« plus il y a de profit plus il doit y avoir de dépense inutile »

Interview d’Olivier Abel, philosophe, enseigne à la Faculté protestante de Paris et à l’EHESS. Derniers livres, De l’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique (Albin Michel). Le mariage a-t-il encore un avenir ? (Bayard).

Comment expliquez-vous le développement actuel du mécénat ?

Par un profond changement de société. Comme l’on remarqué Luc Boltanski et Eve Chiapello, le monde des affaires et celui de l’art, antagonistes depuis le XIXe siècle, tendent aujourd’hui à se rapprocher. Le langage employé dans les entreprises en témoigne parfaitement : on y parle de créativité, d’authenticité, de flexibilité, d’initiative, au détriment des vieilles valeurs de ponctualité, de régularité, de productivité. Le management « artistique » est devenue la figure de proue des entreprises. D’autant que des valeurs « artistiques » sont attribuées aux « produits » : un voyage touristique est un contact « authentique » avec l’ailleurs, une chaîne de restaurant va chercher à donner le sentiment d’un « vrai bistrot »…

Côté culture, les manifestations se gèrent de plus en plus comme des entreprises. Les artistes ont compris que leur métier était impossible sans management. Côté artistique enfin, on observe une désacralisation  des valeurs traditionnelles : du créateur démiurge, de l’œuvre unique. Comme l’ont suggéré Andy Warhol et d’autres artistes du pop art, l’unique n’a pas plus de valeur que le reproductible.

Bref, la fourmi a cessé de s’opposer à la cigale. Désormais la frontière départage plutôt la grosse cigale de la petite. La petite reste en rade par manque de flexibilité : elle préfère la stabilité, la sécurité. La grosse, plus créative, rapide et « branchée », peut établir un grand nombre de connexions entre les domaines les plus éloignés : elle invente des règles sans se soumettre à celles qui précèdent, elle dispose d’un réseau.

En quoi est-il si précieux ?

Il est devenu la valeur première, l’outil principal pour établir ces connexions, dans un monde révolutionné par l’essor des communications. Puisque la qualité première d’un individu est de réunir des compétences flexibles. Aucun principe aujourd’hui ne semble pouvoir survivre aux individus. On ne lui demande plus de durer mais d’être harmonieux le temps qu’il dure. Nous sommes entrés dans une société de projets dont les données changent au coup par coup. Le mariage, par exemple, n’est plus une institution, mais un projet. Face à cette nouvelle tendance, les institutions fondées sur des cadres éternels, apparaissent lourdes, figées, bureaucratiques, paternalistes, autoritaires. Les mécènes, au contraire, ne fonctionnent pas à la subvention mais au projet. Leur fonctionnement semble, en cela, assez adaptés à notre époque.

Le ministère de la culture n’aurait plus de rôle ?

Sa durabilité s’accorde mal avec une société qui se donne sans arrêt de nouvelles règles, dont le principe est le perpétuel « libre attachement ». Le rôle d’un ministère reste pourtant d’établir une étiquette, une hiérarchie, un label… un peu comme dans une société de cour.

Le mécénat date de l’antiquité. Et a donc convenu à bien d’autres formes de sociétés que la nôtre…

La dépense de l’excédent est une pratique inhérente à toute organisation sociale. Les sacrifices, la coutume du potlach dans les sociétés primitives relèvent de ce phénomène. Sans cette dépense « pour rien », on débouche dans la guerre, dépense somptuaire irrépressible. La puissance se manifeste par ce qu’on perd, non par ce qu’on accumule. C’est la dépense somptuaire qui marque la puissance.

Aujourd’hui, la croissance atteint ses limites. Mais plus il y a de profit, plus il doit y avoir de dépense inutile. Ces deux logiques sont conjointes. On ne peut pas continuer à augmenter l’un si on n’augmente pas l’autre. Sinon ça bloque tout. D’où le besoin de transformer un peu de l’excédent excédentaire dans le don. C’est un mécanisme anthropologique très profond.

Paru « Sur le mécénat » dans Télérama n°2883, 13 avril 2005

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)