« Chaud devant »

Poussez vous, le Développement doit passer ! On parle de plus en plus de l’épuisement des ressources et des déséquilibres climatiques, mais comment faire pour que les catastrophes brutales et discontinues ne fassent pas oublier les catastrophes lentes et continues ? Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis aujourd’hui prioritaires, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, humiliés, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes ? Je voudrais juste rappeler l’ordre des problèmes, qui sont comme des trains dont chacun cache les autres. Quelles sont les limites de nos sociétés ? Dans quel ordre les rencontrerons-nous ? A vrai dire la syntaxe dans l’ordre de ces problèmes fait partie de leur discussion, et ici je prends part.

Le premier problème, sous la figure du pétrole, est celui de l’épuisement des ressources en hydrocarbures, où le carbone est stocké dans les végétaux fossiles sous forme de chaînes organiques très différenciées, base de notre chimie. Or ces stocks, à l’échelle géologique sont extrêmement limités, et l’objet d’un déstockage massif : en quelques dizaines d’années, l’humanité aura dépensé un trésor accumulé pendant des millions d’années, et l’aura dépensé sous forme de carburant, alors que le pétrole aurait eu des usages beaucoup plus précieux. A cet égard, nous devons mesurer la prégnance de la voiture, non seulement sur notre économie mais sur notre imaginaire de la vie heureuse. Nous sommes drogués au déplacement et ne savons plus être là où nous sommes. Les flots de touristes qui prennent l’avion sont à l’évidence une dépense somptueuse, au-dessus des « moyens » de l’humanité. Et cette inéluctable inversion de la courbe des prix du pétrole déterminera d’ici une vingtaine d’années (c’est-à-dire tout de suite) une modification bouleversante de nos économies. C’est notre limite énergétique.

Mais cette première limite sera, semble-t-il, retardée par le renouveau d’autres formes de carbone, le gaz, et la liquéfaction du charbon qui deviendra tôt ou tard compétitive. C’est pourquoi nous rencontrons un second problème, peut-être plus urgent encore : c’est que l’émission des gaz à effets de serre, dépassant la fixation des puits de carbone dans la végétation, commence à produire des déséquilibres climatiques aux incidences non seulement humaines, mais techno-économiques très lourdes. Sans même parler de l’évacuation de zones urbaines surpeuplées et trop proches du niveau actuel des mers, la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous sommes dans un scénario d’effondrement du tourisme et de la mondialisation, et donc du capitalisme (en tout cas tel que nous le connaissons) ; la démondialisation, la relocalisation, vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les entités trop vastes comme l’Europe, et les communications routières. Car nos villes et nos campagnes, façonnées par la voiture, vont se montrer bien souvent inadaptées. C’est notre limite écologique.

Cependant cette seconde limite, à certains égards plus terriblement proche que la première, peut encore être rattrapée par un troisième problème, plus probable encore, plus urgent si c’est possible. Ce n’est pas seulement de la croissance brute de la population mondiale qu’il s’agit mais de la croissance de la part de cette population qui entre dans la logique de la croissance, de la consommation individuelle et du développement. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, qui rencontrera tôt ou tard ces deux limites précédentes. Or la mondialisation rencontre déjà une limite terrible : les marchandises et les pollutions n’ont pas de frontières, mais pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Un mur qui vu de l’intérieur a l’air doux, mais qui de l’extérieur est impitoyable. Pourquoi les sociétés pauvres laisseraient-elles passer marchandises et capitaux, si elles ne peuvent exporter leurs chômeurs ? Et si ces chômeurs sont définitivement enfermés derrière le mur des sociétés riches, ne va-t-on pas droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud – pour alimenter un 4×4 pendant une année, il faut affamer un village pendant trois ans. Oui, ce que nous préparons, avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. C’est notre limite politique.

D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques. Certains à ce point jettent leur joker : l’intelligence humaine, un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie serait capable de riposter à cette déperdition d’énergie et de soutenir une croissance durable et partagée. L’idée est belle et généreuse, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une réforme radicale des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs. Et il serait ridicule qu’après avoir idolâtré la Science et l’avoir portée malgré elle au rang de religion collective, on en vienne à idolâtrer l’Ignorance et négliger la culture scientifique.

Il y a néanmoins une limite à cet argument. C’est que les sociétés qui pratiquent cet investissement dans la recherche ont tendance à y chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que vers la fin du siècle la fusion nucléaire, les nanotechnologies ou un bouquet de solutions et d’économies, permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie. Ce pari doit être pris au sérieux, car l’argument est solide. Mais ce pari sur l’investissement dans l’intelligence rencontrera bientôt sa limite : c’est qu’on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une planète foutue, et il n’y a aucune sécurité pour ceux qui ont livré les autres à la terreur.

A lire
Foi et vie décembre 2006
Pour une éthique du pétrole
(articles de J.Varet, Y.Cochet, A.Gras, S.Lavignotte, O.Abel, J.Amphoux).

Paru dans Réforme n°3211 – 15 février 2007

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)