Le pardon, briser la dette et l’oubli

Le pardon n’est pas précisément une valeur à la mode. Peut– être est–il contaminé par la méfiance qui s’attache maintenant aux « amnisties », ou par le doute quant au caractère « imprescriptible » de certains droits ou crimes. Peut–être est–il trop piégé entre la rancune et l’oubli : le pardon serait ici un nom hypocrite pour désigner les « oubliettes » de la vie. Peut–être enfin est–il trop compromis avec des notions religieuses obscures, comme le « péché », la « rémission », l' »absolution », la « rédemption », etc.

En tous cas l’histoire de ce numéro, la difficulté à trouver des auteurs, suffirait à témoigner de cette « inopportunité » du pardon. Certains répondirent que le pardon était en dehors de leur écosystème ! D’autres, qui avaient accepté d’emblée, reculèrent finalement devant ce qui leur semblait incommunicable ou indicible. Il a fallu accoucher le sujet ; c’est pourquoi l’ensemble comporte autant d’entretiens. C’est pourquoi également il y a certains « manques » impardonnables !

Intempestif ou inactuel, le pardon n’est pas pour autant une pure question de tradition. Les grandes villes modernes, par rapport aux structures rurales et à leur moralité, ont représenté des « lieux de pardon »: des lieux où l’on pouvait recommencer sa vie, comme le montre Victor Hugo dans « les Misérables ». Que ces « lieux de perdition » soient aussi et peut–être identiquement ceux du pardon n’est pas un des moindres paradoxes de la ville et de la société modernes.

Car là où se défait la famille traditionnelle, le pardon se met à trembler : d’un côté il fait le lit de l’indifférence générale où tout s’efface et où rien ne compte ; de l’autre il réveille « le désir du père », d’un père qui dit l’impardonnable et le pardon, comme on le voit dans toutes les formes de néo– religiosité. Or ces deux attitudes s’exaspèrent et se renforcent réciproquement. C’est probablement sur ces deux bords que se distribuent les diverses réticences évoquées plus haut.

La difficulté du pardon tient également au fait que chacun rencontre ce thème avec son expérience propre, une expérience souvent intime et qui touche à l’identité. Dans l’histoire des individus comme dans celle des communautés en effet, le pardon tantôt menace et tantôt fonde cette identité. Fût–ce pour imposer le silence, on y met le doigt sur quelque chose d’essentiel.

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Or c’est justement cette difficulté qui peut nous conduire à accepter la diversité des situations, la multiplicité des significations du « pardon » ou de l' »impardonnable ». Donnons quelques exemples.

Certains affichent le pardon parmi les valeurs auxquelles ils s’identifient, mais n’ont jamais demandé pardon ni jamais rien pardonné. D’autres, qui jamais ne prononceraient le mot de pardon, ont traversé ce bouleversement d’identité après lequel nul n’est vraiment identique, ni l’offenseur ni l’offensé. Avec le pardon, que l’on demande ou que l’on accorde, on a affaire à autre que soi, mais on a affaire aussi à soi–même comme « autre » (on ne peut pas savoir ce qu’on fera, quel on sera).

Toujours au nom de leurs expériences propres, d’autres détestent le pardon, comme l’expression d’une pitié ou d’une dette religieuse insupportable. Ils ne voient pas que le pardon nous rend aussi au présent vivant, nous délivre du poids du passé comme de l’angoisse du futur, perce qu’il brise la loi de la dette, dans une société où celle–ci mène le jeu et où tout est compté.

Ou bien ils méprisent le pardon, comme une technique pour ne pas s’encombrer de souvenirs inutiles et continuer sa sieste. Mais dans certaines circonstances, l’idée du pardon a pu au contraire donner à quelqu’un le courage de réparer, et ce courage est peut– être une des choses qui nous manquent le plus, dans une société où l’on ne répare rien, où l’on jette tout (et aussi les autres, quand ils ne sont plus utiles ou plaisants).

Certains s’érigent en seuls dépositaires et juges du pardon et de l’impardonnable, sans s’apercevoir qu’ils donnent ainsi une assez bonne définition de l’intégrisme. A les entendre, ils revendiquent le « véritable » pardon comme leur exclusivité ! Ils ne voient pas que le pardon est un fait universel, une obligation aussi ordinaire pour les sociétés que l’obligation à donner, à recevoir et à échanger. Au noyau de toute culture on trouve une sorte spécifique de pardon, et chacune d’elle a dû, pour survivre simplement, inventer la sienne. Ce n’est pas seulement une curiosité anthropologique, mais une exigence éthique, qui doit nous porter à respecter l’existence d’autres formes possibles de pardon.

En français et dans les langues romanes, le terme même de « pardon », qui vient du bas latin « per–donare », donner totalement, « donner » à quelqu’un sa dette, annuler toute dette, n’est pas au départ un terme théologique mais plutôt littéraire. Il semble apparaître pour la première fois dans la traduction latine d’une fable d’Esope, et se retrouve dans le langage des troubadours (« amarai donc en perdos », j’aimerai donc pour rien, gratuitement, en vain, en perte).

Quand on pense au pardon, on pense souvent à des actes éthiques sublimes. Il y a de belles histoires de pardon, et la littérature ou les films en sont pleins. A l’extrême du sublime il y a peut–être le pardon pur, inimaginable ; comme l’écrit Vladimir Jankélévitch :

« Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière–pensée n’ait jamais été accordé ici–bas, qu’une dose infinitésimale de rancune subsiste de fait dans la rémission de toute offense : tel cet impondérable calcul, tel ce motif microscopique d’intérêt–propre qui subsistent en cachette dans les souterrains du désintéressement »([1]).

Le pardon est alors une « apparition disparaissante », une limite « dont on se rapproche asymptotiquement sans jamais l’atteindre en fait ». Ce qu’il ne faut pas oublier pourtant, c’est qu’avec oui, non, et merci, « pardon » est l’un des premiers mots que nous rencontrons dans une langue. Et dire « pardon » est la plus élémentaire politesse. Celle qui manque dans les files d’attente, dans le métro, ou au volant des voitures. Non pas seulement cette politesse qui, parce qu’elle a dit « pardon », se donne tous les droits, mais celle qui accepte de ne pas avoir le dernier mot. Car pardonner, c’est renoncer complètement à avoir le dernier mot.

Ces quelques exemples suffisent à suggérer l’extrême diversité des situations et des significations du pardon, et à montrer que le pardon concerne l’éthique comme totalité. Le pardon est un « fait moral total ».

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Dans leur étincellement ou dans leur pudeur, dans leur événementialité aussi (car certains de ces textes sont des événements), la diversité des articles ici proposée s’appuie sur cette pluralité des accès au problème du pardon : à chaque lecteur de trouver « son » entrée.

Mais nous voudrions tout faire pour montrer que son entrée peut aussi être son impasse ! En effet, si les diverses formes de pardon ou d’impardonnable ont un sens en tant qu’elles répondent à des questions différentes, nous voudrions montrer que chacune d’elles soulève d’autres questions, auxquelles elles ne savent pas répondre. Il n’y a pas de « morale » qui réponde à toutes les questions de manière satisfaisante, il n’y a pas de morale qui n’ait d’effet pervers.

Pour illustrer ce que nous venons de dire, voici un exemple de dilemme qui nous place entre une morale de l’obligation (de demander pardon ou d’accorder le pardon, bref de « réparer ») et une sagesse éthique (où le pardon est au contraire un consentement tragique à l’irréversible).

Il faut partir d’une morale de l’obligation ; comme l’écrit le philosophe Jürgen Habermas à propos de l’indignation avec laquelle nous réagissons aux humiliations :

« Si l’offense causée n’est pas réparée, d’une façon ou d’une autre, cette réaction sans équivoque persiste et se renforce en un ressentiment latent. Or ce sentiment révèle par sa persistance qu’il y a une dimension morale dans le fait de subir une humiliation. En effet ce n’est pas un sentiment qui, comme la frayeur ou la fureur, répond immédiatement à l’offense, mais un sentiment réactif vis à vis de l’injustice révoltante qu’autrui a commise »([2]).

Ce qui est lésé, dans une humiliation, c’est l’obligation morale de réciprocité dans les relations. Cette obligation, d’offrir réparation, de demander pardon, mais aussi d’accorder le pardon, de restaurer la réciprocité, si elle est exigible, doit être enseignable, ou au moins communicable, communicative (aussi communicative si possible que la violence est contagieuse). On doit pouvoir s’y préparer, s’y exercer : s’exercer à « ne pas recommencer » le méfait, et s’exercer à « tout recommencer » sur de nouvelles bases. Et même s’il y a un point au–delà duquel cela est « inenseignable », il ne faut pas le dire trop vite.

En effet cette morale de l’obligation est importante pour montrer jusqu’où l’on doit et l’on peut agir contre le mal, et non pas se résigner à l’irréversible. Ce pardon est partie prenante d’un combat incessant pour la justice, qui rétribue les faits passés et distribue les possibles avenirs. Comme l’écrit le philosophe Paul Ricoeur :

« Tout mal commis par l’un est mal subi par l’autre. Faire le mal, c’est faire souffrir autrui. La violence ne cesse de refaire l’unité entre mal moral et souffrance. Dès lors toute action, éthique ou politique, qui diminue la quantité de violence exercée par les hommes les uns contre les autres, diminue le taux de violence dans le monde. Que l’on soustraie la souffrance infligée aux hommes par les hommes et on verra ce qui restera de souffrance dans le monde ; à vrai dire nous ne le savons pas, tant la violence imprègne la souffrance »([3]).

Mais cette dernière phrase désigne un excès de souffrance sur la méchanceté, et donc l’insuffisance de la logique de la rétribution, de la morale de l’obligation de réciprocité. Si l’on prétend à tout prix rétablir la réciprocité, ne se leurre–t–on pas sur la possibilité de réparer? Ne fait–on pas du pardon une machine à réconcilier, à résoudre toutes les dettes ? N’y a–t–il pas des dettes impayables, des dettes sans débiteur ? Peut–on croire jusqu’au bout que les hommes souffrent seulement pour leur méchanceté, ne sont–ils pas globalement plus malheureux encore que méchants ?

Paul Ricoeur cite l’oeuvre d’Elie Wiesel comme un exemple de cette plainte qui refuse d’expliquer la douleur et donc de chercher un coupable, mais qui met à nu la souffrance pure, son absurdité. Dans cette expérience apparaît une autre sorte de pardon que celui de l’obligation morale : un pardon de sagesse tragique en face de l’irréductible souffrance.

« Je ne voudrais pas séparer ces expériences solitaires de sagesse, de la lutte éthique et politique contre le mal qui peut rassembler tous les hommes de bonne volonté. Par rapport à cette lutte, ces expériences sont, comme les actions de résistance non–violente, des anticipations en forme de paraboles d’une condition humaine où, la violence étant supprimée, l’énigme de la vraie souffrance, de l’irréductible souffrance, serait mise à nu »([4]).

Peut–être est–ce ce pardon que le bouddhisme explore. Dans cette attitude, il y a quelque chose comme un renoncement. On pardonne sans prétendre réparer. Ce pardon est aussi gratuit, aussi absurde, que la souffrance qu’il pardonne.

Mais en renonçant au désir d’être récompensé ou de voir l’existence rétribuée, sanctionnée, consolée, etc., ne risque–t–on pas de favoriser le sentiment que la vie est une loterie sur laquelle nous ne pouvons rien ? Nous sommes alors renvoyés à l’obligation d’agir. C’est pourquoi chacune des deux branches du dilemme entre ces deux types de pardon engendre des effets pervers. Et c’est pourquoi nous avons besoin des deux, sans pouvoir jamais les réconcilier.

En lisant les textes qui suivent, on découvrira ainsi toute une série de « dilemmes du pardon ». En « postface » à l’ensemble nous avons tenté d’en présenter quelques–uns, sous la forme d’une table des questions possibles. Cette table servira également de contribution à une bibliographie fragmentaire et dialoguée ; elle peut être lue à n’importe quel moment du parcours.

De quelque manière qu’il s’y prenne, à chacun de se débrouiller dans ces « dilemmes » : ils désignent de loin une existence éthique plus vaste que les représentations que nous en faisons. Ils donnent aussi au lecteur la possiblité de tisser à travers le numéro sa propre intrigue, son propre choix.

 

Olivier Abel

Publié dans Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris : Autrement 1991, Collection « Morales ».
Direction, Préface, et « Tables du pardon ». (Repris en poche Points-Essais Paris: 1998.)

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Postface
Table des dilemmes et parcours bibliographiques

Le langage du pardon

Une parole qui rompt le silence : Le pardon, comme la promesse, est d’abord un acte de discours. De ce point de vue ce n’est pas un processus psychique complexe, c’est une simple parole, mais qui fait ce qu’elle dit. Et en tant qu’acte de discours, le pardon est une « rupture ». Deux exemples.

Dans le passage d’une société « totalitaire » à la « démocratie », la parole qui demande ou qui donne le pardon n’est pas une parole d’effacement, mais au contraire une parole qui rompt avec la loi du silence, du refoulement des plaintes ; une parole qui fait mémoire, pour délivrer du passé.

Ou bien dans le témoignage d’Eve Thomas sur l’inceste : il ne s’agit pas d’oublier, mais d’obtenir et de faire cette levée du silence qui était la loi terrible des proches[5].

Cette parole de rupture, qui brise la continuation du passé dans le présent, précisément parce qu’elle dit ce qui s’est passé, quelle est–elle, que dit–elle ?

Formuler le tort : La parole du pardon donné est d’abord une parole qui tente d’exprimer le tort subi ; c’est aussi un silence qui permet à l’autre d’énoncer la faute commise, de revenir sur elle. La psychanalyste Mary Balmary remarque ce processus horrible par lequel l’incapacité à formuler les offenses subies peut se transformer en culpabilité et en tendance à commettre les mêmes actes :

« La culpabilité névrotique apparaît alors, à mon sens, d’autant plus difficile à dénouer qu’elle est celle que nous éprouvons non, tout d’abord, consciemment, pour les offenses que nous avons faites, mais pour celles que, inconsciemment, nous avons subies. Ayant subi sans pouvoir attribuer l’offense à son auteur, nous avons porté cette offense qui nous était faite comme si nous en étions les auteurs.

C’est alors, pour nous décharger de cette fausse culpabilité, que nous finissons par commettre les mêmes actes. Le Lévitique dit : nous nous vengeons. Mais bien souvent sans comprendre pourquoi, faisant le mal que nous ne voulons pas (…) Ainsi celui qui humilie a été humilié, le voleur a été volé, le violeur, violé, le menteur, trompé… Remettrons–nous les dettes à ceux qui nous doivent sans avoir connaissance de cette dette ? Certainement pas. Et bien souvent, nous ne pouvons savoir ce qui nous est arrivé qu’au moment où nous nous apprêtons à le refaire[6]. »

Dans ce cas, ce sont justement ceux qui ont le plus souffert et souffrent le plus, les plus humiliés, etc., qui doivent en plus faire ce travail terrible de formulation du tort. Ce sont eux qui ont le plus à pardonner, faute de quoi ils deviendront à leur tour coupables !

Autre paradoxe : La Rochefoucauld écrivait qu' »on déteste ceux à qui on a fait du mal ». Au tort commis s’ajoutent ainsi les torts dus au fait que nous ne voulons plus « avoir affaire » avec ceux que nous avons lésés. En ce sens, le mal fait toujours un peu plus de « bruit » que de mal, mais ce bruit fait lui–même du mal ! Peut–on pardonner, à ceux à qui nous avons fait du mal, la haine que nous leur portons ? Ou bien le pardon que l’on demande consiste–t–il simplement à assurer à l’autre qu’on ne ne le hait pas au–delà du mal qu’on lui a fait ?!

Pouvons–nous exprimer le tort que nous avons commis ? En tout cas ce travail de formulation du tort pose un problème : comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi (est–il même possible d’exprimer complètement un tort?) et être compris, entendu, repris par celui qui l’a commis ? Un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu par celui qui l’a subi ? N’y a–t–il pas une disproportion irréductible, une hétérogénéité de langage irrémédiable ? N’est–on pas condamné au « différend »?

Raconter, est–ce pardonner ? Pourtant, Walter Benjamin suggère qu’il y a un langage possible de la formulation du tort et du pardon, le langage de la narration. La narration serait le langage de la cicatrisation, le travail d’une remémoration jusqu’à l' »oubli »:

« Ainsi se forme la question : la narration n’est–elle pas le meilleur climat et la meilleure condition d’une guérison ? Et si toute maladie était guérissable, en se laissant aller suffisamment loin –jusqu’à son embouchure– en se laissant couler dans le flot de la narration ? Si on considère la douleur comme un barrage, qui résiste à ce flot de la narration, on voit clairement qu’il sera brisé là où le courant de celle–ci sera assez fort pour balayer tout ce qu’il rencontrera sur son chemin, jusqu’à la mer de l’heureux oubli[7]. »

Même si l' »oubli » désigne précisément l’inracontable, n’est–ce pas cependant la trop facile « racontabilité » du pardon qui argumente en sa défaveur aujourd’hui[8].

On pourrait raconter l’histoire de la littérature comme l’histoire de la représentation du pardon[9]. Les scènes épiques ou romanesques de réconciliation ou de reconnaissance finale, par échange ou non de rôles comme le montre Hegel[10], alterneraient avec les conflits insurmontables des situations tragiques, où les personnages ne peuvent pas sortir de leurs engagements comme le montre Steiner[11]. Mais sur les marges de la représentation, d’un texte qui tente de défaire et de refaire sans cesse l’irréversible, resterait toujours quelque chose d’inachevable, d’intraitable.

Les conditions d’énonciation : Pour revenir enfin sur le pardon comme acte de discours, si le pardon est une de ces paroles ayant force « illocutoire » d’exécution (où dire c’est faire), il n’y a pas de vertu magique enclose dans les syllabes du pardon, demandé ou accordé. Ce dernier dépend de conditions d’énonciations hors desquelles il est sans force[12]: « qui » pardonne, et à « qui », quel en est le « langage autorisé », dans quelles circonstances, etc.?

Aussi méthodique que soit cette enquête sur les conditions du pardon, il ne faudra pas oublier le fond de la question, qu’exprime bien la révolte de Boris Vian : « Je conteste qu’une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits quels qu’ils soient, à qui que ce soit, sur quoi que ce soit[13]. »

Les conditions du pardon

Peut–on pardonner à celui qui n’avoue pas sa faute ? Peut–on pardonner à celui qui ne se considère pas comme coupable, qui ne se repent de rien ? Et éventuellement, qu’arrive–t–il à celui qui demande pardon et à qui l’autre refuse de pardonner ? Qu’arrive–t– il à celui qui voudrait pardonner et dont l’offenseur méprise le pardon ?

Dans ce que nous lisions plus haut de Mary Balmary, il semblait que le pardon accompagne la formulation du tort par la victime, quelle que soit la posture du coupable :

« Tant d’offenses pourtant ne pourront jamais être éclairées par le reproche ; celles dont nous n’avons pas conscience ; celles dont les auteurs sont hors de notre portée lorsque nous découvrons nos blessures, parce qu’ils sont trop lointains, disparus, morts[14]… »

Trop souvent la reconnaissance du tort par le coupable est impossible, et cette reconnaissance peut être remplacée par le « transfert » sur un être vivant présent, compréhensif, réceptif, de ce qui a été le fait de gens absents. Il faut (mais il suffit de) quelqu’un pour entendre l’expression du tort.

Le pardon serait ici indépendant de l’aveu, et l’on peut penser à cette phrase de Nietzsche, qu’il présente comme la réfutation de ce christianisme qui pardonne en exigeant qu’on le sache : « Si je t’aime, est–ce que cela te regarde! »

Cela pose un problème. Le poète Francine Cockenpot, qui a été défigurée par un agresseur nocturne inconnu et impuni, a rédigé un livre de poèmes (sur les conséquences du tort, sur la spirale de la méfiance et de la haine dans les banlieues, etc.) pour exprimer son pardon[15]. Dans un entretien télévisé, auquel participait Georges Steiner, et où elle redisait ce pardon, elle s’est attiré du philosophe la repartie suivante: « Quelle arrogance ! » Le tragique de cet entretien réside dans le fait que les deux attitudes en présence ne peuvent se juger, se comparer, se mesurer l’une à l’autre : elles sont incommensurables. Chacune répond à une angoisse différente, chacune propose une dignité.

Pour le moraliste Vladimir Jankélévitch, notamment auteur de plusieurs ouvrages sur le pardon, il n’y a pas de pardon sans aveu, sans demande de pardon (cela ne va pas sans une légère contradiction avec ce qu’il exige ailleurs du pardon : que celui qui pardonne, pardonne pour rien, sans viser à être « reconnu » ni à amender le coupable). Il parle du pardon après Auschwitz :

« Le pardon ! Mais nous ont–ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et la déréliction du coupable qui seules donneraient un senset une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le « miracle économique », le pardon est une sinistre plaisanterie. »

« Le pardon ? Mais il était préfiguré, pendant l’occupation elle–même, dans le consentement à la défaite et l’abandonnement maladif au néant, et il s’est inscrit aussitôt après la guerre dans le réarmement des malfaiteurs, dans la réhabilitation des malfaiteurs, dans l’inavouable complaisance à l’idéologie des malfaiteurs. Aujourd’hui le pardon est un fait depuis longtemps accompli à la faveur de l’indifférence, de l’amnésie morale, de la superficialité générale[16]. »

Le pardon devient une farce lorsqu’on le destine à des coupables irrepentis. A ce compte–là d’ailleurs le crime et l’horreur n’appartiennent pas au passé, mais au présent le plus menaçant, aussi anciens soient–ils.

A l’inverse, il faut remarquer ce paradoxe, qu’après l’aveu le coupable n’est plus exactement « coupable » comme auparavant, alors que vu de l’extérieur il le devient. C’est le pardon qui peut « relever » ce décalage, parce qu’il porte, du côté de la victime, la même différence.

Dans cette optique, le pardon n’est un événement, une parole qui transforme les êtres, que parce qu’il s’énonce simultanément à un aveu, à une confession[17]. Ce sont l’endroit et l’envers d’un même geste, par lequel avant et après rien n’est pareil, le coupable et la victime s’étant mutuellement délivrés du passé.

Faut–il que celui qui énonce le pardon ait été l' »offensé »? Sur cette seconde condition, le philosophe Emmanuel Lévinas s’exprime ainsi:

« La grandeur de ce qu’on appelle Ancien Testament consiste à demeurer sensible au sang versé, à ne pouvoir refuser cette justice qui crie vengeance, à éprouver de l’horreur pour le pardon accordé par procuration alors qu’à la seule victime appartient le droit de pardonner[18]. »

A la première personne je peux pardonner ce qui m’a été fait, et j’ai cette liberté parce que d’une certaine manière, « Je suis responsable des persécutions que je subis. Mais seulement moi ! Mes « proches » ou mon peuple sont déjà les autres, et pour eux, je réclame justice[19]. »

Cela pose néanmoins un délicat problème : il est parfois impossible de trouver quelqu’un qui puisse dire de lui–même « en l’occurrence je suis seule victime, et c’est donc à moi que revient de prendre l’initiative en matière de châtiment ou de pardon ». Cette condition irréductible est donc parfois une condition impossible.

Dans de telles situations, c’est au contraire le sentiment soudain d’une douleur partagée, qui fait le chemin du pardon. C’est ce que nous verrons, à propos du rapport du pardon avec la justice, en rencontrant la question d’une justice totale, qui pèse chacun, chaque singularité : qui peut « jetter la première pierre »? Même si l’on cherche à marquer les différences infinies qui séparent chacune d’elles, les responsabilités et les souffrances sont toujours partagées.

Pour compliquer encore, remarquons des situations, malheureusement banales, fréquentes, où l’on souffre de la difficulté à pardonner un malheur arrivé non pas à soi mais à un proche par la faute d’un tiers. Par exemple les proches (famille, amis..) des accidentés de la route, ou ceux des victimes d’erreurs médicales. Une mère peut–elle pardonner pour ses enfants écrasés par un chauffard qui a pris la fuite ? On peut avoir besoin de pardonner, parce qu’on souffre, mais en a–t–on le droit, en a–t–on le pouvoir ? Et si on ne pardonne pas, à qui pourra–t–on faire « payer » cette douleur ?

Cette difficulté peut se doubler de celle qu’il y a à pardonner d’autres agressions, qui proviennent non pas d’un autrui quelque part identifiable, mais de « tiers » indifférents, anonymes, inaccessibles au reproche, inconscients du tort qu’ils font ou qu’ils ont fait.

Peut–on se pardonner à soi–même ? Un troisième problème des conditions du pardon réside dans la possibilité ou non de se pardonner à soi–même. Attachée à montrer la condition nécessairement fragile et pluraliste (à plusieurs) des affaires humaines, Hannah Arendt affirme que :

« nul ne peut se pardonner à soi–même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi ; pardon et promesse dans la solitude et l’isolement demeurent irréels et ne peuvent avoir d’autre sens qu’un rôle que l’on joue pour soi[20]. »

On pourrait expliquer cela par le fait que le pardon est une parole, c’est à dire un acte de communication, qui n’a de sens que dans le contexte d’une interlocution, hors duquel il s’agit d’une répétition générale, mais qu’on ne pourra peut–être plus répéter le jour où la situation réelle se présentera.

Mais Hannah Arendt, quant à elle, donne à cela une raison curieuse. C’est que l’amour ou le respect qui inspire le pardon exerce…

« …un pouvoir de révélation sans égal de même qu’une perception inégalée pour voir se dévoiler le « qui »: c’est que précisément il se désintéresse (…) de ce que peut être la personne, de ses qualités et défauts comme de ses succès, manquements ou transgressions[21]. »

Pour elle, donc, si l’on ne peut se pardonner à soi–même, c’est parce que l’on est incapable de se percevoir soi–même autrement : nous sommes enfermés dans la représentation de nous– mêmes, et nous pardonner nous–mêmes redouble seulement cette représentation.

E.Lévinas toutefois semble penser tout autre chose dans sa lecture du traité Yoma qui commence par citer la Michna : « …Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon ; les fautes envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon si, au préalable, il n’a pas apaisé autrui… » Il commente :

« Le Jour du Pardon permet d’obtenir le pardon pour les fautes commises envers Dieu. Rien de magique dans tout cela cependant : il ne suffit pas que l’aube du Yom Kippour se lève pour que ces fautes soient pardonnées. (…) Le Jour du Pardon n’apporte pas le pardon par sa vertu propre –le pardon ne se sépare précisément pas de contrition ni de pénitence, d’abstinence et de jeûnes, d’engagements pour le Mieux(…) »

« Mesurons l’énormité de ce que nous venons d’apprendre. Mes fautes à l’égard de Dieu se pardonnent sans que je dépende de sa bonne volonté ! Dieu est en un sens l’autre par excellence, l’autre en tant qu’autre, l’absolument autre –et cependant mon arrangement avec ce Dieu–là ne dépend que de moi. L’instrument du pardon est entre mes mains. Par contre, le prochain, mon frère, l’homme, infiniment moins autre que l’absolument autre, est, en un certain sens, plus autre que Dieu : pour obtenir son pardon le Jour du Kippour, je dois au préalable obtenir qu’il s’apaise. Et s’il s’y refuse ? Dès qu’on est deux, tout est danger. L’autre peut refuser le pardon et me laisser à tout jamais impardonné(…) »

« Peut–être que les maux qui doivent se guérir à l’intérieur de l’âme sans le secours d’autrui, sont précisément les maux les plus profonds (…) Qu’un mal exige une réparation de soi par soi, cela mesure la profondeur de la lésion[22]. »

Pour donner une illustration tragique à cette question du pardon à soi–même, le suicide est souvent l’issue d’une douleur « inguérissable ». D’une maladie à la mort, comme dit S.Kierkegaard[23]. Ce qui est coupable parfois dans un suicide, c’est une manière de tuer l’autre en soi, une manière de ne pas aimer soi–même comme un « prochain ». Mais comment reprocher à quelqu’un son impuissance à se pardonner, à se percevoir lui–même autrement ?!

Apparaît alors pour les proches, qui n’ont pas su ou pas pu aider le suicidant, la difficulté à se pardonner à eux–mêmes. C’est une spirale terrible, l’absence de l’autre interdisant la formulation d’un éventuel tort, et transformant celui–ci en une dette infinie.

La mémoire et l’oubli

Pardonner, n’est–ce pas oublier ? Avec le temps, tout s’efface. Le pardon ne serait–il qu’une manière de faire de nécessité vertu ? Serait–il une horloge du métabolisme ou du comportement ? Serait–il une sorte de stratégie biologique des organismes, destinée à éliminer l’accumulation excessive d’informations, ou les informations nuisibles ?

Dans son ouvrage sur le pardon, V.Jankélévitch montre le décalage temporel de la rancune, en la comparant à un tir dont l’objectif serait en mouvement, et dont la visée ne tiendrait pas compte de ce mouvement : un tir vers une place vide !

« Le rancunier, fixant l’offenseur dans son essence immuable, incorrigible et définitive d’homme coupable, s’en prend lui aussi à une place vide. Tout le désespoir du ressentiment tient dans cette impuissance : le ressentiment ne sait même pas à qui en vouloir ; celui qu’il accuse a cessé d’exister ! Tout est ainsi entraîné dans le mouvement général du devenir : l’époque, qui évolue irréversiblement, l’offenseur, qui n’est plus le même, mais un autre, et finalement l’offensé en personne –tous avancent bon gré mal gré, mais inégalement vite, sur la route du temps[24]. »

Mais, dit–il, cette usure temporelle est une caricature du pardon.

« Ne vous hâtez donc pas trop de vous réjouir des vertus consolatrices du temps : car au bout du compte c’est la mort qui aura le dernier mot (…) Le temps qui décolore toutes les couleurs et ternit l’éclat des émotions, le temps amortit la joie comme il console la peine, le temps endort la gratitude comme il désarme la rancune, l’un et l’autre indistinctement ; il sèche nos larmes, mais il éteint aussi la flamme de la passion : l’amour se perd dans les sables (…) Le temps ainsi conçu impliquerait une sorte de fatale entropie (…) Peut–on précher le pardon au nom de la mort[25]? »

Le pardon n’est pas ce « laisser–aller », ce « laisser–tomber » de la frivolité qui se débarrasse du problème sur le temps.

« Le frivole dit bonsoir et bonne nuit à ses soucis ; il s’écrie : au diable l’offense et la rancune ! (…) Hélas ! laisser tomber et envoyer promener et tourner la page, ce n’est pas avoir des relations avec quelqu’un, c’est plutôt rompre tous rapports : le prochain est, avec les soucis et les vieux cauchemars, jeté par–dessus bord (…) « Comment s’en débarrasser » n’est pas un problème moral[26]. »

Nietzsche aussi critique ce pardon oublieux. Au début de Ainsi parlait Zarathoustra il fait dire à un sage : « Celui qui n’est pas réconcilié dort mal »; et Zarathoustra s’écrie soudain qu’il comprend ce que l’on cherchait dans la vertu, « un bon sommeil et des vertus couronnées de pavots »[27]. Le pardon serait ici une vertu « nihiliste », le symptôme d’une volonté de mort.

Pardonner, n’est–ce pas éterniser le ressentiment ? Pourtant, dans la deuxième dissertation de sa Généalogie de la morale, Nietzsche fait un vibrant éloge de l’oubli, qui n’est pas seulement une entropie, une inertie, mais une faculté active d’effacement, telle que : « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli[28]. »

Nietzsche va jusqu’à définir la mémoire comme l’échec de l’oubli ! Dans le commentaire que Gilles Deleuze en fait, il écrit que l’oubli est cette faculté qui permet de séparer la conscience, comme capacité à réagir à de nouvelles sensations, de l’inconscient, comme système de réactions à des traces de sensations antérieures.

« Supposons une défaillance de la faculté d’oubli : la cire de la conscience est comme durcie, l’excitation tend à se confondre avec sa trace dans l’inconscient, et inversement, la réaction aux traces monte dans la conscience et l’envahit (…) Le ressentiment est une réaction qui, à la fois, devient sensible et cesse d’être agie. Formule qui définit la maladie en général[29]. »

L’incapacité à oublier, qui définit le ressentiment comme maladie, engendre une impuissance à admirer, à respecter, à aimer :

« La mémoire des traces est haineuse par elle– même (…) Nous devons nous méfier de ceux qui s’accusent devant ce qui est bon ou beau, prétendant ne pas comprendre, ne pas être dignes : leur modestie fait peur. Quelle haine du beau se cache dans leur déclaration d’infériorité (…) Nous devinons ce que veut la créature du ressentiment : elle veut que les autres soient méchants, elle a besoin que les autres soient méchants pour se sentir bonne[30]. »

C’est le but horrible de la torture que d’obtenir de la victime qu’elle s’identifie à la seule trace d’une douleur, de faire de cette trace une obsession. La torture engendre ainsi une mémoire malade, incapable de se souvenir comme d’oublier : elle peut engendrer de graves troubles d’identité, par incapacité à retrouver un autre passé que cette trace, et par incapacité à s’identifier autrement, à faire autre chose. D’où la question posée à M.A.Estrella, s’il est possible avec le temps de se délivrer d’une torture passée, et s’il y a un rapport entre la capacité à pardonner et la capacité à résister à la torture.

Ainsi considéré, le texte de Deleuze pourrait être un éloge du pardon comme oubli. Or le pardon est ici plutôt analysé chez Nietzsche comme un retournement du ressentiment contre soi, une intériorisation du ressentiment : le ressentiment ne dit plus « c’est ta faute », mais « c’est ma faute ». Le pardon devient alors une sorte d’éternisation du ressentiment. Une dette impayable. On ne pourra jamais oublier que l’on a été pardonné. Il faudra faire sans cesse mémoire du pardon. Ce qu’exprime Céline avec rage : « Rien n’est gratuit en ce bas monde. Tout s’expie, le bien comme le mal, se paie tôt ou tard. Le bien c’est beaucoup plus cher forcément[31]. »

Le présent du pardon : Le pardon est–il un oubli morbide, une amnésie, ou bien est–il une mémoire malade, un ressentiment infini ? Entre les deux critiques précédentes du pardon celui–ci se révèle plus complexe qu’un pur oubli ou qu’un ressentiment déguisé.

Mais entre les deux écueils la voie du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible : quelle pourait être cette parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment ?! Quelle pourrait être cette parole surprenante par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu ; et par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent !?

Cette double question montre bien la parenté du pardon avec la cure psychanalytique (comme on le voit dans le texte de Julia Kristeva). Le pardon serait une mémoire, mais une mémoire différente. Une mémoire qui n’est plus l’interminable récit du passé, ou plus exactement l’interminable garantie d’une identité ; mais la mémoire d’une promesse, d’un « désormais tout sera autrement », le rêve par lequel un jour on se réveille et tout est lavé, tout est là.

L’irréversibilité et le pardon : Disons–le autrement. Le pardon ne prétend pas nier l’irréversible ; mais on peut montrer comment il le combat. Voici un très grand texte de Hannah Arendt à ce sujet :

« Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action le remède ne vient pas d’une autre faculté éventuellement supérieure, c’est l’une des virtualités de l’action elle–même. La rédemption possible de la situation d’irréversibilité    –dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait– c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les « fautes » sont suspendues comme l’épée de Damoclès au–dessus de chaque génération nouvelle ; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux.

Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme[32]. »

On pourrait même, avec W.Benjamin, aller jusqu’à chercher dans le pardon cet acte ensemble tragique et magique qui intervient dans le passé, qui tente de le modifier. Non pas en faisant que ce qui s’est produit ne s’est pas produit, mais en révélant, enfouis dans le passé, un présent et un futur perdus qui étaient sa promesse et qui ont été oubliés ou écrasés. Le pouvoir de pardonner est alors, comme le dit H.Arendt, ce qui révèle dans l’action une faculté de faire des miracles, d’ouvrir des possibles qui semblaient morts. Le travail du pardon va au–delà du travail du deuil.

Le pardon et la justice

Le pardon s’oppose–t–il à la justice ? Dans son Histoire de la Révolution française, Jules Michelet introduit la Révolution comme une lutte entre le principe de « justice » et le principe de « grâce ». Le christianisme, dit–il, est la religion de la grâce ; cela allait très bien tant que le christianisme n’était pas au pouvoir, mais dès qu’il a dû fonder et légitimer un empire, tout s’est embrouillé, car la justice n’avait plus d’assise :

« L’arbitraire, qui fait le fond de cette théologie, se retrouvera partout, avec une fidélité désespérante, dans les institutions politiques, dans celles même où l’homme avait cru bâtir un asile à la Justice. La monarchie divine, la monarchie humaine, gouvernent pour leurs élus. Où donc se réfugiera l’homme ? La Grâce seule règne au ciel, et la faveur ici– bas (…) La Révolution n’est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la Grâce[33]. »

C’est également ce sur quoi insiste Emmanuel Kant dans sa critique de la religion pure, où il cherche à penser une religion purement éthique :

« On peut ramener toutes les religions à deux : celle qui recherche les faveurs (religion de simple culte), et la religion morale, c’est à dire de la bonne conduite(…) »

« D’ordinaire, l’homme s’adresse parmi tous les attributs moraux de Dieu, c’est à dire la sainteté, la grâce et la justice, directement au second pour éluder la condition qu’il redoute, d’avoir à se conformer à ce qu’exige le premier. Il est pénible d’être un bon serviteur, il s’ensuit que l’homme préfèrerait être un favori[34]. »

A la suite de Kant, le théologien Dietrich Bonhoeffer (exécuté par les nazis en 1945 pour complot contre Hitler) écrivait :

« La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais (…) la grâce servant de magasin intarissable à l’Eglise.(…) Dans cette Eglise le monde trouve, à bon marché, un voile pour couvrir ses péchés, péchés dont il ne se repent pas et dont, à plus forte raison, il ne désire pas se libérer[35]. »

De son côté enfin, Nietzsche explique ainsi les rapports de la justice et de la grâce :

« La justice qui a commencé par dire : « tout peut être payé, tout doit être payé » est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable –elle finit, comme toute chose excellente dans ce monde, par se détruire elle–même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom elle se pare –elle s’appelle la grâce. Elle demeure le privilège des plus puissants, mieux encore, leur « au–delà » de la justice[36]. »

Cette opposition du pardon à la justice permet de pointer de nombreux problèmes[37]. Sur chacun d’entre eux, par excès et par défaut, le pardon désigne les lisières de la justice, et réciproquement. Il est même possible que le pardon, en tant que problème, fonctionne comme une tête chercheuse du droit, découvrant les excès et les singularités que la loi ne comprend pas.

Peut–il y avoir justice totale pour chacun ? On peut d’abord penser la rétribution du bien et du mal dans « cette » vie. Les biens sont alors les signes extérieurs d’une bénédiction, d’une bonne conduite. D’où la vénération de la richesse, les amis de Job qui se détournent de lui dans sa misère, la crainte d’être contaminé par la malédiction. D’où ce qui brise toute solidarité dans l’adversité, et ce scandale absurde, que souvent les justes sont malheureux et les méchants prospères.

Il faut alors penser, soit que l’on est puni solidairement, pour les ancêtres ou pour les fautes des contemporains : il y a une culpabilité collective, qui est peut–être une des formes fondamentales de « légitimation » du lien social. Soit qu’il y a une « autre » vie, où tout sera jugé pour chacun, dans sa singularité absolue : le thème de l’au–delà apparaît en même temps que celui de la mort de l’individu, avec une extrême intériorisation, individualisation, de la culpabilité et de la révolte. Parce que la loi de la rétribution laisse toujours un « reste », c’est le sentiment d’injustice qui a engendré le sentiment individuel. Pourquoi moi ?

La théologie de la grâce (avec un certain judaïsme, un certain christianisme, le protestantisme, etc.) se présente alors comme une solution à cette alternative[38]. C’est une tentative pour sortir de cette vision « pénale » du monde, en proposant un discours qui, sans y répondre vraiment, soit à la hauteur du scandale et de l’absurde. Seule la grâce, le pardon total, peut affronter l’absurde, l’infini excès des souffrances sur toute méchanceté. Quant à établir le juste et châtier le mal, le jugement dernier n’appartient à personne.

L’intention de faire le mal : Mais cette dernière position n’entraîne–t–elle pas une dissolution de la justice, comme nous avons vu plus haut ? Car la méchanceté existe, l’intention inexcusable de faire le mal, de faire souffrir, d’humilier. Et comment punir cette méchanceté, à la hauteur de ce qu’elle fait (voir la fin de la conversation des enfants)? Dans un congrès sur la torture à Bâle en octobre 1990, la théologienne France Quéré disait :

« Quand on punirait un bourreau en lui infligeant les souffrances qu’il a infligées (…) ce tortionnaire n’aurait pas cent corps pour souffrir les cent martyres qu’il a faits. La punition n’irait pas assez loin. Elle serait inaccomplie et confesserait son impuissance devant le crime. »

Et V.Jankélévitch pousse ce paradoxe jusqu’au bout :

« Le pardon est là précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser : car il n’y a pas de faute si grave qu’on ne puisse, en dernier recours, la pardonner. (…) S’il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour les cas désespérés ou incurables[39]. »

Dans ce texte, Jankélévitch désigne en même temps le risque de frivolité terrible du pardon comme solution de facilité, et ce qui interdit cette frivolité : le pardon n’excuse rien. L’excuse serait de dire : « Le criminel ne savait pas ce qu’il faisait. » Si c’est le cas vraiment, on entre dans la dialectique des circonstances atténuantes, dans la dialectique des excuses, et il n’y a pas besoin de pardon. Le pardon, lui, est face à la méchanceté pure : intentionnelle. Il considère le criminel comme responsable, libre d’avoir fait ce qu’il a fait (voir le texte d’A.Abecassis).

Agir n’est pas obéir aux choses, reproduire les conditions et les formes d’un appareil de reproduction. Ce n’est même pas augmenter la reproduction. C’est commencer autre chose, innover, délivrer la possibililité d’un autre monde. Dans la mesure où l’action qui fait le mal en est pleinement responsable, le pardon y répond de la même manière. H.Arendt exprime cela ainsi :

« Par opposition à la vengeance, qui est la réaction naturelle, réaction à laquelle on peut s’attendre et que l’on peut même calculer en raison de l’irréversibilité du processus de l’action, on ne peut jamais prévoir l’acte de pardonner. C’est la seule réaction qui agisse de manière inattendue et conserve ainsi, tout en étant une réaction, quelque chose du caractère original de l’action. En d’autres termes, le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré–agir mais qui agisse de manière nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoqué, et qui par conséquent libère des conséquences de l’acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné[40]. »

E.Lévinas écrit qu’il faut distinguer entre ceux qui « ne savent pas ce qu’ils font » et ceux qui auraient dû savoir ce qu’ils faisaient. C’est ce qui fait qu’une offense entre intellectuels est la pire des offenses[41]! La lucidité dans le mal est la figure de l’impardonnable.

Mais cela marque bien qu’il y a, comme le Livre du Deutéronome le prévoit, une sorte de « pardon légal » pour la première faute : l’inconscience du fautif, son « inintentionalité » montrant les limites du « nul n’est censé ignorer la loi », et plus fortement ici celles du « nul n’est censé ignorer les conséquences de ses actes ».

Ce dilemme est aujourd’hui extrême, car d’une part il n’y a pas d’action qui ne soit environnée d’un « nuage d’inconscience, d’inconnaissance » (voir le texte de S.Breton), et d’autre part nous sommes dans un temps où les conséquences de notre « agir instrumental », avec les conséquences lourdes de nos techniques, sont tellement vastes que nous devons, au–delà de nos intentions morales, nous considérer comme responsables des conséquences planétaires de nos modes de vie[42]. Cela complique largement les rapports du pardon et de l’irréversible proposés par H.Arendt.

Tout le monde est–il coupable ? Ce problème apparaît avec le refus légitime de considérer le pardon comme une affaire personnelle et privée, quand la justice seule concernerait la distribution sociale et planétaire des biens et des peines. Dans cette optique l’humiliation et la misère sociales, dus à un ordre injuste mais imputables à personne nommément, échapperaient au pardon, c’est à dire aussi à toute recherche de responsabilité éthique (au–delà de la responsabilité pénale). Il en est de même en ce qui concerne les crimes collectifs.

Voici à ce sujet un dialogue terrible rapporté par Hannah Arendt :

« Question : A–t–on tué des gens dans le camp ? Réponse : Oui. Q.: Les a–t–on asphyxiés au gaz ? R.: Oui. Q.: Les a–t–on enterrés vivants ? R.: C’est arrivé quelquefois (…) Q.: Avez– vous aidé personnellement à tuer ces gens? R.: Pas du tout, j’étais seulement trésorier du camp. Q.: Quels effets vous faisaient ces agissements ? R.: C’était dur au début, mais nous nous sommes habitués. Q.: Savez–vous que les Russes vont vous pendre ? R.: (Eclatant en sanglots) Pourquoi ? Qu’est–ce que j’ai fait ?

« C’est vrai qu’il n’a rien fait. Il n’a fait qu’exécuter les ordres. Et depuis quand est–ce un crime qu’exécuter des ordres ? Depuis quand est–ce une vertu de se révolter ? Depuis quand ne peut–on être honnête qu’en allant à une mort certaine[43]? »

Elle continue en montrant combien c’est le père de famille moderne, parce qu’il a poussé à son point extrême la séparation du public et du privé, de la profession et de la famille, qui est à la base psychologique de ce genre de conduite.

Le théologien résistant Dietrich Bonhoeffer écrivait en prison :« Je ne puis me tranquilliser en me disant que ma part n’est que minuscule ; on ne calcule pas ici, et je dois reconnaître que c’est mon péché justement qui est coupable de tout. » Et il développe une conception politique, communautaire, de la responsabilité (c’est ce que l’on a appelé dans l’Allemagne nazie l’Eglise confessante):

« L’Eglise confesse avoir vu l’usage arbitraire de la force brutale, la souffrance morale et physique d’innombrables innocents, l’oppression, la haine et le meurtre sans élever la voix, sans trouver moyen de se hâter au secours des victimes[44]. »

Jean–Paul Sartre, dans des circonstances voisines, écrivait : « On est totalement responsable de sa vie (…) On n’a jamais d’excuse, parce que l’événement ne peut vous atteindre que s’il est assumé par vos possibilités propres[45]. » Et E.Lévinas également écrit :

« Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres ». Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause des fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité[46]. »

On a tiré argument de cela pour objecter au principe que « nul n’a le droit de pardonner à la place de la victime », celui que nul ne peut non plus dire « je suis la victime, je peux juger et condamner, je peux donc pardonner ». Il semble que les deux argumentations ne se développent pas sur le même plan : la première porte sur les conditions du pardon, au niveau de l’obligation morale ; la seconde porte sur une éthique de l’exigence infinie, de la responsabilité totale.

Or c’est la confusion hâtive entre ces deux plans qui fut mise à profit par les nazis, comme Hannah Arendt le remarque dans un texte qui s’intitule « la culpabilité organisée » (écrit en 1945). La technique totalitaire du nazisme final a été de tenter d’effacer toute différence entre les vrais criminels, les autres, et même les victimes. Et ce gommage de la différence criminelle s’est fait soit au nom du discours chrétien (on est tous coupables), soit au nom du discours nationaliste (le peuple allemand est collectivement responsable de ce qui s’est passé).

« A mesure que les défaites de l’armée allemande s’aggravent sur le terrain, les nazis remportent des victoires dans la guerre qu’ils livrent sur le plan politique, une guerre qu’on prend souvent, bien à tort, pour de la simple propagande. La thèse centrale de cette guerre politique (…) est la suivante : il n’y a pas de différence entre allemand et nazi, le peuple fait bloc derrière son gouvernement (…) Bien sûr cette thèse implique qu’il n’existe aucune distinction quant à la responsabilité, que les Allemands fascistes et antifascistes ont subi la défaite de la même manière et que c’est seulement dans un but de propagande que les Alliés ont opéré des distinctions de ce genre au début de la guerre. La conséquence indirecte est que les dispositions des Alliés concernant le châtiment des criminels de guerre s’avèreront des menaces sans contenu parce qu’ils ne trouveront personne à qui la définition du criminel de guerre ne puisse pas s’appliquer[47]. »

Il faudrait donc montrer en même temps une sorte de « responsabilité structurale » (comment les responsabilités sont partagées), et une « responsabilité singularisée » (la différence infinie qui distingue chaque responsabilité). On établirait ainsi une sorte d’échelle des responsabilités, qui permette à chaque fois de distinguer le degré de responsabilité des uns et des autres, là même où le regard « habituel » ne discerne pas de responsabilité.

Les crimes et les pardons peuvent–ils être des affaires collectives? La responsabilité éthique ne saurait s’arrêter à la responsabilité pénale, contrairement à une tendance actuelle. Dans le cas d’un personnage de la vie politique française, dont on n’a pas le droit de dire qu’il a pratiqué la torture en Algérie, la prescription ou l’amnistie, ou même le fait d’avoir échappé à toute poursuite, n’ôte rien au caractère éthiquement répréhensible de ce qui a été fait (voir le texte de Christian Bourguet)[48].

Autre exemple, lorsque le « goût morose des représailles » se déchaîne, il est rassurant de penser qu’un décideur ou une mafia sont responsables de tout. Mais ne faut–il pas reconnaître que le mal est partout, et prendre sur soi, partager la responsabilité pour sortir de la spirale des vengeances et des règlements de compte ? Comme l’écrit Albert Camus, dont la révolte prend sa source dans un oui originaire à la vie : « Sauver ce qui peut encore être sauvé pour rendre l’avenir seulement possible, voilà le grand mobile, la passion et le sacrifice demandés[49]. »

Montrons une fois encore cette responsabilité éthique sur un exemple difficile. E.Lévinas affirme tragiquement que la culpabilité se transmet à la génération suivante. Si j’ai versé le sang de l’étranger, ses enfants pourront réclamer le sang de mes enfants.

« A–t–on le droit de punir les enfants pour la faute des parents ? Réponse : mieux vaut qu’une lettre de la Tora s’abîme que le nom de l’Eternel se profane. Punir les enfants pour les fautes des parents est moins effroyable que de tolérer l’impunité quand l’étranger est offensé[50]. »

Si l’on relit ce texte avec en tête l’argument précédent de Hannah Arendt, loin d’y voir un principe de respect de l’étranger, on peut y voir un risque de nationalisme, une thèse qui biologise la culpabilité et en fait une hérédité. En outre les générations suivantes ne sont– elles pas pour nous des « étrangers », plus que n’importe lequel de nos contemporains ? Avons–nous des droits sur elles ?

Mais pourtant c’est un fait : il y a des victimes à la deuxième génération et au–delà. Dans le cas d’un crime collectif, les conséquences d’un tel désastre sur la vie des survivants, sur leur identité et donc sur leur descendance, sont interminables (voir le dialogue entre une Arménienne et un Turc)[51].

Dans le cas du monde contemporain, avec la complexité de ses échanges, et les techniques qui décuplent les conséquences de nos choix, il ne s’agit plus de méfaits individuels et accessibles au reproche, mais de méfaits structurels qui retomberont sur les générations lointaines (par exemple les dégâts écologiques, l’épuisement des ressources et du sol du tiers monde, etc.).

Il faut donc d’un côté se méfier des culpabilités collectives et héréditaires (car il doit être possible de désigner les responsables), et de l’autre prendre garde à ne pas trop atomiser, individualiser la responsabilité (car il y a des victimes collectives et lointaines).

Dans tous les cas, il serait faux de traiter le pardon comme une petite affaire de morale personnelle et très privée. D’abord parce que le pardon, comme on l’a vu, est indissociable de la demande de justice: il doit faire mémoire de ce qui s’est passé, tenir compte des autres « autres » que celui avec lequel cette relation s’établit, éveiller la responsabilité éthique. Et celle–ci ne trouve toute son ampleur qu’avec les crimes collectifs et les problèmes politiques, économiques, sociaux.

Ensuite le pardon peut devenir une véritable stratégie : lorsque Martin Luther King, dans sa lutte non violente contre la ségrégation raciale, se retourne le visage en sang vers celui qui lui a lancé une pierre, en lui disant God bless you (Dieu vous bénisse) ce n’est pas qu’il lui pardonne personnellement. C’est qu’avec le regard de Dieu, il fait intervenir le regard d’un tiers, le regard de n’importe qui. Et par cette intervention il « oblige » son agresseur, il le fait obliger par les autres. Le pardon est souvent plus véhément que le droit.

Et si enfin le pardon était autre chose que le petit badigeon moral par lequel on replâtre l’injustice ? On l’a vu, avec les réformes de Clisthène à Athènes, ou avec l’année du Jubilé chez les Hébreux (voir l’article de Françoise Smyth–Florentin), on peut penser le pardon comme la promesse, proprement ré–volutionaire, du retour régulier dans le calendrier des sociétés d’une « année zéro », où l’on abolit les dettes, où l’on libère les esclaves, où l’on redistribue les terres de manière égale, etc.

Pourrait–on penser une abolition des dettes qui ne soit pas une « soupape » du système de la dette, une manière encore d' »épargner », de stocker la dette ailleurs ? Pourrait–on imaginer un pardon qui, en brisant la loi de la dette qui gouverne notre monde, serait une forme plus totale de justice ?

Le pardon et le temps

Un temps pour réparer : D’abord quelques remarques d’anthropologie éthique du pardon. Le premier objectif est ici de montrer que le pardon que l’on dit extraordinaire, rare et sublime, n’est souvent qu’une obligation de survie ordinaire et universelle, pour toute société.

L’opposition de la justice et du pardon renvoie, on y a fait allusion, à leur commun rapport à la logique de la rétribution. Celle–ci en effet n’est pas seulement une stratégie pour fonder l’ordre social sur la réciprocité et l’échange, mais aussi une stratégie pour intégrer à cette « cohérence » du monde ce qui excède toujours l’échange : la douleur et plus généralement la mort, la perte sans appel de tout ce qui ne sera jamais rappelé, « rétribué »[52].

Les humains en effet préfèrent encore que leur douleur ou leur mort soit la rétribution d’une faute, plutôt que d’accepter qu’elles soient dénuées de toute signification. Ils font ainsi passer pour « moral » un fait « physique ». En ce sens, la stratégie de la « punition » est l’inverse de la stratégie de l’interdiction de l’inceste, qui fait passer pour « physique » une obligation simplement morale, stratégie où Claude Lévi–Strauss a montré l’obligation de rentrer dans l’échange. La « punition » (et le pardon n’en est ici qu’une forme de substitution) désigne ce qui excède l’échange ou ce qui en sort, pour l’y réintégrer ou pour l’annuler.

La logique de la rétribution embrasse et règle l’ensemble des échanges : dons et contre–dons matrimoniaux, commerciaux, militaires[53]. Mais elle doit alors, entre autres, résoudre le problème suivant : comment fonder l’échange de « biens », tout en arrêtant l’échange de « maux », de violence ?

La solution de ce problème est extrêmement difficile. En effet, s’il y a discontinuité dans la logique du pardon qui rend le bien pour le mal, on glisse sans solution de continuité de l’échange de biens à l’échange de « maux »: l’échange de biens n’est pas forcément lui–même un bien. Et puis il y a une cohérence dans les formes de l’échange : les procédures d’échange des services et des violences, aussi différentes soient–elles, obéissent dans chaque société aux mêmes règles, à la même forme technique. Il est incohérent et probablement immoral de prétendre faire régresser les échanges de violences, tout en flattant sans cesse la croissance des échanges commerciaux !

Il s’agit donc de trouver une « dernière violence », qui répare la violence précédente. Se présentent alors deux possibilités : soit la punition, qui fait payer par une douleur physique une faute morale, et rétablit ainsi l’équivalence entre le mal subi et le mal agi ; soit « prendre sur soi », décider que la violence précédente était la dernière violence, sacrifier sa vengeance en quelque sorte et rendre le bien pour le mal. Dans les deux cas, la peine comme le pardon ont ce caractère « magique »[54]: une sorte de répétition éthique (agie) du mal physique (subi), qui l' »efface ».

Exprimant autrement cette identité de lieu, Hannah Arendt écrit :

« Le châtiment est une autre possibilité, nullement contradictoire : il a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui s’avère impardonnable[55]. »

Sous cette première figure, le pardon rappelle que tout échange est un contrat, et que si les termes en sont dévoyés le contrat est résiliable, recommmençable. Sa fonction est donc d’attester, dans l’échange même, les limites qui fondent et maintiennent celui–ci. Sa fonction est aussi de réintégrer à l’échange des dettes excessives, « hors jeu ». Tout n’est pas payable, mais tout est pardonnable. Par là le pardon permet d’augmenter les « bons » échanges, la distribution de la communication et des responsabilités, tout en réduisant au maximum les « mauvais » échanges.

En somme, l’obligation à punir–pardonner serait une obligation à réparer, à restaurer l’état d’équilibre d’un système « enrichi » par l’épreuve de ses propres défauts. Un problème de « maintenance ».

Un temps pour laisser : En rassemblant maintenant quelques notations éparses des pages qui précèdent, ne peut–on imaginer un autre pardon ? Un pardon qui ne viserait pas tant à re–présenter le passé, réaménager le présent, et prévenir l’avenir, qu’à désigner ce qui, dans l’expérience du mal ou du temps, est simplement « intraitable »?

Dans De l’existence à l’existant, E.Lévinas distingue le temps de la rédemption et le temps de la justice, et il écrit que ce qui fait l’acuité de l’espoir, c’est le fait qu’il y a de l’irréparable :« L’irréparable est son atmosphère naturelle. L’espoir n’est espoir que quand il n’est plus permis. » La réparation, la compensation, c’est dans le monde la possibilité du salaire, de la récompense, l’échange d’un instant contre un autre instant, bref cette économie où viennent se loger toutes les techniques :

« Mais ce temps de la compensation ne suffit pas à l’espoir. Il ne lui suffit pas que la larme soit essuyée ou la mort vengée : aucune larme ne doit se perdre, aucune mort se passer de résurrection (…) la rétribution dans l’avenir n’épuise pas les peines du présent. Il n’y a pas de justice qui puisse la réparer. Il faudrait pouvoir revenir à cet instant ou pouvoir le ressusciter. Espérer c’est donc espérer la réparation de l’irréparable, c’est donc espérer pour le présent[56]. »

Loin d’être une « récapitulation », capable d’intégrer à l’échange ce qui l’excède, de maintenir et d’augmenter l’échange, cette « rédemption » serait (au plus près de l’étymologie du pardon) une « perte ». Non pas la volonté de synthèse, de réintégration, de réconciliation à tout prix. Non pas le dernier mot qui toujours est une surenchère.

Mais une manière de désigner ce qu’on ne peut pas raconter, ce qu’on ne peut pas représenter, l’intraitable. Là où nous sommes condamnés à l’irresponsabilité. La mort peut–être, ou l’enfance. N’est–ce pas pardonner, à soi, aux autres, à la vie, que de désirer un enfant? Toucher par là une inconscience, une innocence plus vierge et plus vivace que tout oubli.

En termes d’anthropologie de la dette, le pardon dont nous tentons de parler ne serait pas ce pardon qui porte sur la dette sociale, redistribuable, mais celui qui reconnaît une dette « transcendantale », impayable. Tout échange en effet suppose un « don premier », qui précède et n’appartient pas à l’ordre de l’échange. Le pardon ne pourrait–il pas être, dans les sociétés, ce qui brise la logique des échanges et laisse place à ce simple don ?

En termes de rapport au temps, on a vu comment, avec le temps, tout s’efface. En face de cette terrible « simplification » se développe un procès de « complexification » qui n’est peut–être pas moins terrible. J.F.Lyotard le décrit comme la croissance d’un système capable de stocker de plus en plus d’informations, c’est–à– dire d’accumuler du temps. La croissance de l’échange, et de la dette, est une des formes de cette complexification, qui exclut tout ce qui n’est pas capable d’y entrer. Et ce processus, qui s’est emparé de l’humanité, n’a probablement rien d’humain[57].

Parmi les différentes manières de se comporter devant l’entropie, mais aussi devant cette neg–entropie, il s’agirait alors d’expliquer comment les organismes vivants que nous sommes n’ont ni l’extrême vitesse de perte de l’information de certains corpuscules aléatoires, ni l’extrême maîtrise de l’information des systèmes complexes que nous commençons à peine à concevoir.

Le pardon serait alors, à l’échelle de nos formes de vie, cette conduite surprenante qui garde une mémoire vivante de faits inutiles ou encombrants, et puise dans l’immémorial des générations de quoi attester ce qui résiste à l’entropie, à l’universelle indifférence. Mais il serait cette même conduite qui, en dilapidant la dette, se refuse à anticiper l’événement, la pure instance, le surgissement présent ; par là il s’oppose, avec l’énergie du désespoir, à la neg–entropie, à la complexification infinie des échanges.
Inséparables quoique incoordinables, ces deux figures endossent bien des antagonismes du pardon : il faut des deux pour faire et défaire un monde.

Olivier Abel

Publié dans Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris : Autrement 1991,
Collection « Morales ». Direction, Préface, et « Tables du pardon ». (Repris en poche Points-Essais Paris: 1998.)

Notes :

[1] Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Paris Aubier 1957, p. 1.

[2] Jürgen Habermas, Morale et communication, Paris Cerf 1986 p.66.

[3] Paul Ricoeur, Le mal, Genève Labor et Fides, p. 39.

[4] Ibid, p.44.

[5] Eve Thomas, Le Viol du silence, Paris Le Livre de poche 1988.

[6] Mary Balmary, Le Sacrifice interdit, Paris Grasset 1986, p.64–65.

[7] Walter Benjamin, « Erzählung und Heilung », dans Denkbilder, Gesammelte Schriften I–2, Frankfurt/Main Suhrkamp 1974, p.691.

[8] Sur différents grands textes, littéraires ou philosophiques, où il est question du pardon, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, voir les Actes du colloque sur Le Pardon, édité par Michel Perrin, Paris Beau–chesne 1987.

[9] E.Auerbach raconte la littérature comme représen–tation de la réalité (in Mimésis, Paris Gallimard coll.TEL), ou D. de Rougemont comme repré–sentation de l’amour impossible, de l’inceste (in Les Mythes de l’amour, Paris Galli–mard coll.Idées).

[10] G.W.F.Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Paris Aubier, t.II, chap.VI, section A–a (le monde éthique, la loi humaine et la loi divine, l’homme et la femme), et section C–c (la belle âme, le mal et son par–don).

[11] Georges Steiner, Les Antigones, Paris Gallimard 1986.

[12] Voir la critique sociologique de ces conditions langagières dans Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris Fayard 1982, p.103 sq.

[13] Boris Vian L’Arrache–coeur, Paris Le Livre de poche 1982, p.91.

[14] Mary Balmary, op.cit. p.66.

[15] Francine Cockenpot, L’Agresseur, Paris Seuil 1986.

[16] V.Jankélévitch, L’imprescriptible, Paris Seuil 1986 p.50 et 48.

[17] Sur cette dialectique complexe, voir l’histoire des « difficultés de la confession, XIII–XVIIIe siècles », dans Jean Delumeau, L’Aveu et le Pardon, Paris Fayard 1990.

[18] E.Lévinas, Quatre Lectures talmudiques, Paris éd.de Minuit 1968, p.58.

[19] E.Lévinas, Ethique et Infini, Paris Fayard 1982, p.95.

[20] Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne Paris Calmann–Lévy Agora 1988 p.303.

[21] Hannah Arendt, ibid. p.308.

[22] Emmanuel Lévinas, Quatre Lectures talmudiques, op.cit. p.35– 38.

[23] Voir A.–M. Lhote, La Notion de pardon chez Kierkegaard, ou Kierke–gaard lecteur de l’épitre aux Romains, Paris Vrin 1983.

[24] Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, Paris Aubier 1957, p.28.

[25] Ibid. p. 40 et 41.

[26] Ibid. p.135.

[27] F.Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ère partie, « Des chai–res de vertu ».

[28] F.Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris Gallimard– Idées p.76.

[29] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philoso–phie, Paris PUF 1962, p.130 et 131.

[30] Ibid. p.134 et 136.

[31] L.F. Céline, Semmelweiss,

[32] Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne op.cit. p.301.

[33] Jules Michelet, Histoire de la révolution française, Paris La Plé–iade 1979, t.I Introduction p.30.

[34] Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.75 et 260.

[35] Dietrich Bonhoeffer, Le Prix de la grâce, Neuchâtel Delachaux et Nies–tlé 1962, p.11.

[36] F.Nietzsche, La Généalogie de la morale, op.cit. p.101.

[37] Voir aussi, dans un commentaire de Rousseau, ce que J.Derrida appel–le « l’économie de la Pitié » : l’opposition de la voix de la pitié et de l’écriture de la loi ; dans J.Derrida, De le grammatologie, Paris éd.de Minuit 1967, p.243 sq.

[38] Voir la revue Evangile aujourd’hui (n_ 77 sur le pardon), avec des articles de H.J.Stiker (sur don et pardon), de P.Jacquemont (sur pardon et création), de A.Dumas (sur pardon et politique). Voir également de P.Ricoeur, Le Conflit des interprétations, Paris 1969 Seuil, notamment « culpabili–té, éthique et religion » p.416 sq.

[39] Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, op.cit. p.203.

[40] Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op.cit. p.307.

[41] Emmanuel Lévinas, Qua–tre Lectures talmudiques, op.cit. p.56 et 52.

[42] Voir Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris éd.du Cerf 1990.

[43] Hannah Arendt, « la culpabilité organisée » dans Penser l’événement, Paris Belin 1989 p.28.

[44] D.Bonhoeffer, Ethique, Genève Labor et Fides 1965, p.86 et 87.

[45] Jean–Paul Sartre, Les carnets de la drôle de guerre,

[46] E.Lévinas, Ethique et Infini, op.cit. p.95.

[47] Hannah Arendt, « la culpabilité organisée » dans Penser l’événement, op.cit. p.21–22.

[48] Voir également, de Jean Hervé Syr, Punir et réhabiliter, Paris Econo–mica 1990.

[49] Albert Camus, Actuelles I, Morale et Politique,

[50] Emmanuel Lévinas, Quatre Lectures talmudiques, op.cit., p.60.

[51] Voir de J.Hassoun, M.Nathan–Murat et A.Radzynski, Non–lieu de la mémoire, la cassure d’Auschwitz, Paris Bibliophane 1990. Et de J.Altou–nian « Ouvrez–moi seulement les chemins de l’Arménie », un génocide au désert de l’inconscient, Paris Les belles Lettres 1990.

[52] Parlant des « justes » qui font le bien de telle sorte qu’on sache qu’ils le font, Jésus dit : « ils ont déjà leur salaire »(Matthieu 6–2). Mais les au–tres ? C’est là peut–être sa plus pure interrogation.

[53] Voir les quatre volumes sur La Vengeance, dans les sociétés extra occidentales, dans l’Antiquité, dans la pensée occidentale, Paris Cujas 1980–1984.

[54] Voir Paul Ricoeur, Le Conflit des interprétations, Paris éd.du Seuil 1969, sur l' »interprétation du mythe de la peine » p.349 sq.

[55] Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op.cit. p.307.

[56] Emmanuel Lévinas, De l’Existence à l’existant, Paris Fontaine 1947, p.153–157.

[57] « Le temps aujourd’hui », dans Jean–François Lyotard, L’Inhumain, causeries sur le temps, Paris Galilée 1988.