« Shakespeare et le management créatif »

On n’en finit pas de découvrir le paysage de la nouvelle fracture sociale, entre une France décomplexée qui gagne et se propose de gagner plus encore, et une France qui ne cesse de perdre, de décliner, de s’accrocher à ses derniers acquis. D’un côté nous avons les branchés, rapides, pressés sinon stressés, de l’autre nous avons les largués, lents, inemployés ou trop attachés à leur petit bout d’appartenance. Ce que nous propose le nouveau management, comme image du grand, du gagnant, de celui qui « monte » dans notre société, ce n’est certes pas le riche assis sur son capital et ses rentes, mais c’est le créatif, qui sait tout abandonner pour se lancer corps et âme dans un projet à chaque fois nouveau. Il lui faut pour cela être mobile, flexible, ouvert, inventif — artiste en quelque sorte ! A l’inverse le « petit », ce n’est pas seulement le chômeur, c’est celui qui se contente d’un chômage, qui ne veut pas lâcher ses racines, ses attachements, ses fidélités, ses solidarités avec sa petite communauté, et qui n’a rien d’autre à faire valoir.

Ce management artiste met en avant pour tous et avant tout l’obligation de trouver un intense plaisir à faire ce qu’on fait, à s’y donner à fond. Plus question de compter son temps, et la rémunération doit venir comme un surplus ! Cette nouvelle configuration de la motivation et de la contrainte a réussi la synthèse parfaite de ce qui était jusqu’au siècle dernier une opposition farouche : le bourgeois convenable et l’artiste bohême. Tout le monde n’a plus à la bouche que les mots « projet », « créativité », et il nous faut sans cesse du nouveau, un peu comme la Rome antique avait besoin de sa dose de victoires militaires pour garder sa confiance quasi-religieuse dans son Empire !

Il y a toutefois une grave erreur dans tout cela. Les plus grands artistes de notre histoire ont pratiqué leur métier avec la fidélité et la modestie de petits artisans de quartier. Pensons à Corot et Cézanne, pensons à Bach et Shakespeare. Je viens de lire la biographie de Shakespeare par Peter Ackroyd : ce qui frappe et ce qui étonne, pour un écrivain aussi divers, mobile et inventif que Shakespeare, c’est de voir combien toute sa vie il est resté fidèle à son terroir, à ses premiers attachements. Le premier groupe d’acteurs avec lequel il avait commencé, soudé dans les temps difficiles par une fraternité exemplaire, il ne les a jamais quittés, jusque même au faite du succès et de la gloire.

Certes il est arrivé dans un Londres en pleine ébullition sous le règne d’Elisabeth, comme si quelque chose était en train de s’inventer, et il y avait une intense compétition. Mais la compétition ne visait pas à éliminer les autres, mais à glisser à son tour parmi les autres une interprétation différente, plus marquante encore. La compétition visait à différer ensemble. Shakespeare savait que l’on ne peut pas différer tout seul, que l’on n’invente qu’à plusieurs, et comme dit Malraux qu’on marche mal sur le vide. A l’instar du jeune Picasso, il ne redoutait pas de commencer tranquillement par copier, il ne redoutait pas davantage d’être copié, cherchant à rivaliser dans l’expression la plus juste, la plus forte, mais dans une sorte de pluriel anonyme, et sans souci pour sa « signature ».

Oui, on est frappé de voir combien la compassion pour les moindres voix fait partie de son génie, et de voir combien sa modestie, son insouciance de lui-même, a favorisé chez lui cette prodigieuse imagination, cette faculté de se mettre à la place des autres, de n’importe qui. Shakespeare s’intéresse à ceux qui « descendent » de leur grandeur, qui déchoient, comme le roi Lear, et jusqu’au milieu des honneurs et de l’ennoblissement il est fidèle aux siens, comme le petit jouer de flûteau de Brassens. Et l’on se prend soudain à rêver que le nouveau management prenne sérieusement Shakespeare en modèle.

Paru dans La Croix le 05/07/07

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)