« Faut-il légiférer sur l’histoire ? »

Derrière ses interminables démêlés politiques avec sa propre identité, la France a un problème avec la mémoire et l’histoire. Sont elles si fragiles, si incertaines, si peu dignes de confiance qu’il y ait sans cesse besoin de légiférer ? Pourquoi ce trouble dans notre rapport à l’histoire ? Après ses tentatives malheureuses à propos des « effets positifs » de la colonisation, l’Assemblée Nationale est sur le point de voter la pénalisation de tous ceux qui contesteraient l’existence du génocide arménien. Je gage que cette fois le vote sera unanime, c’est si facile de se réconcilier contre les « loups turcs » ! Pour ma part j’estime que l’on peut parler de génocide, et que les principaux responsables du gouvernement « jeune turc » de 1915 ont délibérément voulu non seulement déporter mais détruire la population arménienne ; la question ici est cependant différente. Est-il du ressort de la loi d’arrêter la vérité historique ? C’était le cas jadis, à l’âge du nationalisme le plus exacerbé, quand chaque Nation veillait religieusement sur sa version officielle des faits. Mais suite à la destruction mutuelle des Nations européennes, ce fut l’un des acquis de la démocratisation, de la sécularisation du politique, que d’obtenir une certaine séparation de l’Histoire et de l’État. Pourquoi donc aujourd’hui ces législations ?

Mon propos n’est pas de réserver les questions liées à l’esclavage ou à la colonisation, au génocide arménien ou à la guerre d’Algérie, à la seule corporation des historiens de métier. L’histoire est sans doute une chose trop grave pour être confiée aux seuls historiens. Mais si l’histoire concerne tout le monde, il y a quand même des règles du métier, une certaine impartialité et indépendance : l’histoire n’est pas un complot occulte à la Da Vinci code, ni une foire arbitraire d’opinions ou de mémoires communautaires. Il ne faut pas laisser dénigrer la complexité de la recherche et la prudence critique des connaissances historiques, ni nous réfugier dans des votes unanimes et démagogiques. Il y a dans notre pays un populisme inquiétant, qui s’adresse à ce qui dans l’électorat ne supporte pas la complexité, ni la conflictualité démocratique ordinaire. On dit qu’une loi permet de faire l’économie de grands procès qui troublent l’ordre public et où le juge serait seul à trancher : mais les procès et débats peuvent aussi avoir une fonction de dissensus pédagogique et civique qui approfondit l’esprit critique, mais aussi la confiance dans la capacité de rouvrir ensemble les mémoires.

On me dira qu’il ne s’agit pas de passé historique lointain, mais de mémoires encore vivantes et douloureuses. Certes, les descendants des victimes sont encore des victimes, mais faut-il pour cela jeter l’opprobre sur les Turcs d’aujourd’hui ? Est-il d’ailleurs du ressort de la loi d’énoncer le passé à la place de ceux à qui l’on voudrait le faire reconnaître ? Le souvenir ne vient pas aisément sur commande et se force mal. Le non-lieu du procès intenté contre l’écrivain Orhan Pamuk par des avocats d’extrême droite, le colloque des intellectuels turcs sur le génocide arménien, la lettre officielle par laquelle le premier ministre Erdogan propose à l’Arménie de créer ensemble et dans un cadre international une commission historique et d’en accepter les conclusions quelles qu’elle soient, tout cela montre, non seulement la dépénalisation du sujet en Turquie, mais le travail de mémoire qui s’y effectue. L’énoncé officiel d’une mémoire obligée ne fait il pas l’impasse sur ce travail, et sur son avenir ? Est-ce bien le moment de faire ce que nous reprochions naguère à juste titre à la Turquie, une histoire à la botte de l’Etat ? N’est il pas politiquement irresponsable de renforcer la pente nationaliste de tous nos pays ? Ne voit-on pas que rien n’est fini, que l’histoire continue, que les guerres sont encore possibles. La pluralité des mémoires, leur obligation à cohabiter dans l’espace commun, à se déplacer pour prendre en charge la possibilité d’autres mémoires, n’est-elle pas au cœur de l’esprit démocratique ? Pour cela cependant, il faut que chaque mémoire ait assez de confiance en soi pour ne pas demander le renfort mortel d’un interdit ou d’une obligation légale. C’est justement une question de civisme.

Paru dans La Croix n°18/05

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)