« L’intervalle »

  • Tout ce qui existe tend à informer au maximum son environnement. Un existant qui parviendrait à tout informer atteindrait à la puissance totale. Tout ce qui existe tend par ailleurs à être informé au maximum de son environnement, et un existant qui parviendrait à être informé de tout atteindrait à l’intelligence totale. Une intelligence totale n’informerait rien, et une puissance totale ne serait informée par rien. Le monde oscille entre ces deux absences irréductibles.
  • L’oscillation entre l’action qui donne forme et la perception qui capte l’information est diverse selon les existants. Les modalités de cette oscillation, les différentes manières de jouer entre ces limites de la puissance et de l’intelligence, déterminent les diverses formes de temporalité, d’écart entre l’information donnée et l’information reçue, et définissent des styles d’existence divers.
  • Pour les existants que nous sommes, la puissance maximale et l’intelligence maximale résident dans l’échange maximal, c’est à dire la capacité à recevoir et à donner beaucoup d’informations. Les humains, et en général les vivants et les êtres physiques sur lequels nous sommes renseignés, ne connaissent donc la puissance et l’intelligence que sous la loi de l’échange, qui est pour eux la règle des règles du jeu. Et les diverses formes de cultures, de vies, de choses, sont autant de manières d’échanger.
  • Ensemble puissance et intelligence font le jeu du monde, la joie à laquelle tend tout comportement. La joie, pour chaque existant, c’est le jeu maximal, l’échange maximal, l’intervalle qui permet de comprendre le plus grand nombre possible d’autres intervalles. L’intervalle est toujours entre deux. On peut toujours glisser un intervalle supplémentaire entre deux moments, une joie supplémentaire. Et tous les existants veulent leur joie. A la limite, si les existants en avaient l’énergie, ils se distribueraient en communication pure, en capacité à adopter simultanément tous les points de vue dans tous les jeux du monde. Telle est la limite heureuse à laquelle tendent tous les comportements, la représentation du multiple.
  • L’incomplétude de tous ces existants est leur incapacité à faire coïncider l’intelligence et la puissance. Elle engendre en eux le sentiment de l’absence, l’imagination, l’erreur et le désir. C’est pour combler l’écart de cette incomplétude qu’ils sont obligés à l’échange. Mais l’échange ne peut que différer cette incomplétude, que la reporter à un autre niveau. Car l’échange reçoit toujours encore quelque chose, et perd toujours déjà quelque chose.
  • Dans notre société, n’avoir rien à échanger équivaut quasiment à une déclaration d’inexistence. En fait, ceux qui n’échangent pas assez parce qu’ils sont sur les bords où l’échange reçoit ou perd, les purs contemplatifs, les simples paysans, restent sur la touche du complexe actuel des échanges. Et si l’argent est la plus puissante des techniques qui ait été inventées pour représenter l’imprésentable, pour faire entrer dans l’échange ce qui jusque là n’avait pas de valeur, reste ce qui n’a plus de valeur, ou ce qui n’en aura jamais.
  • Si chaque type d’existence est un type d’échange, qui a ses règles du jeu propres, on comprend que tout ce qui existe tend à passer d’un jeu où il agit peu et où il perçoit peu à un jeu où il donne et comprend davantage d’informations. Cette tendance conduit les humains, comme tous les existants, à chercher un jeu qui soit pour eux le plus grand jeu, l’échange maximal, un total affrontement. Et dans cette exploration montante des jeux du monde, les existants s’arrêtent juste après ce qui était encore pour eux le dernier jeu, le jeu optimal. En effet ils ne savaient pas que c’était le dernier !
  • Sortir du jeu, c’est découvrir les limites de l’échange. Celles de la puissance, quand on réalise qu’inéxorablement on reçoit plus d’informations que l’on n’en peut donner. Ou bien celles de l’intelligence, quand on s’aperçoit qu’irrémédiablement on donne toujours plus d’informations que l’on n’en peut recevoir. A cette extrêmité, il arrive que les existants, qui ne sont pas seulement les humains, rencontrent ce qui excède tout jeu, tout échange, toute forme de puissance et d’intelligence. Car Dieu est tout point où l’intelligence et la puissance coïncident.
  • Ceux qui ont fait cette rencontre dès lors tendent à tout autre chose. Passer d’un jeu où l’on donne et reçoit trop d’informations à un jeu où l’on donne et reçoit le moins possible d’informations, voilà toute la puissance et toute l’intelligence qu’ils désirent. Ce qu’ils désirent ainsi, c’est le jeu le plus simple, l’échange le plus infime, un pur dévouement. Et le monde revient vers la même absence, où l’impuissance totale et l’inintelligence totale coïncident.
  • Rêvant d’embrasser la faiblesse de leur enfance, ces êtres peuvent chercher à ne plus laisser d’informations, à passer sans bruit et sans laisser de trace. Ils sont alors comme des trous noirs dans nos sociétés. Rêvant d’embrasser l’entêtement de leur enfance, ces êtres peuvent chercher à ne plus comprendre aucune information, à tout renvoyer avec indifférence. Ils sont alors comme des purs miroirs de nos sociétés. Et ils glissent ainsi à l’abstention, au contentement.
  • Le contentement, pour les êtres, réside dans la plus ténue répétition du même, par laquelle n’importe quel jeu peut être agi et perçu comme n’étant enfin plus du jeu, mais le réel même, cela qui n’a pas besoin d’échanger ni d’être échangé pour être. Tout être cherche à être content. Le contentement, c’est le jeu minimal, l’intervalle unique où se dissoud tout autre intervalle. L’intervalle revient à l’un, il est l’unité. On peut toujours anuller un intervalle pour faire un temps identique. A la limite le pur contentement est la seule représentation de l’un.
  • Cette recherche d’un jeu minimal, d’un échange minimal conduit les êtres à une exploration descendante des jeux du monde. Car ils ont beau chercher à sortir de l’échange, c’est toujours encore sous la loi de l’échange qu’ils se tiennent à son bord, là où l’échange est un pur recevoir ou un pur perdre. Pour être, les êtres doivent encore jouer un peu, si peu que ce soit. Mais dans cette exploration les êtres s’arrêtent juste après ce qui était encore pour eux le dernier jeu, le jeu minimal. En effet ils ne savaient pas que c’était le dernier !
  • Rentrer dans le jeu, c’est accepter qu’il y a des limites à la faiblesse : on laisse toujours quelque trace. Et qu’il y a des limites à la bêtise : on comprend toujours quelque chose de trop. A cette extrêmité, il arrive que les êtres, qui ne sont pas seulement les humains, rencontrent ce qui manque au moindre jeu, au moindre échange, ce qui manque à l’impuissance et à l’inintelligence. Car Dieu est tout point où l’intelligence et la puissance divergent. Et les voilà prêts à jouer, passants d’un jeu où l’on donne et reçoit peu d’informations à un jeu où l’on donne et reçoit davantage d’informations. Et l’intervalle ici recommence, mais nul ne sait si c’est le même, ni si c’est le même Dieu.
    Issu d’un cours sur le mythe du Politique de Platon (le monde comme mixte d’ordre et de désordre, d’un et de multiple) et ses réécritures à travers les âges (Plotin et Nicolas de Cuse, Spinoza et Leibniz, White–head et Deleuze ou Lyotard), ce texte se lit comme une petite métaphysique, c’est à dire comme le mélange indécidable entre une matémathique et un poème. Si c’est une plaisanterie, elle est courte. Si c’est une théologie, l’auteur confus ne peut en juger.

 

Paru dans Etudes Théologiques et Religieuses 1992/4.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)