« L’apport de Ricœur à la compréhension de l’œuvre d’art »

 

Introduction : Philosophie et non-philosophie chez Ricœur

Il y a chez Ricœur un permétuel débat avec les autres disciplines (sciences humaines, histoire, psychanalyse, droit, politique, etc). Mais aussi une conversation avec des sources non-philosophiques de la philosophie (non verbales comme la sculpture, la musique, la peinture, et surtout verbales, tragédies, littérature, poésie, mythes etc). Et puis rarement auteur s’est autant appuyé sur la langue telle qu’elle est. Ricœur ne s’est pas créé une langue propre, mais il a observé et discerné des usages déjà là, qu’il a soigneusement cherché à mettre en ordre. Ces trésors du langage ordinaire font pour lui partie de notre précompréhension des questions, et plutôt que croire pouvoir en faire table rase en commençant par des définitions pures, il vaut toujours mieux partir des mots dans leur épaisseur d’usages. Comme il dit, « nous survenons au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution ». Cependant, en creusant certaines apories, en approfondissant certains paradoxes, il arrive qu’il opère des retournements ou des déplacements de significations, qui rapprochent des concepts éloignés, au point d’en faire des « métaphores vives ».

RICŒUR 1 Phénoménologie

Ricœur parle d’une greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie, comme si la démarche de remontée à l’originaire butait et se retournait vers le monde déjà là : « Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le moyen de « mondes » de représentations, d’idéalités, de normes. En ce sens nous nous mouvons dans deux mondes : le monde prédonné, qui est la limite et le sol de l’autre, et un monde de symboles et de règles, dans la grille duquel le monde a déjà été interprété quand nous commençons à penser » (AP 295.).

Symboles, mythes

« Le symbole donne à penser » : cette formule, reprise de la troisième Critique kantienne, ne conclut pas seulement La Symbolique du mal, elle ouvre une réflexion sur la polysémie, la pluralité des significations.

« Ce n’est donc pas le regret des Atlantides effondrées qui nous anime, mais l’espoir d’une recréation du langage ; par-delà le désert de la critique, nous voulons à nouveau être interpellés. »

« Alors s’ouvre devant moi le champ de l’herméneutique proprement philosophique : ce n’est plus une interprétation allégorisante qui prétend retrouver une philosophie déguisée sous le vêtement imaginatif du mythe ; c’est une philosophie à partir des symboles qui tâche de promouvoir, de former le sens, par une interprétation créatrice. »

Au symbole, le mythe ajoute la dimension narrative : c’est un « récit traditionnel portant sur des événements arrivés à l’origine des temps » et « destiné à fonder toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans son monde » (ibid., 168-169). On peut déconstruire le mythe comme un simulacre de la raison. Mais il appartient à l’herméneutique de retrouver, sous la fausse rationalité du mythe l’ « intention de sens » présente dans le symbole.

Noyaux éthico-mythiques

« le phénomène d’uniformisation planétaire constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j’appellerai provisoirement, avant de m’en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j’appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l’humanité » (HV 292). « Il me semble que si on veut atteindre le noyau culturel (…) il faudrait pouvoir creuser jusqu’aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d’un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées (…) images et symboles constituent ce qu’on pourrait appeler le rêve éveillé d’un groupe historique (…) c’est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique ».

« Les grandes créations artistiques commencent toujours par quelque scandale : il faut d’abord que soient brisées les images fausses qu’un peuple, un régime se font d’eux-mêmes» (HV 297). « Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord » (HV 299) — La plupart de ces passages sont tirés de « Civilisation universelle et cultures nationales » (Esprit 1961, repris dans Histoire et Vérité).

Image de Dieu et épopée

« A la différence d’un outillage qui se conserve, se sédimente, se capitalise, une tradition culturelle ne reste vivante que si elle se recrée sans cesse. Nous touchons ici à l’énigme la plus impénétrable dont on peut seulement reconnaître le style de temporalité opposé à celui de la sédimentation des outillages. Il y a là pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base d’accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création : une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total. » (HV 296-297). Une culture ne vit que de se confronter à de grandes questions. Certes toute grandeur comporte possibilité de la chute et la culpabilité, mais inversement « là où est la culpabilité, là aussi est la grandeur » (HV 93). C’est pourquoi Ricœur appelle ici à « un sens épique de notre existence personnelle replacée dans la perspective d’une épopée plus vaste de l’humanité et de la création. » (HV 114).

RICŒUR 2 Une herméneutique critique

« Les vrais symboles sont gros de toutes les herméneutiques »

L’herméneutique est l’art d’interpréter un rêve, une loi, un mythe, un texte. « Il y a herméneutique là où il y a mécompréhension », ou double sens. Et « l’interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses oeuvres de discours, comparables à son objectivation dans les produits de son travail et de son art » (TA 110).

« Le travail même de l’interprétation révèle un dessein profond, celui de vaincre une distance, un éloignement culturel, d’égaler le lecteur à un texte devenu étranger, et ainsi d’incorporer son sens à la compréhension présente qu’un homme peut prendre de lui-même. »

Le Conflit des interprétations

Archéologie et téléologie

Le conflit des interprétations oppose d’abord une explication archéologique et réductrice, selon ce que Ricœur avait nommé « les herméneutiques du soupçon » (Freud, Nietzsche, Marx), et une compréhension téléologique et amplificatrice (Hegel, Jaspers, Nabert).

Le dissensus herméneutique semble indépassable : « C’est seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que nous apercevons quelque chose de l’être interprété : une ontologie unifiée est aussi inaccessible à notre méthode qu’une ontologie séparée (…) Mais cette figure cohérente de l’être que nous sommes, dans laquelle viendraient s’implanter les interprétations rivales, n’est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations » (CI 23-27).

« Le conflit tient à la constitution la plus originaire de l’homme », dont il traduit la dualité ou, mieux, la « disproportion » interne – celle d’un être à la fois « plus grand et plus petit que lui-même » (HF, 148, 22).

une « conflictualité productive » (CC, 125)

Rythme 1 distance – appartenance

L’herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les temps, l’histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte). Mais dans le même temps elle dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même « question » que le texte interprété). On peut ainsi distinguer les méthodes herméneutiques développées par Schleiermacher et Dilthey et l’ontologie herméneutique développée par Heidegger ou Gadamer. Or pour lui cette tension même fait partie de l’interprétation : « Expliquer plus, c’est comprendre mieux » (TA, 22). Car le sens d’un texte peut dans le même temps répondre précisément à un contexte donné, et répondre à des questions radicales, vivantes en tous temps. D’un côté l’herméneutique mesure ainsi la distance introduite par les langages et l’histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte). De l’autre elle rappelle l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même question que le texte interprété). Cette équation d’appartenance et de distance donne peut-être la bonne distance pour une lecture crédible.

Dilthey Explication compréhension

Le premier mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire : si la compréhension est distordue, brouillée, c’est que certaines conditions de communication ne sont pas remplies : langue étrangère, culture inconnue, époque éloignée. L’herméneutique s’est d’ailleurs développée avec le sentiment, lié à la découverte géographique des autres cultures, que ce qui est éloigné dans l’histoire peut être tout aussi incompréhensible pour nous, même si nous croyons que cela appartient à « notre » histoire. L’herméneutique réside alors essentiellement dans une « critique » des conditions langagières et historiques de la communication.

Heidegger (cercle) -Gadamer (tradition)

Historiquement, en passant de l’herméneutique critique à l’herméneutique ontologique, on remonte d’une herméneutique régionale (textuelle) à une herméneutique générale (le monde comme interprétation), et d’une herméneutique épistémologique (visant la connaissance et organisée autour du rapport sujet– objet) à une herméneutique ontologique (désignant la possibilité de l’existence et organisée autour du rapport sujet–monde). Après Dilthey et au terme de l’enquête phénoménologique de Edmund Husserl (1859–1938) en effet, le « sujet » parlant et pensant découvre qu’il appartient toujours déjà au « monde de la vie » (Lebenswelt), et que ce monde est toujours déjà un langage. L’existence n’est possible que comme interprétation, à partir de présupposés, à partir de l’appartenance du sujet interprétant au monde qu’il interprète. Et les êtres humains, individuellement et socialement, s’identifient et se comprennent parce qu’ils appartiennent au même monde de sens, même là où ils ne le savent pas. Heidegger part de la découverte que le sujet se trouve dans un monde « toujours déjà » là. Cette structure de précompréhension permet d’élucider ce qui apparaît comme un échec dans la méthodologie des sciences de l’histoire ou de l’homme: le sujet est impliqué dans la connaissance de l’objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure ontologique indépassable: ce cercle herméneutique est constitutif de la compréhension, et une interprétation sans présupposition est impossible.

Distanciation, autonomisation

L’originalité de Ricœur consiste à ne pas séparer l’ontologie herméneutique des traditions issue de Heidegger et Gadamer, et la critique des idéologies de Habermas ou l’exégèse historique (TA 362) : « Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ? ces problèmes sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale ; et cela, à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre, mais à les dissoudre » (CI 14)

Critique et conviction

Le titre d’un des livres de Ricœur place ce terme en polarité avec celui de « critique », comme « une référence double, absolument première pour moi (…) Mais la philosophie n’est pas seulement critique, elle est aussi de l’ordre de la conviction. Et la conviction religieuse possède elle-même une dimension critique interne (…) Dans chacun des champs qui seront parcourus ou effleurés, je tâcherai de montrer qu’il y a, selon des degrés différents, un alliage subtil de la conviction et de la critique » (CC 211,11). Il s’agit d’échapper à l’alternative ruineuse entre la prétention à un savoir scientifique et la réduction à des opinions arbitraires. L’expression « convictions bien pesées », empruntée à Rawls, signifie pour Ricœur que l’instance critique de l’éthique argumentative porte de l’intérieur la conviction au rang de conviction bien pesée. Mais dans le même temps il est des convictions raisonnables que l’on ne saurait entièrement expliciter, justifier, parce qu’elles sont ancrées dans notre précompréhension du monde (SA 335).

Oral-écrit

« De la même façon que l’écriture révèle au cœur même de l’oralité une vocation du signe à l’inscription, peut-être la lecture qui fait face à l’écriture révèle-t-elle, au cœur même de l’inscription, une vocation à être non seulement vue, mais entendue » (L’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours biblique, L3 320). « La médiation par les textes semblent restreindre la sphère de l’interprétation à l’écriture et à la littérature au détriment des cultures orales. Cela est vrai. Mais ce que la définition perd en extension, elle le gagne en intensité. L’écriture en effet ouvre des ressources originales au discours » (TA poche p.35). « L’interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses oeuvres de discours, comparables à son objectivation dans les produits de son travail et de son art » (TA p.110). On le voit, Ricœur ne s’engage pas dans une querelle de l’oral et de l’écrit et lit ensemble Gadamer et Derrida. Par l’écriture, le discours s’autonomise par rapport à l’intention du locuteur, à la réception par l’auditoire primitif, aux circonstances de l’époque. « Le texte est la paradigme de la distanciation dans la communication » (TA 114). Et cette distanciation justement permet une appropriation par le lecteur : « Ce qui est à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, le projet d’un monde que je pourrais habiter et où je pourrais projeter mes possibles les plus propres » (TA 115).

La métaphore vive

Repartir comme avec le symbole du thème de la polysémie. « La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats incompossibles avec les premiers » (TA 19). On peut distinguer les métaphores mortes, déjà sédimentées dans la polysémie admise par le lexique, et les métaphores vives, qui sont des émergences de langage, des innovations sémantiques.

Prédication impertinente,

La démarche de Ricœur consiste à déplacer la question : non plus la métaphore-mot, dénomination déviante, mais la métaphore-énoncé, prédication impertinente : il y a moins substitution sémantique que tension entre des aires sémantiques hétérogènes, soudain rapprochées par l’attribution de prédicats ordinairement incompossibles avec le sujet. « Il y a alors métaphore, parce que nous percevons (..) la résistance des mots (..) leur incompatibilité au niveau d’une interprétation littérale de la phrase » (TA 20).

Travail de la ressemblance

« La ressemblance est alors la catégorie logique correspondant à l’opération prédicative dans laquelle le rendre proche rencontre la résistance du être éloigné ». (MV 249). Ce rapprochement inédit fait image : « L’image n’est pas un résidu de l’impression, mais une aurore de parole » (MV 272 ), et Ricœur parle d’un schématisme de l’attribution métaphorique dont la métaphore fait voir le jeu (MV 253).

Référence et vérité métaphorique

Ricœur ne se borne pas à ce « travail de la ressemblance », car il déploie alors une théorie de la référence dédoublée ou poétique. « Il se peut que la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une autre sorte de référence à d’autres dimensions de la réalité » (MV 187). « Il se peut que l’énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu’on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale. » (MV 279). On peut ainsi parler d’une référence tensive, où la métaphore répare en quelque sorte la perte de singularité occasionnée dans le langage par l’attribution de prédicats (SA 40), et Ricœur écrit que « la mimésis est le nom de la référence métaphorique » » (MV 308).

Ricœur n’hésite pas à parler de vérité métaphorique : « Pour démontrer cette conception ‘tensionnelle’ de la vérité métaphorique, je procèderai dialectiquement. Je montrerai d’abord l’inadéquation d’une interprétation qui, par ignorance du ‘n’est pas’ implicite, cède à la naïveté ontologique dans l’évaluation de la vérité métaphorique ; puis je montrerai l’inadéquation d’une interprétation inverse, qui manque le ‘est’ en le réduisant au ‘comme-si’ du jugement réfléchissant, sous la pression critique du ‘n’est pas’. La légitimation du concept de vérité métaphorique, qui préserve le ‘n’est pas’ dans le ‘est’, procèdera de la convergence de ces deux critiques » (MV 313) . Ainsi « Il faut introduire la tension dans l’être métaphoriquement affirmé » (MV 311). « Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du n’est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement) » (MV 321).

Ricœur soutient au contraire « l’éclatement du langage vers l’autre que lui-même : ce que j’appelle son ouverture » (CI 68). « S’il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l’écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s’élève de l’expérience sous toutes ses formes » (« Mimésis, référence et refiguration dans Temps et Récit », Etudes Phénoménologiques n°11, 1990, p.40).

RICŒUR 2 Une herméneutique poétique

Par la suite, avec Du texte à l’action, Ricœur ne s’est pas tenu à cette herméneutique critique, et y a adjoint de plus en plus une herméneutique poétique. C’est d’abord que « Grâce à l’écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique : par rapport à l’intention du locuteur, à la réception par l’auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production » (TA 31).

L’étude littéraire des configurations proprement poétiques du texte (métaphores, récits, etc) fait voir une vérité du texte en aval, comme une interrogation neuve qu’il glisse dans les présuppositions admises, et qui lui permettent de bouleverser les contextes successifs de sa réception. Dans un texte intitulé « Rhétorique, poétique, herméneutique », il écrit : « La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle » (L2 487). La rhétorique voudrait encore argumenter et persuader sur la base de prémisses acceptables, et l’herméneutique voudrait que l’on interprète toujours à partir d’un imaginaire déjà là. Mais la poétique retourne le problème, et n’hésite pas à bouleverser l’ordre des présuppositions admises, à ébranler l’imaginaire. Par la poétique on peut changer l’imaginaire, le modifier. Il y a place pour une imagination poétique, et les métaphores ou les intrigues narratives refigurent un monde habitable et agissable.

Même si annoncé de longue date, on peut parler, avec La métaphore vive, Du texte à l’action, et Temps et récit, d’un tournant poétique de la phénoménologie et de l’herméneutique de Ricœur.

Du texte à l’action

Rythme 2 poétique – éthique

monde du texte

La poétique n’a rien d’un discours flou, au contraire, Ricœur montre la rigueur de la riposte poétique aux apories de la référence au monde de la vie (MV) : « le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots » (TA 24). Il montre aussi la véhémence de la riposte qu’offre la poétique du récit aux apories du temps vécu (TR3): « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l’imagination productrice » (TA 17).

« La question essentielle n’est pas de retrouver, derrière le texte, l’intention perdue, mais de déployer, devant le texte, le « monde » qu’il ouvre et découvre. »

« La véritable mimésis de l’action est à chercher dans les œuvres d’art les moins soucieuses de refléter leur époque. (…) Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif. »

Naïveté seconde

De même qu’une sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à une « naïveté seconde », post-critique : « La subjectivité du lecteur n’advient à elle-même que dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée, potentialisée. La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l’ego. » (TA 117).

« Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. »

Monde de l’action

Enfin la pointe de cette poétique est éthique, c’est une invitation à habiter et à agir le monde : « Qu’est-ce qui reste à interpréter ? Je répondrai : interpréter, c’est expliciter la sorte d’être-au-monde déployé devant le texte. » (TA 114).

Ce tournant poétique de la phénoménologie ouvre la voie à l’éthique : « C’est une variation imaginative, pour parler comme Husserl, qui manifeste l’essence, en rompant le prestige du fait ; en imaginant un autre fait, un autre régime, un autre règne, j’aperçois le possible et dans le possible l’essentiel » (HF 128). Mais ces variations imaginatives ne sont plus destinées à montrer un invariant, ce sont les variations mêmes qui servent poétiquement à faire voir un autre réel, ou un agir possible : « fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel » (TA 115). La suspension du sens littéral, de la référence purement descriptive, et du sujet trop assuré d’être lui-même, ouvre la voie au travail ou aux jeux du sens second, de la référence dédoublée, ou du sujet lecteur : « déjà il apparaît que l’imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l’égard du monde de la perception ou de l’action. C’est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde » (TA 220).

TR La triple mimésis

« L’intrigue, dit Aristote, est la mimèsis d’une action. Je distinguerai le moment venu, trois sens au moins du terme Mimèsis : renvoi à la pré-compréhension familière que nous avons de l’ordre de l’action, entrée dans le royaume de la ficton, enfin configuration nouvelle par le moyen de la fiction de l’ordre pré-compris de l’action » (TR1 13). C’est ce que Ricœur appelle la triple-mimèsis du temps par le récit : « Mimèsis I désigne la précompréhension dans la vie quotidienne de ce qu’un auteur a bien nommé la qualité narrative de l’expérience; en entendant par là le fait que la vie, et plus encore l’action, comme Hannah Arendt l’exprime brillamment, demandent à être racontées, Mimèsis II désigne l’autostructuration du récit sur la base des codes narratifs internes au discours. A ce niveau, Mimèsis II et muthos, c’est à dire l’intrigue ou mieux la mise en intrigue, coïncident. Finalement, Mimèsis III désigne l’équivalent narratif de la refiguration du réel par la métaphore » (« Mimésis, référence et refiguration dans Temps et Récit« , Etudes Phénoménologiques n°11, 1990, p.32) « Nous suivons donc le destin d’un temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré » (TR1 87).

Mimésis I Préfiguration

Mimésis II Configuration

Si la composition de l’intrigue est enracinée dans une précompréhension du monde de l’action commune au poète et au lecteur, l’intrigue elle-même (la Mimèsis II qui est la Mimèsis proprement dite) est une « configuration que nous avons caractérisée comme concordance-discordance » (TR1 103). Avec elle « s’ouvre le royaume du comme si », tant celui du récit de fiction que celui du récit historique. Synthèse de l’hétérogène, elle prend ensemble des péripéties jusqu’à une conclusion imprévisible mais acceptable. C’est la configuration qui schématise l’intelligence narrative (TR1 106).

C’est au croisement des deux lectures d’Augustin qui « donne du temps une représentation dans laquelle la discordance ne cesse de démentir le vœu de concordance constitutif de l’animus » et d’Aristote qui établit au contraire « la prépondérance de la concordance sur la discordance dans la configuration de l’intrigue » (TRI, 18) que surgit cette définition du temps raconté comme « concordance discordante ». Mais la représentation du temps humain rouvre un conflit des narrations possibles. Et ce qui est communiqué, au travers de l’intrigue narrative, c’est une configuration de monde possible : le monde du texte n’est pas le monde dont le texte est issu, mais le monde ouvert par le texte : « le texte (…) est ouvert en avant, du côté du monde qu’il découvre » (L2 492)

Mimésis III Refiguration, La réception

« Mimèsis III marque l’intersection entre le monde du texte et le monde de l’auditeur ou du lecteur » (TR1 109). « À la différence de l’objet perçu, l’objet littéraire ne vient pas remplir intuitivement ces attentes, il ne peut que les modifier » (TR3 305).

« Le postulat sous–jacent à cette reconnaissance de la fonction de refiguration de l’oeuvre poétique en général est celui d’une herméneutique qui vise moins à restituer l’intention de l’auteur en arrière du texte qu’à expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui-même. Je me suis longuement expliqué ailleurs sur ce changement de front de l’herméneutique post–heideggerienne par rapport à l’herméneutique romantique. Je n’ai cessé, ces dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un texte, c’est la proposition d’un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive, j’ai soutenu que la poésie, par son muthos, re-décrit le monde. De la même manière, je dirai dans cet ouvrage que le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c’est refaire l’action selon l’invite du poème » (TR1 122).

La lecture « apparaît tour à tour comme une interruption du cours de l’action et comme une relance vers l’action. Ces deux perspectives sur la lecture résultent directement de sa fonction d’affrontement et de liaison entre le monde imaginaire du texte et le monde effectif du lecteur. En tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il s’irréalise lui–même à la mesure de l’irréalité du monde fictif vers lequel il émigre; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore — consciemment ou inconsciemment, peu importe — les enseignements de ses lectures à sa vision du monde, afin d’en augmenter la lisibilité préalable, la lecture est pour lui autre chose qu’un lieu où il s’arrête; elle est un milieu qu’il traverse » (TR3 262).

Génération (vs conflit) ce sont les deux sens du canon

Enfin notre condition herméneutique semble liée au fait central que chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et que les paroles et les écrits ne répondent à des questions qu’en en soulevant des nouvelles. L’herméneutique met au centre de la condition humaine la condition interprétative, chaque génération devant réinterpréter le monde où elle se découvre.

« En quel sens ce développement de toute compréhension en interprétation s’oppose-t-il au projet husserlien de fondation dernière? Essentiellement en ceci que toute interprétation place l’interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution » (TA p.48).

L’herméneutique, théorie ou art de l’interprétation, a toujours affaire à des traces, à des traditions intentionnellement déposées dans des institutions, dans des oeuvres, faites pour durer, pour donner un cadre durable à l’apparition fugace des actes et des paroles, et pour assurer une transmission, une filiation. Mais elle a aussi affaire toujours à ce phénomène que les oeuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions initiales et sont réempruntés, réinterprétés de manière inattendue, réaménagés différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois la demeure autrement. Comme si chaque vie réinterprétait le palimpseste des interprétations antérieures.

Tradition innovation

On est ici au cœur du thème de l’imaginaire social, de cette dialectique entre espace d’expérience et horizon d’attente qu’atteste le jeu entre tradition et novation : c’est dans la configuration poétique (Mimésis II) que se déploie le jeu stylistique de l’innovation et de la sédimentation : « c’est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui règle la composition d’œuvres nouvelles — nouvelles avant de devenir typiques (…) Mais l’inverse n’est pas moins vrai : l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles : le travail de l’imagination ne naît pas de rien et (…) se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation réglée » (TR1 108).

Épilogue biblique

Chrétien

Son attachement protestant, Ricœur en parle comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (CC 219).

Traduction

Dans la sphère de la compréhension langagière, le paradigme de la traduction permet de justifier la pluralité des langues naturelles. Il autorise une relecture positive de l’histoire de Babel qui renvoie dos à dos l’idéal d’une langue parfaite – qu’on l’entende au sens mythique d’une langue originelle ou au sens logique d’une langue universelle – et le postulat d’hétérogénéité radicale des systèmes linguistiques envisagés comme des systèmes clos. La capacité de tout locuteur à apprendre et à pratiquer d’autres langues que la sienne (« traduction externe ») apparaît solidaire alors de sa capacité de s’expliquer réflexivement avec sa propre langue (« traduction interne ») (ibid., 44). Il est important cependant de comprendre qu’ « il n’existe pas de critère absolu d’une bonne traduction » et que la recherche d’ « équivalences » reste toujours éloignée pour celle-ci d’une « identité de sens démontrable » (ibid., 39). Cela ne veut pas dire que traduction soit trahison. Car la fidélité véritable n’est pas une répétition à l’identique. C’est une fidélité créatrice. Elle déploie un sens qu’elle maintient comme le même mais qui vit en elle une vie nouvelle. Mais la traduction apparaît plus largement comme un pari : celui d’un universel à construire par des hommes autrement situés dans la société, dans l’histoire et dans la culture. Cette conception de l’universel implique « l’acceptation de la différence indépassable du propre et de l’étranger ». Elle permet donc de surmonter l’opposition d’un universalisme sans substance et d’un relativisme sans règle. C’est ce que montre la notion d’« hospitalité langagière », où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi […] la parole de l’étranger » (T, 20). Cette notion peut servir d’ailleurs de modèle pour d’autres formes d’hospitalité, notamment confessionnelle (ibid., 43). On peut parler alors d’une véritable éthique de la traduction.

Espérance

L’espérance refuse la synthèse des herméneutique et du sens ; elle n’opère « aucune Aufhebung rassurante » (ibid.). Elle reste « la timide espérance » (ibid., 376). Aussi bien, « la véritable malice de l’homme n’apparaît (elle) que dans l’Etat et dans l’Eglise, en tant qu’institutions du rassemblement, de la récapitulation, de la totalisation » (la liberté selon l’espérance, CI 414). L’eschatologie de l’espérance est opposée alors à la métaphysique du savoir absolu, et l’imagination poétique ouvre seulement des « îlots de sens et d’intelligibilité qui se dessinent comme un archipel au sein de ce que les grands spirituels ont appelé un ‘océan d’ignorance’ » (« Responsabilité et fragilité », Autres Temps, n° 76-77, 2003, p. 141). L’espérance est donc la transcendance d’une « fin » que nous ne pouvons penser que par symboles (I, 504-507).

Polyphonie biblique

Pour Ricoeur le philosophe doit prendre comme vis à vis non pas tant directement le théologien contemporain mais l’exégète qui restitue dans leur langue et leur histoire l’épaisseur des traditions écrites, leurs conflits et leur cristallisation dans diverses formes : « l’exégèse nous invite à ne pas séparer les figures de Dieu des formes de discours dans lesquelles ces figures adviennent. J’entends par forme de discours le récit ou la saga, le mythe, la prophétie, l’hymne et le psaume, l’écrit sapiential , etc » (CI 471).

Ce polymorphisme littéraire des écritures bibliques ouvre une intertextualité féconde que l’on peut ramener à cinq voire trois grands régimes littéraires, dont chacun d’eux développe un rapport spécifique au temps, à Dieu, à autrui : l’antériorité de la Torah toujours déjà là s’oppose au temps brisé de l’irruption prophétique, et à l’éternelle quotidienneté des livres de la sagesse. La Loi qui demande une « obéissance aimante » est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque sorte en l’absence du Législateur. Rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques, « sentinelles de l’imminence », font voir un présent plus réel que celui de l’idéologie dominante, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Face enfin à l’énigme insoluble de l’excès du mal pour une logique de l’équivalence, la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s’attacher à tout ce qui se sait petit devant la mort, et pour faire entendre la pure plainte, bientôt proche de la pure louange (PB, L3 281 sq. ou 307 sq.). Finalement, « Le référent ‘Dieu’ n’est pas seulement l’index de l’appartenance mutuelle des formes originaires du discours de la foi, il est aussi celui de leur inachèvement. Il est leur visée commune et ce qui échappe à chacune » (Nommer Dieu L3 295).

Olivier Abel

Séminaire de J.Cottin, le 13/11/06