« L’hypothèse de la bêtise »

Dieu sait combien les humains dépensent d’énergie pour se distinguer des bêtes ! Les motifs de cette distinction sont certainement très louables, mais ils nous empêchent systématiquement de faire l’hypothèse de la bêtise, qui souvent néanmoins expliquerait bien des choses. Je dirais même volontiers que ce devrait être la première hypothèse, or elle est toujours oubliée. Essayons-là !

Prenez un crime sexuel ou passionnel : nos procès vont hésiter entre la thèse de la méchanceté volontaire, ou celle de la pathologie irresponsable. Prenez une catastrophe ferroviaire ou un accident de la route : il y aura eu une défaillance technique, ou bien une faute humaine imputable à quelqu’un qui n’a pas suivi les règles. Prenez l’histoire des guerres mondiales, l’histoire des crises économiques, l’histoire des divertissements de masse comme la télévision ! L’hypothèse d’une histoire de la bêtise n’est jamais retenue ni même un instant sérieusement envisagée. Si quelqu’un a été contaminé par le virus du sida, ce sera sa faute, ou bien ce sera la faute à une gestion défaillante de la santé publique, mais jamais ce ne sera d’abord quelque chose de bête, de simplement bête à pleurer. En contournant soigneusement l’hypothèse de la bêtise, nous ne mesurons sans doute pas ni le mal que nous nous faisons les uns aux autres, ni les trésors d’intelligence (dois-je dire de bêtise ?) que nous prodiguons en vain en cherchant des explications et des solutions techniques à nos problèmes.

Nos psychologues et nos philosophes parlent souvent des stades du développement de l’intelligence. Je crains qu’il ne faille simultanément parler de stades de développement de la bêtise ! Pourquoi animaux et humains passent-ils leur croissance à chercher leur limite, et s’installent-ils si tranquillement dans le fait d’être « limité », pourquoi cessent-ils de jouer, d’essayer de « faire » tout ce qu’ils veulent savoir ? C’est là un étonnement qui n’a pas reçu de la part des scientifiques toute l’attention méritée. Le moraliste que je suis en aurait pourtant souvent bien plus besoin que d’aligner l’idéal moral sur le plein déploiement d’une intelligence dont on peut parfois douter. Et n’est-ce pas l’intelligence minimale, que de se rendre compte que l’on n’a pas été très intelligent, et que « c’est trop bête » ? Ne serait-ce pas la vraie bêtise que de ne pas faire l’hypothèse de la bêtise, de ne pas comprendre sa bêtise ? Mais la bêtise n’est pas la chose au monde la plus facile à comprendre. Il est difficile de se souvenir d’être bête.

Allons même plus loin : nous n’avons à la bouche que le mot complexité. Complexité du processus d’institution politique de l’Europe, complexité de la crise et des mécanismes du chômage, complexité de l’évolution du vivant et des régulations écologiques de la planète, complexité d’un processus cosmique qui nous entraîne, loin de notre boueuse condition, vers la grande intelligence techno-sidérale. Mais n’est-ce pas quand nous ne comprenons plus que nous disons que « c’est complexe » ? Face à ce roi du monde qui se drape dans la complexité, ne faudrait-il pas une parole un peu bête et qui dise simplement que le roi est nu ? Le problème n’est-il pas justement que nous ne comprenons plus ce que pourtant nous « faisons » ? Le problème n’est-il pas que nous ne sommes pas assez intelligents, définitivement ?

S’écartant de la création, Dieu dit que cela était bon. Il a visiblement pris plaisir à créer tout cela, à créer des êtres qui désirent être, et notamment avec les humains (voyez : moi aussi je fais la distinction) des êtres qui ne savent pas ce qu’ils désirent en désirant être. Mais si la grâce de Dieu est que cela soit, et si c’est son plaisir, il s’agit pour nous de rendre grâce, de lui rendre ce plaisir d’être. Or qu’est-ce que ce plaisir, sinon ce que les cyrénaïques (une petite école de philosophie méditerranéenne deux siècles avant notre ère) appelaient « un mouvement doux accompagné de sensation », c’est-à-dire encore une bêtise. Et Dieu lui-même ? Dieu aussi : on a tout essayé, un Dieu tout bon et tout puissant, un Dieu tout puissant mais pas toujours très gentil, un Dieu tout de douceur mais pas vraiment puissant. On n’a pas osé l’hypothèse de la bêtise. Quoique Jésus termine le sermon sur la montagne en parlant des lys des champs et des oiseaux du ciel…

Paru dans La Croix le 3 janvier 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)