« nocturnes éphémères »

Les nuits d’été sont mille et une, dont quelques unes seulement sont dévoilées à chacun d’entre nous, et nul ne saurait se targuer de toutes les avoir connues. Il y a les nuits du sud, si longues, si tardivement animées. La mer a pris le goût de la pastèque. Les enfants courent sous les arbres, on a tiré les bancs dehors, on parle fort, les feuilles des platanes balancent leurs vertes clartés dans la nuit tiède, embaumée. Bref, l’été, le sud c’est la passion pour la nuit. C’est le moment où la vie s’éveille, et jusqu’au vent dans les robes. C’est le moment de l’effusion, des lumières qui vacillent, de la fête. On pourrait croire que le nord ne connaît pas la nuit, mais seulement l’ordre du jour, qui ne décline que pour mieux renaître aussitôt et croître encore. Mais ce serait sous estimer la superbe rapidité des nuits du nord, la brutalité de ses fêtes, ses infinies soirées qui déjà sont la nuit, un autre façon de diluer le jour. C’est la première chose que nous apprend la nuit : la bienveillance envers les nuits que nous ne connaîtrons jamais.

Cette diversité est aussi celle de la musique et de la littérature. Il y a les « nuits dans les jardins d’Espagne », où Manuel de Falla raconte l’angoisse presque sensuelle de la solitude de vivre, d’être séparé de ce qu’on aime. La nuit d’été ici est élégiaque et nostalgique, peuplée d’absences. Mais il y a aussi « le songe d’une nuit d’été », où Shakespeare, le magicien des nuits royales, fait sentir l’érotique heureuse où permutent le rêve et la réalité, le sentiment que tout est possible, et le plaisir de revenir quand même à soi. Les nuits d’été peuvent incliner l’âme aux plus ténues tragédies comme aux plus profondes comédies.

Entre le pôle et l’équateur, entre le tragique et le comique, les cultures sont autant de façons de faire jouer les paroxysmes de la nuit. Je me souviens ainsi d’une petite ville du Tchad, à Bongor : c’était la nuit, et pieds nus dans la poussière une foule accourait à l’appel des tams-tams pour s’arrêter autour d’un cercle de lumière, au plus fort du bruit. Et là, sous la seule lampe, comme tour à tour apparaissaient des danseurs pour montrer de quoi ils étaient capables, s’essayer, interpréter le rythme. Autant de villes, grandes ou petites, illuminées ou modestes, autant de prismes offerts à la nuit d’été, pour en faire ce moment scintillant où chacun vient voir et se faire voir à son tour avant de s’éclipser. Les nuits d’été en ce sens sont le sel et le sens de la vie ; ce pourquoi, une fois qu’on y a goûté, on est prêt encore à se fatiguer toute l’année.

Depuis la nuit des temps, qu’on suppose être une belle nuit d’été, la pensée humaine oppose l’ordre du jour et la passion pour la nuit. Mais la nuit d’été porte en elle un jour dilué qui émane de chaque être, en elle la nuit et le jour espèrent se fondre. L’été, la nuit ne s’oppose pas au jour, elle l’accomplit. Les nuits d’été, à l’inverse de la nuit de Noël qui dit la naissance absolument singulière, rappellent l’existence du monde, la rumeur qui nous vient du fond du monde, les constellations et les pléiades. Du coup elles font sentir la berce qu’est notre monde pour les vivants fragiles que nous sommes. A la limite les moustiques eux-mêmes sont de la fête, on ne leur en veut même plus, pour eux aussi la vie est éphémère. Mieux que tout, les nuits d’été disent ensemble la permanence profonde du ciel étoilé et la fugacité des éphémères, elles rendent acceptable et parfois même heureuse la fugacité du bonheur.

Paru « Nuits d’été » dans La Croix vers 2005 ou 2006

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)