« Petite éthique de l’argent »

L’éthique de l’argent peut être développée selon deux caractéristiques de l’argent lui-même : l’argent comme « limite » et l’argent comme « possible ». Ma thèse est que tout critique s’appuie sur une légitimation qui, en fondant, donne les limites et les instruments de la critique. C’est parce qu’il y a un usage légitime possible de l’argent que l’on peut en critiquer les usages pervers.

Les vertus de l’argent

Reprenons les deux caractéristiques indiquées au commencement. Dans sa première fonction l’argent donne une limite à la cupidité. C’est ce que diversement des auteurs comme Locke ou Hegel ont observé en montrant que la propriété, avant d’être considérée comme l’orgueil de l’avoir, devait être considérée comme la modestie du pouvoir, le lieu d’exercice d’une liberté qui accepte ses limites. Cette obligation à ne pas tout vouloir, à ne pas désirer l’infini, on la trouve dans la manière dont l’argent, par une éducation séculaire, a obligé les acteurs de l’échange à un minimum de cohérence, de non-contradiction : avec mon argent je peux faire ceci ou cela, mais pas tout en même temps ; je suis obligé de choisir. C’est ainsi que l’argent a pu donner une limite à la cupidité.

Cette cohérence avec soi-même marqua aussi une obligation à la cohérence avec les autres : c’est ce qu’on appelle la réciprocité. Je ne dois pas traiter autrui comme je ne voudrais pas qu’il me traite si j’étais à sa place. L’échange réglé par l’argent a obligé les générations à intégrer cette réciprocité élémentaire. Elle suppose, cette réciprocité, que la mesure de l’échange soit constante, solide. Il faut qu’un sou soit un sou. Une société qui connaît une inflation ou une dévaluation galopantes ne subit pas seulement une catastrophe économique. Ce sont les moeurs, c’est la vie morale entière qui est atteinte ; il n’y a plus de cohérence, de responsabilité, de réciprocité possible, tout est mensonge.

Dans sa deuxième fonction l’argent brise la superstition en ouvrant le sens du possible. Il libère celui qui était attaché à une condition par un système de croyance et de domination, il détache celui qui était asservi à une forme de vie sans pouvoir en sortir. C’est par son biais que des populations entières se sont, à diverses occasions dans l’histoire, émancipées de la tutelle conjointe « du sabre et du goupillon ». Cette manière d’ouvrir des possibles, de représenter dans la main de son détenteur l’ouverture même du possible, a façonné par une éducation séculaire l’imagination des possibles, le sens de la comparaison critique et le sentiment de la liberté.

Parce que l’argent, comme un joker, peut être placé dans tous les échanges, il a permis l’anticipation des échanges possibles, il a permis d’imaginer d’autres types de services ou de biens qui n’étaient jusque là par entrés dans l’échange. Il a permis l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés. Et de fait l’argent a favorisé la différenciation du tissu social, la diversification des formes de travail, de biens, et de vie visées par les uns et les autres. Tout cela a supposé le développement du crédit. Une société sans crédit ne peut plus rien anticiper ni inventer. Elle ne peut plus que tenter de s’épargner et se conserver.

Une double perversion

Les vertus de l’argent que nous venons d’énumérer peuvent se retourner en vice, et c’est là que réside le problème actuel dans l’usage de l’argent. Jusqu’où l’argent donne-t-il une limite à la cupidité par un principe de non-contradiction qui oblige les acteurs de l’échange à un minimum de cohérence, de solidarité ? Jusqu’où l’argent, comme pur symbole, anticipe-t-il et permet-il l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés? Enfin l’argent est-il encore capable d’assurer en même temps ces deux fonctions, et que faudrait-il pour qu’il ne soit pas lui-même l’objet d’un désir illimité et le moyen d’écraser la diversité humaine ? Que faudrait-il pour que l’argent cesse d’être l’objet par excellence de la cupidité et le symbole de la superstition?

Il semble bien en effet que l’argent, loin de limiter notre cupidité et d’être la règle commune qui favorise la réciprocité dans nos sociétés, soit devenue l’idole à laquelle on sacrifie tout, et d’abord tout ceux qui ne sont plus solvables, aussitôt exclus de la course à l’échange. Il semble aussi que l’argent, loin de briser les superstitions et d’ouvrir au sentiment de la pluralité des formes de vie possibles, soit devenu la Loi impérieuse qui nous oblige tous à rentrer sous son jeu unique ou plutôt sous son joug.

Dans la mesure où il ne remplit plus ses fonctions fondamentales, on peut dès lors se demander si l’argent a un avenir. Il ne semble pas permettre ni éduquer le sens de la limite, de la cohérence, et de la solidarité en face des grandes inégalités planétaires, qui produisent aujourd’hui les grandes forteresses nationalistes, intégristes ou autoritaires. Il ne semble pas davantage permettre ni favoriser assez de pluralisme pour sauver de la disparition les « poches de différences » (culturelles, esthétiques ou spirituelles, mais ces différences reposaient aussi sur des formes de vie entières et donc sur des différences économiques) qui subsistent encore dans le raz de marée planétaire du marché.

Dans tous les cas, si nous ne parvenons pas inventer une nouvelle forme de monnaie, capable de nous redonner le sens des limites et le sens du possible, capable de revaloriser les échanges de proximité autant que les grandes répartitions planétaires, et pour un futur maintenant proche, je ne donne pas cher de l’argent.

Olivier Abel

Paru dans L’Oratoire, septembre 2010.