« on peut tout discuter »

Pour commencer, quels mots, quels thèmes choisiriez-vous pour parler de votre façon d’assumer l’identité réformée ?

Il faut d’abord souligner que le mot « protestant », en France (sauf en Alsace), est presque synonyme de « réformé ». Et par la proximité des termes, les protestants sont incontournablement liés à la « protestation ». Alors, on finit par assumer ce rôle protestataire et même quand on proteste faiblement, on proteste encore !

Pour moi, le premier mot de l’identité réformée, c’est la grâce. On sait qu’il y a grâce, mais on ne sait pas bien ce que c’est. Il faut donc l’interpréter. Pour moi, cette grâce est d’abord la gratitude d’exister : gratitude qu’il y ait un monde, gratitude d’être au monde ensemble, et aussi reconnaissance de ce qui nous autorise à avoir de la gratitude. Nous sommes dans une tradition qui nous donne la possibilité d’éprouver de la gratitude et, en ce sens‑là, elle nous offre un fondement très heureux. Cette reconnaissance n’est possible que parce que nous sommes autonomes, libres, parce que la confiance en soi est possible. Je ressens profondément cette insouciance qui m’a été donnée, cette insouciance qu’est la grâce.

Comment vous manifestez‑vous aux autres comme réformé ? Est‑ce quelque chose que vous proclamez, ou bien quelque chose qui se lit entre les lignes ? Faut‑il parler d’un héritage à honorer, ou d’une trace, ou d’un refoulé qui revient sans cesse ? Vous n’êtes pas quelqu’un qui professe sa foi de façon confessionnelle ou identitaire…

Je fais une très grande différence entre le fait que d’autres me désignent comme protestant et la manière dont moi, je le dirais à la première personne ‑ peut‑être rarement, dans certaines circonstances très particulières. Quand ça m’arrive, je l’oublie sans doute. Mais ce que je n’oublie pas, c’est quand un autre me dit :  » Toi, tu… ». Il est très important d’être attesté par un témoin. Mais cela peut être dit aussi comme : « Toi, tu pourrais… », comme une promesse encore non déployée. Quand on me demande : « Qu’est‑ce que ce que tu dis a de spécifiquement protestant ? », je réponds : « C’est à d’autres de me le dire. Je ne me retourne pas tout le temps pour voir si mon ombre de protestant me suit bien ! Je parle, je suis, j’agis, et il y a sûrement une certaine cohérence dans tout cela ».

Il y a des moments, pourtant, où on éprouve que l’on ne peut pas y échapper ! Je pense à André Gide qui raconte dans son journal qu’en rentrant de l’école, enfant, il pleurait en disant : « Je ne suis pas comme les autres ! ». Je crois que les enfants protestants ont souvent eu ce sentiment, en tout cas en France. Nous sommes différents des autres, sans pouvoir être vraiment différents. Les protestants sont laïques, ils voudraient être comme les autres. Les protestants sont chrétiens et, en ce sens‑là, ils sont comme les catholiques. C’est une minorité qui est surprise de se redécouvrir, sans cesse, minoritaire. Cela crée un complexe un peu particulier et donne souvent le sentiment d’être bien assez différent comme ça et de n’avoir pas à marquer plus encore sa spécificité.

Très concrètement, dans le quotidien, est‑ce qu’il en reste des réflexes, des habitudes, une certaine façon de gérer sa vie ?

Par ma culture réformée, et finalement occidentale, je suis partagé entre une dimension de travail, d’activité (parfois un peu excessive), et une dimension d’éblouissement, de paresse, avec le sentiment que ce que l’on fait est de toute façon inutile.

Lorsqu’un protestant français ‑ le calviniste ardéchois que je suis ‑ découvre le baroque du catholicisme espagnol, ou bien l’immense culture byzantine, il peut être fasciné. En effet, je peux me laisser fasciner parce que je suis loin, je n’ai pas souffert de ces cultures. En revanche, j’ai souffert et nous souffrons de cet Occident marqué par le christianisme latin, puis protestant, dont les effets sont infinis. Cette « religion de la sortie de la religion » (1) a des effets complètement refoulés en nous‑mêmes. En particulier, ce mélange très curieux entre une confiance telle qu’elle donne le sentiment parfois que l’identité n’a aucune importance ; et puis le doute, l’interrogation. Car il y a une sorte de scepticisme occidental, une manière de tout problématiser, de tout discuter, de tout interroger : une sorte de mystique du doute. Ces deux choses sont pour moi des effets de la foi réformée, et je les lis déjà chez Calvin.

Certains ont parlé de « précarité protestante » (2) et vous‑même, vous évoquez souvent cette caractéristique qu’ont les réformés de ne pas chercher à durer. Est‑ce quelque chose que vous vivez en famille ? Qu’avez vous reçu, consciemment ou pas, que vous cherchiez à transmettre ? Ou bien la transmission se fait‑elle toute seule, et même malgré vous ?

J’ai beaucoup reçu. Je suis fils de pasteur et de mon enfance j’ai gardé des expériences humaines fortes. Par exemple, j’ai fait pendant des années des visites à l’hôpital, aux malades, aux personnes âgées, j’ai parlé avec des mourants dans des fermes isolées, et parfois même sans mon père. J’ai aussi baigné, surtout dans la famille de mon père, dans une sorte d’évidence de la culture biblique. Donc, je peux raconter des choses qui m’ont été racontées, et je transmets cela. Je crois que je transmets également une éthique de la discussion : l’envie de discuter, de tout discuter, sans limites. Dieu est souvent nommé dans les conversations avec mes enfants. Je ne sais pas d’où cela vient, car ma femme est turque (elle a connu un islam sécularisé, laïcisé) et de ce fait, je ne cherche pas à donner une éducation confessionnellement marquée à nos enfants. Et puis j’ai vu les ravages d’une éducation religieuse trop contraignante et du petit vaccin biblique quotidien qui produit des rejets définitifs… J’ai par exemple interdit la Bible à mon fils, à un moment où je le trouvais trop mystique !

Bien sûr, on ne transmet pas toujours ce qu’on voudrait. Ce qui est caractéristique, entre ce que j’ai reçu et ce que je transmets, c’est d’abord un certain rapport au langage. Une façon de prendre les mots un peu trop au sérieux. J’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait alléger ce rapport. Mon père ayant utilisé une ou deux fois l’expression « devant le Seigneur » pour affirmer quelque chose de vrai, nous, les enfants, nous nous faisions des déclarations en répétant cette formule. On ne pouvait pas imaginer mentir ! Il y avait donc un Seigneur… Pour un enfant, c’est très fort. Le protestantisme, dans ce sens‑là, développe un imaginaire étonnamment féodal ! Un Seigneur tout‑puissant, un Dieu très haut, tellement haut qu’il est en dehors du monde. Il y a un écart, dans cet imaginaire, entre le Dieu très haut, très puissant, très vrai, « sans peur et sans reproche » comme le chevalier du Moyen Age, et l’enfant de la Nativité. Cet écart est immense et c’est très tardivement que j’ai découvert un Dieu enfantin, faible, fragile.

Sinon, bien sûr, c’est dans le rapport au texte biblique qu’on se découvre. Comme dans la lecture d’un roman, il y a un travail d’identification et chacun a sa propre histoire de lecture. Lorsque j’étais enfant, je regardais la Bible de mon père et je voyais quels livres il lisait le plus : c’était noirci, plein de petits papiers. Les Evangiles étaient très lus. Moi, à cette époque, je lisais l’Apocalypse, la Genèse. Je suis venu bien plus tard aux Evangiles, aux Psaumes, qui sont le coeur de la lecture protestante. Ou à Paul, plus tard encore.

Finalement, quels motifs fondamentaux structurent votre façon de vivre et de penser ?

Lorsque j’étais enfant, il nous arrivait d’aller à l’assemblée darbyste, parce que le culte réformé était un peu loin, sur le plateau ardéchois. Cela se passait dans une grange ; avant la fenaison, tous les outils agricoles étaient là. On plaçait les enfants sur les poutres et les gens venaient en voiture à cheval. Des images du XIXe siècle et de la culture américaine… Seuls les hommes prenaient la parole, en s’avançant l’un après l’autre pour interpréter le passage biblique du jour. Certains avaient préparé leur message, d’autres parlaient spontanément. Cette vision m’est restée et je tiens beaucoup à l’idée d’un espace d’interprétation ouvert, dans lequel on vient les uns après les autres : un cercle interprétatif sans monopole. Je crois que c’était fort dans cette Ardèche de culture calviniste. Il y avait là comme un théâtre, qu’on retrouve également dans le jazz.

Je voudrais terminer par quelque chose qui me paraît caractéristique de l’Evangile et d’un style réformé, et que je porte fermement. C’est une passion pour ce que j’appelle le « compossible » : le désir de faire tenir ensemble des éléments dont on pense habituellement qu’ils ne sont pas compatibles. Par exemple : on est traditionaliste, ou bien on est critique. Eh bien non ! On peut être les deux à la fois, attaché à la tradition et en même temps critique, en problématisant et en doutant de tout. Le Christ a vécu en même temps des choses qui étaient jusqu’à son époque perçues comme incompatibles. Personnellement, j’aime mettre en avant cette position sur tous les sujets qui me tiennent à coeur.

  • 1. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1999.
  • 2. Jean‑Paul Willaime, La précarité protestante, sociologie du protestantisme contemporain, Labor et Fides, 1992

Paru Identité protestante dans Vie et Liturgie décembre 2002

 

Olivier Abel
Propos recueillis par Séverine Boudier
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)