Or dans la plupart des situations politiques et historiques réelles, on a affaire à des différends où l’on ne s’entend pas même sur le tort, à des faits irréparables et anciens, dont furent coupables ou victimes des générations disparues. On a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour que l’on puisse y discerner les responsabilités pénale, morale, politique. Il n’est pas facile d’introduire un « tiers » qui puisse juger, et qui ne soit pas simplement le tiers institué par la victoire historique des uns sur les autres —ou tout simplement celle des survivants. Ce sont des situations où tout est décalage. Nul n’y peut dire « la pardon est à moi » (qui pourrait dire la vengeance est à moi) et nul ne peut honnêtement demander pardon de ce qu’il n’a pas fait. Qu’est-ce en effet qui autorise quelqu’un qui n’a pas commis personnellement un tort à s’en repentir publiquement ? Qu’est ce que ces politiques du remords ? Ne sont-elles pas encore une manière de se donner de l’importance, de se donner le rôle de représentant du passé, de s’approprier ce qui nous échappe ?

Les conditions politiques du pardon, dans ces situations politiques et historiques particulières, sont donc elles-mêmes très particulières. Le pardon suppose ici l’acte public de « se » déplacer pour prendre sur soi la responsabilité historique de ce que l’on n’a pas personnellement commis (les enfants des coupables ne sont pas a priori coupables), et en exprimer le remords. Il suppose de l’autre côté l’acte de se déplacer pour assumer la représentation de la victime (mais les enfants des victimes sont aussi victimes, autrement). Il s’agit de construire cet anachronisme, d’instituer politiquement cette anomalie, et d’installer publiquement ce double déplacement, d’en établir les conditions de représentativité. Pour cela il faut refuser ensemble de croire que l’on puisse oublier et construire un avenir politique sur des bases aussi fausses ; mais il faut aussi renoncer à croire que l’on peut se souvenir (je ne parle bien sûr donc pas des coupables, des victimes ou des témoins directs, qui relèvent du jugement pénal). On entre dans la responsabilité morale et politique du passé historique, et dans son travail de représentation véritable, en acceptant de déconstruire assez les « mémorables » de la communauté politique que l’on représente, pour les obliger à tenir compte de la possibilité d’autres mémoires, d’autres histoires, et de la nécessité pour ces différents mémorables de cohabiter dans le même espace public. C’est tout ce que l’on peut demander aux hommes politiques. Mais le travail de mémoire et de deuil, ils ne peuvent le faire à la place de personne.

Paru dans La Croix, envoyé le 10 avril 03.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)