« L’opposition complice des catholiques et des jacobins »

Si depuis quelques années le temps semblait venu d’échapper à la guerre des deux Frances et de renouer avec l’esprit de la laïcité, qui est le pluralisme véritable, la manoeuvre qui a permis de modifier la loi de financement des écoles ne saurait aider à le faire. Le pluralisme véritable, c’est un pluralisme cohérent, qui n’est pas le prétexte à manger à tous les rateliers, à tenir un double–langage, comme vient de le faire le gouvernement ; mais c’est aussi une cohérence à la hauteur de la complexité de l’histoire et des situations réelles, et non un simplisme réducteur, tel qu’on l’entend déjà fonctionner par retour de balancier.
Dans le camp « laïc », l’idée faisait pourtant son chemin, que l’histoire de la laïcité est moins marquée par les victoires de son parti que par les « compromis », au sens constructif du terme, qui ont permis à cette laïcité de rentrer dans les moeurs. Dans bien des écoles publiques, on l’a oublié aujourd’hui, les crucifix ont mis du temps à disparaître : il fallait laisser faire le temps. Peut–être en est–il de même pour les « foulards » de certaines écolières musulmanes? L’idée faisait son chemin, qu’une laïcité vivante n’est pas une amnésie quant aux sources religieuses diverses de nos cultures, mais y puise ses forces vives, de quoi les comprendre et les critiquer. L’idée faisait son chemin, que la morale laïque est moins une pédagogie dogmatique et unique que le compromis entre plusieurs traditions morales, dont chacune a ses vertus et ses effets pervers, et dont aucune ne saurait se prétendre complètement « morale » à elle toute seule. Ce sont toutes ces fragiles dispositions qui risquent d’être balayées par le retour au simplisme, alors qu’elles auraient mérité d’être protégées et développées.

Dans le camp « privé », on pouvait estimer que la laïcité était devenue une valeur commune, avec le sentiment que l’Etat doit défendre un service public d’accès égal à tous, un civisme minimum destiné à devenir la base d’une solidarité nationale forte. C’est en tout cas la symbolique républicaine, probablement assez légitime, par laquelle on argumentait le financement des entretiens de sécurité des écoles privées par les collectivités territoriales. Mais le procédé employé au Sénat le 14 décembre fait éclater le double langage, l’incohérence du pluralisme invoqué : on aurait désormais une laïcité « ad intra », pour les Français de souche (entendons les Français catholiques), qui serait une laïcité flexible, souple à leur culture et à leurs intérêts ; et une laïcité « ad extra », pour les Français musulmans (entendons les musulmans récemment immigrés), qui serait une laïcité inflexible, moniste et rigide. On dirait ici : « voyez comme je suis pluraliste », et là : « voyez comme je suis républicain ». On gagnerait ainsi sur les deux tableaux.

Si réellement c’est cela qu’on veut, que reste–t–il à faire? En manière de boutade, les protestants, pour leur part, pourraient redemander à l’Education Nationale les quelques 2000 écoles dont ils se sont dépossédés, à la fin du siècle dernier, en faveur de l’Ecole Publique. Avec les fonds pour les entretenir, bien sûr. En adhérant si massivement à la laïcité, en la promouvant, les protestants français ne savaient pas qu’ils avaient devant eux un interminable siècle de conflit entre des jacobins et des catholiques si complices dans leur opposition même, si proches dans leurs conceptions du pouvoir et de la société.

Paru « Faut–il vraiment fermer la laïcité ? » dans Libération 18–19 Déc.1993.
Repris dans Evangile et Liberté Mars 1994

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)