« Une société vieillie mais créatrice »

Nous prenons peu à peu conscience de toutes les implications du vieillissement de notre société, ou plutôt du glissement de son centre de gravité démographique vers une moyenne plus âgée. C’est l’effet combiné de l’allongement global de l’espérance de vie et du lent passage vers le troisième âge de la génération née du baby-boom d’après guerre. Nous sommes en train d’en comprendre l’importance économique, non seulement en termes de répartition des retraites et de redéploiement d’une solidarité par définition asymétrique entre générations, mais aussi en termes de conflits d’intérêts entre générations : pourquoi les jeunes ne travaillent-ils pas, comme si tout leur était dû ? pourquoi les vieux ne laissent-ils pas la place ?

Mais un train peut en cacher un autre, et la dimension économique du problème n’est pas la seule. Qu’est-ce par exemple que cela peut faire à la politique que d’imposer aux nouvelles générations de suivre les traces d’une génération dont ils ne connaissent pas les expériences, les espoirs, les déceptions : la neuve et difficile épreuve de la liberté dans la Résistance, l’apprentissage du retour à l’institution ordinaire après la guerre d’Algérie, le sentiment que la société entière peut être refaite autrement à la suite de mai 68. Il n’y a cependant pas que l’amertume d’une injustice économique incomprise, ou de cette forme subtile de domination politique qu’est le sentiment d’inutilité. Le problème le plus profond, et qui apparaîtra le plus tardivement, viendra d’un sentiment d’aliénation ou de stérilité culturelle.

Car toute culture vit du chevauchement équilibré des générations, mêlant subtilement tradition et invention —transmission d’un héritage donnant aux nouveaux-venus les moyens d’inventer, inventions qui rouvrent autrement les promesses enfouies dans le passé. Tout culture vit de l’ajustement délicat entre une faculté de transmettre et une faculté d’hériter. Nous avons du mal à transmettre, et quand nous transmettons nous avons trop à léguer ; et la génération montante a du mal à hériter, soit qu’on ne lui laisse pas assez tôt disposer de l’héritage, soit qu’elle n’ait pas le nombre ou les épaules assez solides pour l’assumer tranquillement.

Comment faire une société créative, inventive culturellement, vivante et attrayante (ne serait-ce que pour elle-même) avec une moyenne d’âge de 40 ou 50 ans ? Cela, nous ne savons pas encore le faire. L’humanité n’avait jamais eu ce problème. Et le phénomène me semble mondial : certes quand on se promène dans les nuits d’Istanbul ou de Sao Paulo, au milieu de peuples si jeunes, on reprend espoir. Mais quand on voit chez eux le brusque effondrement actuel de la natalité, on se dit qu’ils vont entrer d’ici vingt ans dans la même crise de civilisation, et plus brutalement encore.

Pour ma part je n’ai pas de réponse à cette question. Bien sûr nous pourrions écarter le problème d’un geste, en refusant l’injonction de créativité, qu’il faudrait mettre en triangle avec les impératifs de productivité et de rentabilité pour comprendre qu’il s’agit peut-être là d’une forme inédite d’esclavage massif — le nouveau management nous veut « créatifs » et donnant en permanence les signes du plaisir que nous prenons à ce que nous faisons ! Et de la même manière que jadis il fallait être sans cesse davantage victorieux pour vérifier l’augure des dieux de la cité, ou que naguère il fallait être prospère et fortuné pour se donner des preuves de la grâce divine, aujourd’hui, c’est comme s’il fallait être sans cesse plus créatif pour se convaincre que notre existence a un sens. Il y a justement là quelque chose de mélancolique, de désespéré. L’injonction de créativité est au cœur de notre culture, de son mythe de croissance illimitée, de son angoisse de la stérilité — c’est son noyau cultuel et théologique.

Nous ne comprenons pas que la véritable créativité culturelle n’est pas cumulative, mais doit être comme fragilement recommencée à chaque génération. Si nous ne faisons pas place à la créativité de notre jeunesse, si nous ne lui donnons pas l’obligation et la force d’hériter et de réinterpréter librement ce que nous lui laissons, alors ne nous étonnons pas si la forme culturelle de nos sociétés, aspirée dans nos petits écrans, se réduit peu à peu à ces territoires effondrés, ouverts à tous pillages.

Paru dans La Croix le 20 février 2003

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)