« l’inhumaine accélération »

J’ai longtemps cru que c’était moi. On me disait « tu ne sais pas dire non », et même si ce n’est pas très exact, je dois reconnaître que j’ai une sorte de foi intime dans la faculté de dire oui à tout en même temps, d’augmenter la densité des existences, l’imbrication mutuelle de leurs rythmes. J’ai cru ensuite que c’était parce que j’étais protestant, un perfectionniste, une sorte de libre-travailleur dont toute la vie devrait se passer à rendre grâce, à équilibrer par la masse superflues des actions de grâces l’infime et éblouissant « trou noir » de la grâce ! Puis j’ai pensé que c’était parce que j’étais parisien, pris dans les obligations mirobolantes d’une société de cour et le vertige de ses trop nombreuses opportunités. Enfin je me suis simplement dit que c’était parce que j’étais un intellectuel, dont le métier consiste à tisser inlassablement la langue commune, à répéter les mêmes mots selon toutes les connexions possibles, ce qui fait beaucoup.

Maintenant je ne crois plus rien de tout cela : dans tous les milieux, dans tous les métiers, je rencontre des sujets à la limite de la surcharge, incapables de supporter le nombre de « demandes » auxquelles ils doivent répondre. Incapables de soutenir à eux seuls autant de connexions. Nous sommes comme ces joueurs placés dans un jeu virtuel où, ayant réussi à renvoyer correctement une balle, on vous en envoie trois, huit, quinze : on se fend en quatre, on y arrive, on s’améliore, mais soudain non c’est vraiment pas possible, on craque on ne peut plus. Nous  ne parvenons plus à comprendre ce qui nous arrive ni à sentir ce que nous faisons. C’est ainsi que nos contemporains « disjonctent » de temps en temps, un par un, sans parvenir à s’arrêter, et tranquillement à s’arrêter ensemble.

Cela s’est passé doucement. Nous avons déployé la liberté de choisir nos combinaisons, nos conditions. Puis nous avons compris que cette liberté déterminait une augmentation extraordinaire de la responsabilité, et nous avons célébré l’avènement de l’individu responsable, capable de s’impliquer en même temps dans plusieurs jeux, de se plier simultanément de lui-même au plaisir et à l’excellence de plusieurs règles. Alors nous avons compris que cette liberté pouvait être angoissante, et que cette responsabilité pouvait être épuisante. C’est bien là quelque chose comme le rythme intime de notre découragement général.

Mais je pense désormais que ce qui nous arrive est plus grave que cela. Car le découragement est simplement humain, et il fait partie du courage. Or ici nous avons affaire, nous le sentons physiquement, à quelque chose qui est probablement inhumain. Le processus d’ouverture généralisée des communications entre toutes les entités capable de recevoir et d’émettre (personnes privées, institutions de toutes sortes, médias, musées, bibliothèques, laboratoires, entreprises, administrations, etc.), à l’échelle de la planète entière, ne peut plus prétendre promouvoir l’humanisme, la gentillesse de l’échange ni la communication sans entrave qui n’exclurait personne.

C’est un processus communicationnel d’essence technologique et connectique, qui est en train de prendre son Développement (c’est le nom que l’on donne à la chose) tout seul et de manière autonome par rapport à tous les intérêts de l’humanité. C’est un processus qui a commencé à pousser au détriment de la vie, des vertébrés, des mammifères et des humains pour libérer peu à peu sa complexification (sa faculté de tenir compte du maximum d’éléments de l’environnement et d’obliger le maximum d’éléments de tenir compte de lui), de gré ou de force. C’est un processus inhumain, qui a déjà commencé à abandonner comme inutile une partie de l’humanité (le quart monde de la misère), et une partie de nos corps (remodelage des sexes et de la génération, télécommunications et techniques d’identification implantées dans le corps, neurosciences, etc.). Ce processus « manage » peu à peu la forme de nos sociétés et de nos existences, pour préparer ceux d’entre nous qui pourront encore lui servir à quitter une condition terrestre d’avance condamnée.

Certes un intellectuel parisien et protestant a quelque raison de sentir physiquement la contrainte de ce processus, qui a déjà rétabli dans presque tous les métiers l’antique dualité du maître et de l’esclave. Mais un entrepreneur bouddhiste ou une paysanne brésilienne éprouvent la même accélération, et soudain le même doute. Mais pour qui, pour quoi travaillons nous, nous agitons-nous, nous forçons nous ainsi ? On croit parfois identifier le tyran, le coupable de cette mortelle pression. Ce peut-être le marché, l’argent, l’audimat, l’État, Dieu, un patron, un conjoint, le futur, le passé, que sais-je ? On rompt avec lui, on le jette le plus loin possible. Et rien n’a vraiment changé. Nous sommes tous subjugués par ce joueur de flûte qui nous entraîne où nous ne savons pas, nous avons seulement eu le temps de comprendre que cet inhumain-là n’est pas Dieu.

Paru dans La Croix, le 4 février 2003

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)