« La grâce comme limite du protestantisme »

Jules Michelet présente la Révolution Française comme la lutte entre le principe de justice et le principe de grâce. On peut dire que le protestantisme porte ce combat à l’intérieur de lui-même.

Car d’une part la grâce justifierait la monarchie, le règne des « favoris ». Après Calvin, Emmanuel Kant comme Dietrich Bonhoeffer (le grand théologien résistant mort pour complot contre Hitler) s’élèvent avec véhémence contre cette attitude qui, sous la logique de la grâce, cherche à plaire à Dieu par des cultes plutôt qu’à pratiquer la justice. Pratiquer la justice (vouloir donner à chacun son vrai « salaire ») sans même attendre de rétribution pour soi, par simple devoir de traiter autrui comme soi-même. D’ailleurs le calvinisme inaugure l’histoire des révolutions, c’est à dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire, et ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen, vertueux et discipliné.

Mais d’autre part la grâce nous montre que nous sommes injustes quoi que nous fassions (Luther), et que notre justice masque toujours d’autres injustices : c’est ce sentiment de la pluralité des injustices qui anime aussi des auteurs comme Bayle ou Rousseau, et qui les renvoie à la seule justesse de la compassion. Et puis la grâce nous rappelle que tous nos échanges, justes et injustes, commencent par un « don premier », plus originaire que tout ce que nous produisons et échangeons. C’est ce don qu’évoque dans la Bible (Lévitique) l’année du jubilé, où toutes les dettes sont remises et le sol redistribué. Car la terre n’appartient à personne, tous y habitent, et doivent d’abord rendre grâce de ce que le monde leur soit ainsi donné.

Le protestantisme boîte sur ces deux jambes inégales de la justice finie et de l’amour infini, et il mourra de ne pouvoir supporter cette disproportion.

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La forme élémentaire de la crise traversée par l’Europe et l’Occident, comme crise de légitimation, est une « crise de justification », dont la Réforme avait jeté les germes. Charles Maurras estimait que Luther est la cause des démocraties et du nihilisme !

Il est vrai que pour un protestant, la crise du sacré n’est pas un scandale mais l’objet de sa pratique quotidienne, et l’on sait que Max Weber parle d’un désenchantement du monde déserté par un Dieu trop transcendant. Et puis la déconstruction de la Tradition par retour à la seule Bible, dont personne n’a le monopole de l’interprétation légitime, ouvre un espace critique et « démocratique » où tout le monde est placé à équidistance de Dieu seul.

Mais surtout la prédication luthérienne de la grâce seule, comme n’importe quel discours, n’a pris son plein sens historique qu’en répondant à la question alors omniprésente de l’angoisse de la culpabilité et de la damnation. Or c’est précisément en répondant à cette question que la prédication de la grâce a soulevé une nouvelle et redoutable question que l’on peut aussi nommer le sentiment d' »absurde », que Kierkegaard a bien senti, et qui est une angoisse typiquement protestante.

Car la grâce nous sépare de toute « nature » humaine, avec elle notre essence n’est plus qu’existence dans le vide, nous devenons des serviteurs inutiles , et notre existence est gratuite et superflue. On ne peut plus rien justifier. Plus rien n’a de sens.

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Si le protestantisme va jusqu’au bout de l’idée de grâce, il disparaît tant sous son visage traditionnel de composante du Christianisme que dans son visage moderne de vecteur d’Humanisme et de libre-examen.

Car le protestantisme n’est pas un christianisme, même si, dans son combat contre le paganisme de la Renaissance, il est apparu à certains comme une « Contre-Renaissance ». Au fond la grâce supprime à ce point tous les intermédiaires avec Dieu, et universalise à ce point la Rédemption divine, qu’elle ruine la possibilité, la fonction et le sens d’une Eglise et d’une religion chrétienne.

Et le protestantisme n’est pas un humanisme, même si dans son combat contre le catholicisme féodal il est apparu comme une « Renaissance évangélique ». Car la grâce est d’abord la dénonciation de toutes les justifications que l’humanité donne à son entreprise de puissance : le « Royaume de Dieu » est offert aux petits enfants.

Tout cela fait la limite du protestantisme : de porter des questions trop grandes pour lui, et dont il est pourtant responsable.

panneau de l’exposition Protestantisme à la fête de l’Humanité, Sept.94.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)