« sommes nous trop équilibrés ? »

Le propos peut sembler paradoxal. Et pourtant. Je pense que le protestantisme français est trop lié à l’histoire de la modernité, à ses grandes bifurcations. Il n’y aurait pas eu Descartes ni Kant sans Calvin. Et l’une des sources de l’esprit critique est certainement l’accent mis par les Réformateurs sur la lecture personnelle. Mais la responsabilité individuelle poussée à l’extrême a engendré une fragilité, une fatigue de l’individu qui doit sans cesse justifier ses choix. De même l’idée d’alliance avec Dieu est devenue le modèle du contrat politique et social, sinon conjugal, qui fut autrefois une idée libératrice, mais qui aujourd’hui ne semble plus une institution assez solide. Pire : nous avons fait le sale boulot de la modernité, car il a fallu être assez tranchant pour briser les hiérarchies d’un monde jusque là entièrement compris dans l’Eglise catholique. Et cependant les laïcistes d’aujourd’hui ont évacués ce qu’ils doivent à la Réforme.

Aujourd’hui donc la modernité est en crise, et le protestantisme est emporté par ce reflux. Pourtant des voix se sont élevées en milieu protestant contre les nouveaux mythes modernes, perçus comme un dévoiement et une trahison des grandes intentions inaugurales. Je pense à Jacques Ellul, à France Quéré, à Paul Ricœur. Mais ces voix n’ont pas été entendues. Cela tient à peut-être à notre attachement au pluralisme, dans un temps de médias simplificateurs et qui favorisent le culte de la personnalité. Nous voudrions pouvoir expliquer nos désaccords, et ne laissons aucun d’entre nous prendre trop d’importance médiatique.

Cela tient aussi à notre pondération. Nous sommes tellement équilibrés que nous sommes devenus ennuyeux aux yeux du monde. C’est que nous sommes à la fois archaïques et modernes. Archaïques tant nous puisons notre richesse dans le retour aux sources et aux Ecritures, et modernes tant nous ne cessons de séparer entre le registre de la foi et le registre politique, entre la théologie et la cosmologie — sinon même entre la foi et les superstitions religieuses. Oui, notre protestantisme remplit bien mal les grandes fonctions classiques d’une religion : asséner une vérité, donner des cadres moraux, être facteur d’intégration identitaire.

Mais ce pourrait être un atout : à l’époque où l’Eglise catholique fait entendre des craquements, nous devrions avoir la force de tout recommencer pour accueillir les rescapés du naufrage et fixer de nouveaux caps. Cependant notre manque de visibilité relève aussi pour bonne part de notre faiblesse numérique. Nous manquons d’hommes et de femmes assez convaincus pour faire des enfants évidemment protestants. Pourtant nous avons bien un combat commun à mener. Notre vieux protestantisme doit servir de porte d’entrée dans une culture plus classique aux nouveaux néo-protestantismes, évangéliques ou pentecôtistes, trop souvent méprisés ou sous-estimés, qui nous reviennent des quatre coins du monde. Nous avons un gros travail à faire pour intercaler leurs inventions et leur créativité dans notre tradition critique. C’est une greffe du nouveau sur l’ancien qui devrait prendre et porter des fruits superbes.

Et puis il nous faut assumer résolument l’héritage de cette période magnifique, aujourd’hui de plus en plus décriée, de la modernité, de la Renaissance, de la Réforme, des Lumières, même s’il est important de critiquer ses dévoiements. Nous avons un devoir d’inventaire de ce qui a mal tourné, à l’égard notamment de cet orgueil humaniste qui a fait croire à l’homme qu’il était le roi du monde. Quand à moi, si je peux mettre une touche personnelle, je tiens à cette situation charnière : elle est inconfortable mais tellement féconde. Peut-on l’imposer ? Certainement pas. Mais je l’accepte comme une chance.

Olivier Abel est professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Paris. Il vient de publier aux éditions Bayard un livre intitulé : Le mariage a-t-il un avenir ? qui fait le bilan de cette « modernité protestante » sur un point important.

Paru dans Réforme n°3125 du 28 avril 2005

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)