« Qu’attendez-vous des Facultés de Théologie? »

Je veux partir de ce qu’on attend en général des Facultés de Théologie, pour en venir à ce que j’en attends pour ma part. Je crois que le discours théologique, entre le discours religieux et le discours savant, est pris entre l’arbre et l’écorce. Le discours religieux relève d’une communauté ecclésiale toujours régionale mais dont la parole porte sur la totalité, alors que le discours savant, lui, est porté par une communauté scientifique qui a chaque fois des objets spécifiques mais qui est universelle. Ce n’est pas le même type de communauté. Cela fait pour le discours théologique une double obédience ou un double rejet, et donc une situation parfois difficile. Pour les énoncés théologiques, cette situation est indécidable et ma thèse ici sera de soutenir cette « indécidabilité ». Ce sera un plaidoyer pour l’équivocité, si vous voulez, mais une équivocité réglée. Je crois en tous cas que cette situation de frontière diversement désignée par les exposés de Messieurs Doré et Madelin, est une situation mal reconnue, parce qu’elle est difficile à percevoir.

Il y a un problème de légitimation pour la théologie (aussi bien pour le discours théologique que pour les Facultés de Théologie), parce que d’une part notre reconnaissance est liée à l’institution ecclésiale: ici, le savoir théologique relève d’une fonction intellectuelle, qui est celle de tisser le langage de la communauté, de renforcer le langage de la communauté au niveau théorique qui est celui de la théologie, d’étayer le discours de la communauté, le discours de la foi. Et d’autre part, du côté savant, I’institution scientifique du discours par les experts et sa reconnaissance par les autres experts dans la branche considérée, c’est un autre type de reconnaissance: il s’agit ici de la reconnaissance critique de compétences. Ce n’est plus du tout un problème de langage, et, éventuellement même, cela se fait contre le langage commun, contre le langage de la communauté. Cela se fait parfois en défaisant, en séparant, en dépouillant un sujet en branches qui évidemment perdent l’aspect communicable du discours.

Ainsi, par rapport aux attentes spontanées auxquelles le discours théologique et les Facultés de Théologie auraient à faire face ou à répondre, on ne répond ni vraiment à l’attente ecclésiale ni vraiment à l’attente scientifique et donc, du coup, on n’obtient ni totalement la reconnaissance ecclésiale ni totalement la reconnaissance scientifique. Il faut remarquer d’ailleurs que si l’on n’obtient pas la reconnaissance de l’une, c’est bien dans la mesure où l’on obtient la reconnaissance de l’autre. Cette équivocité se retrouve par exemple avec le « profil » des étudiants que nous recevons, et, j’imagine, à la Faculté de théologie catholique comme dans notre Faculté protestante. Leur visée est-elle ecclésiale ? Ou bien est-ce une recherche personnelle, un intérêt culturel ou scientifique en général ? La pédagogie change alors, parce qu’entre ici et là, les études sont tantôt simplement instrumentales pour aller ailleurs, tantôt ont un but en elles-mêmes.

Pour étayer cette équivocité, je repartirai maintenant de notre rapport au texte biblique, comme texte littéraire, texte historique, et texte éthique. D’abord, je dirai que, bien sûr, la bible ce sont des Écritures au sens d’un texte canonique et sacré; mais, en même temps, la bible est une bibliothèque, une multiplicité, un foisonnement littéraire; pour l’Europe (au sens large), c’est le « grand code » de la littérature, selon le titre du livre de Northrop Frye. Il y a donc une première équivocité dans le rapport à la « lettre », entre une approche canonique et une approche littéraire ou poétique.

Deuxièmement, la Bible raconte une histoire, et ce récit structure une identité, un « nous », une communauté. En ce sens, c’est une épopée à laquelle, lecteur, je participe. Mais la Bible a été véhiculée et a véhiculé tant d’histoires, tant de communautés, qu’aucune ne peut se prétendre la seule légitime. La Bible comprend plusieurs histoires; en elle se sont formées plusieurs mémoires et plusieurs identités. Troisièmement, le texte biblique, globalement, inspire notre conduite: il est au noyau vivant de notre éthique, il ouvre dans nos vies un espace d’action et de perception autre. Mais, dans le même temps, nous savons bien qu’il y a plusieurs « réseaux » éthiques possibles, en réserve dans le texte biblique. Cette irréductible pluralité n’est pas seulement le lieu d’un conflit des interprétations, mais un signe d’espérance. Cela se voit dans l’inscription de la lecture éthique de la Bible dans d’autres contextes. Cette complexité est vitale pour que nos églises et nos sociétés apprennent ce sens de la multiplicité.

A partir de là j’en viens à ce que, moi, j’attends plus personnellement. Ce double sens des Facultés de Théologie, dans notre société et dans nos Églises, s’atteste donc d’abord dans un échec. Pour les Eglises, les Facultés de Théologie sont trop critiques, elles défont trop le langage commun, et pour la communauté scientifique, les Facultés de théologie sont trop ancrées dans les traditions. Mais je dirai justement: nous n’avons pas à combler les attentes. Nous avons aussi à être intempestifs. Et cette intempestivité des Facultés de Théologie, cette intempestivité du discours théologique, il faut la maintenir fermement.

Car nous aussi, nous tissons le langage de la communauté en puisant dans des traditions de quoi inventer des formes neuves de communication. Nous inventons des langages en ouvrant des mondes possibles. C’est là une tâche essentielle des Facultés de Théologie, une tâche je dirai presque poétique. Inventer de nouveaux langages, et donc de nouvelles manières d’être ensemble et d’être au monde.

Et nous aussi, nous avons une fonction critique, qui est une critique des compétences scientifiques. D’une part, en pointant les problèmes éthiques soulevés par les progrès des sciences et techniques. D’autre part, mais c’est lié, en référant les sciences à une pratique globale, à une expérience totale (comme disait Gilles-Gaston Granger de l’herméneutique); et en rapportant ainsi les sciences à un non-savoir, mais un non-savoir transcendantal. Nous attestons ainsi le droit de remettre la question au centre de la communauté scientifique.

Je dirai pour terminer, et c’est une image qui mêle un peu les registres, que comme Pénélope, en attendant l’Époux, nous défaisons la nuit (en dépouillant le langage), ce que nous faisons le jour (en tissant le langage). Nous faisons et défaisons, la nuit et le jour. Et c’est la forme de notre fidélité, la forme de notre vigilance.

Paru dans Les 100 ans de la Faculté de Théologie,
Sciences Théologiques et religieuses n°1,
Paris Beauchesne 1992.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)