« Du sujet lecteur au sujet éthique »

Préambules

J’irai ici du sujet lecteur des Écritures, qui est un sujet intérieurement pluralisé par sa lecture autant qu’un sujet pluriel, un nous, au sujet éthique, qui est lui aussi un sujet pluriel, un sujet inséparable de la condition politique. Pourquoi ce trajet? Pour plusieurs raisons que je placerai en préambule à mon propos comme autant de questions, d’angles d’attaque. Il y en a trois, que j’exposerai de la plus brève et particulière à la plus longue et globale.

1) Je ne suis pas théologien, mais philosophe. Toutefois ma recherche philosophique, tournée vers l’éthique et le politique, s’exerce dans le cadre (à partir du cadre) d’une faculté de théologie, confrontée à un public de lecteurs et d’interprètes du texte biblique, et cela m’a donné philosophiquement et politiquement à réfléchir. Et d’abord au fait que la théologie est au centre de nos préoccupations, comme une absence, ou une interrogation, et que nous sommes tous à équidistance de cette question, tous théologiens (inutile de nous retourner). Je me tiendrai ici dans les limites de l’examen de ce que peut être une contribution « protestante » à ce problème commun.

Dans la tradition protestante qui est la mienne et telle que je la comprends ou la perçois pratiquée, la Parole de Dieu à la fois s’est fait chair (désacralisation du monde naturel, mais aussi des Écritures) et s’est « retirée ». C’est une parole absente, livrée à l’interprétation (pas seulement exégèse savante, mais interprétation musicale): nul n’a le monopole de l’interprétation légitime. C’est aussi ce que l’on voit dans le « mythe » du politique de Platon: le démiurge a abandonné le monde, et le politique n’est pas le berger, le monde et la cité sont livrés à eux-mêmes, à leur responsabilité (Calvin contre ceux qui disent qu’il faut nourir le peuple de bon lait: « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Kant et les Lumières: la sortie de la minorité).

2) De même qu’il faut penser que notre part d’enfance (Bayle dirait de croyances bues avec l’enfance, de dogmes irrémédiables) doit pouvoir s’élargir jusqu’à admettre la possibilité d’autres enfances que la nôtre (Kant, Critique du jugement §40), il faut élargir la raison humaine vers sa part de rêve et d’enfance, et comprendre sa part de passion. Et la parole interrogative se tient à cette charnière. La question raisonne la passion par le sens du possible, et passionne la raison par le désir du possible.

Quel est notre problème commun? C’est de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. À autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter: c’est ici la condition langagière et l’incessante différence de la question et de la réponse, par laquelle les humains mesurent ce qui les éloigne ou les rapproche, et règlent leurs désaccords.

Mais cette formulation du problème fait place à une seconde, moins rhétorique qu’herméneutique, celle de savoir comment ces humains peuvent d’autant plus se distinguer qu’ils prennent la place successivement les uns des autres, qu’ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter, reprendre la conversation rompue par l’irréparable.

S’il n’y a pas de monopole de l’interprétation légitime, nous sommes livrés ensemble au conflit de nos interprétations et au canon, au modus vivendi que nous trouverons dans ce conflit. Nous sommes aussi livrés ensemble au fait générationnel, à l’obligation pour chaque génération qui monte de réinterpréter ce qui la précède. Comme le dit Ricoeur: « toute interprétation place l’interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[1].

En exposant ces deux « gestes » élémentaires du questionnement, nous cherchons à penser une éthique de l’interrogativité, qui nous remettre ensemble dans un monde où nous comparaissons d’autant plus heureux de différer, que nous nous effaçons devant d’autres. Parce que ces deux attitudes ensemble font notre civilité.

3) Mon dernier préambule portera sur notre confiance à la parole et sur notre confiance au monde. Jacques Bouveresse observe qu’il faut se méfier de la tentation philosophique d' »en dire plus que l’on en sait », plus même que l’on en croit, pour répondre à la pressante demande du public, qui voudrait des justifications, des croyances enfin autorisées, et qui manifeste ainsi ce que Musil appelle « un besoin désespéré d’idéalisme »[2], un désir de sens. Bouveresse déplore à juste titre le manque de réserve et d’ironie, et fustige le besoin philosophique d’assurance et d’enthousiasme.

Cette sobriété de bon aloi à son tour doit toutefois se garder d’une autre tentation, dont la philosophie, pour de bien compréhensibles raisons historiques de prudence, mais pour de moins bonnes raisons de mimétisme scientifique, n’est pas toujours exempte: la tentation de « garder pour soi » (en privé) ses croyances, de ne pas les mettre dans l’arène de la discussion, et plus encore, la tentation d’en croire plus qu’on n’en dit. Et de laisser cette croyance à ce qu’on appelle un « élément mystique », dès lors soustrait à toute conversation raisonnable[3].

Au fond ce silence, au delà de la paresse de se confronter, de chercher à partager les questions et le bonheur des idées, tient probablement à ce que l’on désespère d’avance de la possibilité d’en parler, de la possibilité de communiquer. Et ce scepticisme même, ce désenchantement de la parole à laquelle on ne croit plus, engendre plus qu’un désenchantement du monde; cela ruine la confiance au monde. Le monde et les cités humaines sont ici entendus comme l’intervalle dans lequel s’exerce notre existence éthique, comme cet espace d’apparition, où nous comparaissons avant de disparaître.

Il ne se déploie que par la double-aptitude des êtres à différer: 1) entre ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent, et cette différence prend figure dans la génération; 2) entre eux, dans leurs manières d’interpréter le même événement, et cela prend figure dans leurs désaccords. C’est ce double intervalle qui constitue le monde, et plus les êtres diffèrent et plus il y a monde. C’est Hannah Arendt qui est allée le plus loin dans cette conception du monde comme ce qui « s’étend entre les hommes » (« De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL). Elle reproche aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables »[4].

H.Arendt montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu’il n’y ait plus de place entre eux pour le « monde », et que leur compassion les décharge du souci du monde et de ses conflits. Si la pluralité humaine se réduisait à l’unité de l’espèce humaine, « le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait »[5]. On pourrait dire que plus il y a différer plus il y a monde, dans les limites de la compossibilité. L’augmentation de l’intervalle est une augmentation du monde, comme s’il s’agissait de multiplier les points de vue, les possibilités de surprendre le monde, sur le vif. Le monde ici n’est pas seulement l’espace public d’apparition par lequel on peut définir la cité humaine. C’est le monde physique et le monde vivant, qui apparaissent dans l’intervalle comme dans un jardin, dans un espace du paraître et de la parure.

Remarque sur le choix de l’oeuvre de Paul Ricoeur comme fil conducteur

L’arc que nous proposons de tendre depuis l’herméneutique des textes, notamment des textes canoniques mais plus généralement aussi de la littérature, jusqu’à la philosophie éthique, ou plus généralement jusqu’au sentiment éthique, doit beaucoup aux travaux de Paul Ricoeur[6]. Il faut signaler comme un paradoxe apparent sa profonde réserve à l’égard de toute philosophie chrétienne: c’est qu’il est très attaché, dans la tradition kantienne d’une philosophie des limites, à la distinction des régimes de discours, et attentif aux risques de synthèse prématurée. Ce sera d’ailleurs un des buts de cette réflexion que de montrer en passant pourquoi une relation plus tendue et plus conflictuelle entre philosophie et religion est plus juste et plus créative pour l’une et l’autre, et nous voudrions ne pas lâcher cette ligne. Ce sera simplement pour nous une ligne de passage, autant qu’une ligne de partage[7].

Nous nous souviendrons donc que Ricoeur est un philosophe, non un bibliste ni un théologien. On peut toutefois, dans le cadre de cette distinction et de cette tension entre les régimes différents de discours, formuler l’hypothèse que la place qu’il accorde aux textes bibliques parmi ses références littéraires est telle qu’elle ne peut pas ne pas avoir inspiré d’une manière ou d’une autre son idée de l’éthique, de ce qui est bon, juste, ou simplement sage. D’une part en effet nous verrons que la Bible n’est pas sans avoir eu et avoir encore de nombreuses incidences éthiques: toute « lecture », même la plus tournée théologiquement vers un détachement du monde, et donc moralement sceptique, est déjà une manière d’en interpréter éthiquement le texte dans nos existences[8]; et d’autre part nos morales les plus sécularisées ne sont pas sans références bibliques, au sens d’un code immémorial qu’il est bon de connaître, d’autant plus qu’on prétend le critiquer.

Cherchant dans les textes les « canons » de l’action, mais cherchant dans l’agir et dans le sentir ce qui seul donne le « sentiment du texte », il s’agit bien moins de donner un fondement à la morale, que d’ouvrir l’espace à la fois d’un irréductible « conflit des interprétations »[9], et d’un consensus par recoupement de plusieurs traditions qui se corrigent les unes les autres. Pour résister à tout fondamentalisme en matière morale, il est bon d’interpréter tant les textes canoniques que les impératifs moraux, de les ouvrir à l’espace des interprétations qui fait la vie de toute société; car interpréter, c’est donner le droit de différer les uns des autres. Mais on ne peut différer si l’on ne ménage pas un espace commun de variations réglées. C’est justement cette notion de consensus par recoupement que Ricoeur reprend de Rawls. On y trouve donc à la fois le respect du nécessaire désaccord des interprétations, d’un pluralisme indépassable, et l’élaboration d’une cohérence morale qui n’est ni la juxtaposition de communautarismes, ni la pure procéduralisation d’un consensus pragmatique minimal, mais la possible invention à plusieurs, dans un moment et un lieu donnés, d’une cohérence nouvelle. Ce sont ces passages que nous allons explorer.

Olivier Abel

Publié dans Revue internationale de philosophie,
n°225, sur Philosophie analytique et religion, Bruxelles 2003, p.369-385.

Notes :

[1] TA p.48.

[2] Jacques Bouveresse, La demande philosophique, Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle?, Paris: L’éclat, 1996, p.17-22.

[3] « Ce que l’on ne peut dire, il faut le taire » (L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 7).

[4]  H.Arendt, Vies politiques, op.cit.p.13 (c’est moi qui souligne l’intervalle). Dans cet intervalle, l’unité de la vérité doit rester soumise à la dualité de l’amitié, car c’est entre deux êtres qu' »un monde peut de nouveau naître » (p.91).

[5] Vies politiques, p.22 sq. et 41. Ni la solitude écartée ni l’obscure fraternité, qui l’une et l’autre évitent le conflit, ne permettent cette lumière que l’on trouve dans l’espace public « que la raison crée et garantit entre les hommes » (ibid. p.88), « un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui semble vérité à la fois lie et sépare les hommes, créant de fait ces distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde » (ibid.p.41). L’ampleur des différences interprétatives détermine l’amplitude de l’intervalle qu’elles ouvrent, un monde complexe, épais, cherchant la justice à travers le différend et l’irréparable.

[6] Nous nous référerons particulièrement à l’ensemble constitué par Du texte à l’action, Essais herméneutiques II, Paris: Seuil, 1985 (cité ici TA), Temps et Récit, dont les trois volumes paraissent aux éditions du Seuil dans les années 1983-1985 (cité ici TR), et Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990 (cité ici SA). Tous sont repris en collection de poche (Points essais au Seuil). À cette première constellation il faudrait peut-être ajouter les Lectures 3, Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994 (cité ici L1), et Penser la Bible, Esprit, 1998 (cité ici PB). Et nous laisserons de côté les textes par lesquels Ricoeur s’est fait, dans les années 50 et 60, l’un des principaux introducteurs de la théologie allemande contemporaine (Bultmann, Moltmann, Ebeling). On aurait pu développer une toute autre ligne de la philosophie de la religion, marquée par le renouveau des études troeltschiennes, dans la ligne de l’école de Paris (Auguste Sabatier, etc.), dont les intérêts en anthropologie religieuse, il est vrai profondément renouvelée par les travaux de Vernant et Détienne, ont aussi touché l’anthropologie biblique (comme mêlée de plusieurs cultures), et les questions soulevées aujourd’hui à l’EPHE par Pierre Legendre (anthropologie dogmatique) ou la sociologie des religions.

[7] Nous avons besoin de tels passages, pour faire l’anamnèse des présupposés bibliques de nos orientations éthiques, pour critiquer les présuppositions éthiques de nos lectures, pour ouvrir d’autres configurations de lecture, et pour refigurer l’agir autrement.

[8] Max Weber a montré comment les prédications avaient plus d’effets par les implications morales inaperçues de leur théologie que par leur morale explicite.

[9] On sait que c’est le titre de Ricoeur, Le conflit des interprétations, Essais d’herméneutique I, Paris: Seuil 1969.