Nous voyons bien que la Turquie se déchire de plus en plus entre deux camps passionnément opposés, le camp laïc et le camp musulman. Et nous croyons comprendre ce qui se passe. Mon propos ici est de compliquer un peu le manichéisme de notre regard, soit que nous prenions parti pour le camp laïc moderniste et occidentalisé contre les islamistes, soit (ce qui est plus rare) que nous prenions parti pour le parti au pouvoir, délibérément pro-européen, contre le nationalisme laïc. Dans les deux cas, ce sont des sujets qui fâchent, mais souvent nous jugeons sans assez nous informer, ni assez analyser la situation.
Je voudrais d’abord affirmer que le parti politique de la droite musulmane modérée actuellement au pouvoir ressemble beaucoup au courant démocrate chrétien que nous avons connu dans bien des pays d’Europe. Son arrivée au pouvoir, il y a cinq ans, a paradoxalement marqué un progrès de la sécularisation réelle de la société, et un grand coup d’accélérateur dans le désir d’Europe. La Turquie est en effet une société dont la laïcité a longtemps bloqué la sécularisation. J’entends ici par laïcité ce superbe principe républicain, par lequel l’Etat voudrait obliger chacun à laisser au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaristes dès lors qu’il accède à l’espace public. Mais elle peut aussi se traduire par une religion civile, et le laïcisme d’État en Turquie n’est pas très éloigné d’une sorte de religion kémaliste, où il reste un islam officiel, depuis toujours entretenu par l’Etat (Faculté de théologie pour former des imams, construction de mosquées, etc), au détriment de tous les islams hétérodoxes et des autres religions. On peut dire que c’est cette conception même de la religion, réduite à un appareil idéologique d’Etat, qui a fait le lit du retour islamiste. Le camp laïc est un camp ultra-jacobin, qui ne reconnaît en Turquie qu’une seule culture légitime, celle du sunnisme. On connaît bien cela en France aussi, où nous avons un camp jacobin pour lequel le catholicisme est insupportable comme foi chrétienne, mais doit être maintenu comme seule culture française légitime.
La sécularisation introduite par l’AKP est plus démocratique ou plus libérale que républicaine, et voudrait davantage laisser faire le jeu spontané des divers processus sociaux par lesquels la sphère religieuse se différencie d’autres sphères tout en y restant mêlée, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc. La sécularisation prend donc acte du pluralisme culturel et religieux d’une société, elle ne cherche pas à figer la carte religieuse d’une société comme dans un musée où la religion ferait seulement partie de l’identité et du patrimoine. Les minorités religieuses ont été plus à l’aise sous ce gouvernement que sous la botte du kémalisme d’Etat. Mais dans un pays où l’exode rural récent a drainé vers les villes des masses de paysans anatoliens sans culture urbaine, ce libéralisme abrite l’expansion du voile, un retour en force de la culture religieuse traditionnelle dans l’espace public, dans l’éducation, etc. Et de fait on ne peut pas dire que le pluralisme triomphe, mais plutôt une forme d’islam patriotique et fondamentaliste qui ressemble un peu à ce qui se passe dans une grande partie du protestantisme américain. Rien de très enthousiasmant. C’est dommage, parce que la sécularisation était déjà assez avancée à la fin de l’Empire Ottoman, il y a cent ans, à une époque où l’Europe cherchait encore désespérément à calquer sa carte religieuse sur celle des nations, et où l’Empire croyait encore pouvoir échapper au maelström nationaliste qui allait l’engloutir.
Pour bien comprendre le camp laïc et kémaliste, il faut éprouver cette peur d’un démembrement. La grande épopée kémaliste a empêché la Turquie d’être jamais colonisée. Mais elle a été, à l’époque du traité de Versailles, l’objet d’une tentative de démembrement par les puissances victorieuses, et c’est nous qui avons jeté dans le monde ottoman l’idée nationaliste, avec les suites génocidaires que l’on sait, nous qui avons armé l’idéologie des « jeunes turcs », mais aussi celle des nationalismes grecs, arméniens, kurdes, arabe (pour des motifs pas vraiment désintéressés), nous qui avons orchestré la purification ethnique. Ce sont nos diplomaties et nos instructeurs militaires, depuis l’Allemagne de Bismarck jusqu’aux USA de la guerre froide ou d’aujourd’hui, qui n’ont cessé d’instrumentaliser l’armée turque dans leurs stratégies coloniales, pétrolières, ou impériales, et de muscler son régime contre tous les ennemis de nos « sociétés ouvertes ». Et nous avons beau jeu de leur reprocher un déficit de démocratie, c’est nous aujourd’hui qui sous-traitons aux pays de notre périphérie (Turquie, Tunisie, Maroc, etc) l’érection du nouveau mur, et la répression qui l’accompagne.
Mais pour comprendre l’islam turc, qui n’est pas un islam arabe, mais un islam de traduction, il faut se souvenir du terrible coup qu’a porté à la transmission religieuse le changement d’alphabet introduit il y a 80 ans par Mustapha Kemal : cet alphabet latin, qui nous apparaît encore comme une victoire de l’occidentalisation, a organisé l’amnésie turque par rapport au passé de la guerre et de l’effondrement de l’Empire ottoman, mais c’est une mesure révolutionnaire qui, jointe à la réforme vestimentaire, au droit de vote des femmes dès 1934, à la répression de toutes les minorités linguistiques, montre l’étendue d’un bouleversement qui n’a rien à envier au léninisme ! Le fait que l’islam turc ait survécu sans se radicaliser davantage est sans doute dû aux mesures conservatoires prises par le pouvoir kémaliste en faveur d’un islam sunnite officiel. Mais aussi à la vitalité des confréries d’un islam de tradition soufi qui s’est maintenu en dépit de la répression, et qui n’a jamais été intéressé par l’islamisme politique.
Ce qui m’inquiète aujourd’hui, dans le manichéisme qui se durcit, c’est justement la possibilité que cette rivalité mimétique rende le camp laïc encore plus religieux, et le camp musulman encore plus politique. Que les deux se battent pour déterminer la religion d’Etat. Ce serait une terrible régression et de la laïcité et de la sécularisation, qui devraient plutôt s’entretenir et s’appuyer mutuellement. Nous ne sommes pas au temps héroïque de Mustapha Kemal, et le néo-kémalisme peut abriter un nouveau péril, ultra-nationaliste, qui déchaîné pourrait devenir fou et faire de terribles ravages. L’islam était un frein à l’encontre de ce péril, mais s’il se durcit politiquement, il peut à son tour se retourner. Déjà Erdogan, l’actuel premier ministre qui a longtemps compté sur la dynamique européenne pour débloquer la société, semble avoir mis les réformes démocratiques en veilleuse. L’armée lance des opérations militaires en Iraq pour remettre la société sous tension, et l’Europe souffle son scepticisme. On en vient à se demander si qui que ce soit souhaite vraiment la démocratie e le pluralisme en Turquie.
Olivier Abel
25 juin 2007
paru dans Réforme n° 3236