Herméneutique, poétique, éthique

Herméneutique, poétique, éthique

Préambules

Il y aurait plusieurs entrées possibles en matière de philosophie de la religion, selon par exemple que l’on traite de la religion comme langue et vecteur de communication ou d’identité, comme savoir ou interrogation plus grande que le cercle de nos savoirs, ou comme exigence et infinie retenue éthique, vecteur d’action, de solidarité, ou de pardon. En faisant un détour par les lettres, j’irai ici du sujet lecteur des Écritures bibliques, qui est un sujet intérieurement pluralisé par sa lecture autant qu’un sujet pluriel, un nous, au sujet éthique, qui est lui aussi un sujet pluriel, un sujet inséparable de la condition politique. Pourquoi ce trajet? Pour plusieurs raisons que je placerai en préambule à mon propos.

Notons premièrement que l’arc que nous proposons de tendre depuis l’herméneutique des textes, notamment des textes canoniques (traditions religieuses, droit) mais plus généralement aussi de la littérature, jusqu’à la philosophie éthique, doit beaucoup aux travaux de Paul Ricoeur[1]. Il faut signaler comme un paradoxe apparent sa profonde réserve à l’égard de toute philosophie chrétienne : c’est qu’il est très attaché, dans la tradition kantienne d’une philosophie des limites, à la distinction des régimes de discours, et attentif aux risques de synthèse prématurée. Ce sera d’ailleurs un des buts de cette réflexion que de montrer en passant pourquoi une relation plus tendue et plus conflictuelle entre philosophie et religion est plus juste et plus créative pour l’une et l’autre, et nous voudrions ne pas lâcher cette ligne. Je ne suis moi-même pas théologien, mais philosophe. Toutefois ma recherche philosophique, tournée vers l’éthique et le politique, s’exerce dans le cadre d’une faculté de théologie, sur la frontière avec ce non-philosophique-là, et confrontée à un public de lecteurs et d’interprètes du texte biblique; cela m’a donné philosophiquement à réfléchir.

Il faut dire que dans la tradition protestante telle que je la perçois pratiquée, la « Parole de Dieu » à la fois s’est fait chair (désacralisation du monde naturel, mais aussi des Écritures) et s’est « retirée ». C’est une parole absente, livrée à l’interprétation, et nul n’a le monopole de l’interprétation légitime. Calvin, comme ailleurs, est ici proche du « mythe » du Politique de Platon : le démiurge a abandonné le monde, et le politique n’est pas un berger « divin », puisque le monde et la cité sont livrés à eux-mêmes, à leur responsabilité[2], et qu’il n’y a pas non plus de métalangage divin dans lequel on pourrait aller chercher directement les idées qui commandent. D’autres thèmes rapprochent plutôt ce Calvin (plus latin qu’anglo-saxon) de Descartes : non seulement l’extériorité de Dieu au monde, et le doute que cela ouvre, mais l’ordre mécanique des lois de la nature et l’élimination du finalisme, un certain nominalisme éthique (l’idée que d’un point de vue éthique il n’existe que des individus), et l’idée que les morales, les coutumes religieuses ou les formes de gouvernement sont un peu « par provision », des manières encore d’interpréter humainement une volonté divine sur laquelle nul ne saurait mettre la main. C’est aussi un style de re-commencement radical, où la confiance s’égale au doute.

Mais le plus important pour notre propos, c’est qu’en dépit de l’affirmation que le sentiment de Dieu est en nous comme une évidence première, il n’y a pas pour la tradition calvinienne de théologie naturelle ou rationnelle (au sens de Kant) possible, parce qu’il ne s’agit pas de croire ou non en l’existence de Dieu, et moins encore de la prouver, mais de savoir ce qu’il approuve ou désapprouve, pourquoi il a créé tout cela, et ce qu’il attend de moi: la lecture de la Genèse par Calvin n’en fait pas une cosmogonie en compétition avec d’autres, mais pragmatiquement un chant de gloire qui met le lecteur en posture d’admirer la grandeur du monde. C’est cette absence de théologie naturelle, mais aussi ce non-positivisme de la « révélation » biblique, qui fait de cette tradition protestante une tradition de lecture, et qui motive le détour littéraire emprunté.

On a dit que Ricoeur est un philosophe, non un bibliste ni un théologien. On peut toutefois, dans le cadre de cette distinction et de cette tension entre les régimes différents de discours, formuler l’hypothèse que la place qu’il accorde aux textes bibliques parmi ses références littéraires est telle qu’elle ne peut pas ne pas avoir inspiré d’une manière ou d’une autre son idée de l’éthique, de ce qui est bon, juste, ou simplement sage. D’une part en effet nous verrons que la Bible n’est pas sans avoir eu et avoir encore de nombreuses incidences éthiques : toute « lecture », même la plus tournée théologiquement vers un détachement du monde, et donc moralement sceptique, est déjà une manière d’en interpréter éthiquement le texte dans nos existences[3] ; et d’autre part nos morales les plus sécularisées ne sont pas sans références bibliques, au sens d’un code immémorial qu’il est bon de connaître, d’autant plus qu’on prétend le critiquer.

Le deuxième préambule partira de l’observation que nos sociétés sont victimes d’un mythe, plus ou moins évolutionniste, du dépérissement. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus tentaculaires qu’on les pensait provisoires. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui un « n’importe quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la visée spécifique, que l' »irrationalité », les maux spécifiques. Repartons pour cela de la sortie de la minorité. Cela suppose un exercice critique constant, et de ne pas croire qu’automatiquement, parce qu’on n’y croit plus, on n’a plus de préjugés, de croyances admises comme des présuppositions. Un athée du catholicisme garde longtemps en creux la forme de sa tradition, jusque dans ses transgressions. L’émancipation, au sens des Lumières, est à cet égard inséparable de la reconnaissance qu’il y a en nous une part d’enfance (Bayle dirait de croyances bues avec l’enfance, de dogmes irrémédiables), et que tout ce que nous pouvons faire c’est d’élargir notre pensée jusqu’à admettre la possibilité d’autres enfances que la nôtre (Kant, Critique du jugement §40). L’émancipation nous rend responsables, renonçant simultanément à toute position d’autorité pour entrer dans un espace critique, et contemporains les uns des autres, dans nos accords comme dans nos conflits. L’enfance nous rappelle le remplacement des générations, et que nous ne pouvons grandir puis nous effacer à notre tour devant d’autres que dans le cadre d’un monde plus durable que nous-mêmes.

Quel est notre problème commun ? C’est de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. À autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter : c’est ici la condition langagière par laquelle les humains mesurent ce qui les éloigne ou les rapproche, et règlent leurs désaccords. Mais cette formulation du problème fait place à une seconde, moins rhétorique qu’herméneutique, celle de savoir comment ces humains peuvent d’autant plus se distinguer qu’ils prennent la place successivement les uns des autres, qu’ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter, reprendre la conversation rompue par l’irréparable.

S’il n’y a pas de monopole de l’interprétation légitime, nous sommes livrés ensemble au conflit de nos interprétations et au canon, au modus vivendi que nous trouverons dans ce conflit. Nous sommes aussi livrés ensemble au fait générationnel, à l’obligation pour chaque génération qui monte de réinterpréter ce qui la précède. Comme le dit Ricoeur: « toute interprétation place l’interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[4].

D’un côté on verra que le même texte ou la même proposition peut répondre à des questions différentes, et prendre, dans certaines limites, des significations différentes. De l’autre on verra que les textes comme les énoncés ne répondent à des questions qu’en en soulevant des nouvelles. En exposant ces deux « gestes » élémentaires du questionnement, nous cherchons à penser une éthique de l’interrogativité, qui nous remettre ensemble dans un monde où nous comparaissons d’autant plus heureux de différer, que nous nous effaçons devant d’autres. Parce que ces deux attitudes ensemble font notre civilité[5].

Mon dernier préambule portera sur notre confiance à la parole et sur notre confiance au monde. Jacques Bouveresse observe qu’il faut se méfier de la tentation philosophique d' »en dire plus que l’on en sait », plus même que l’on en croit, pour répondre à la pressante demande du public, qui voudrait des justifications, des croyances enfin autorisées, et qui manifeste ainsi ce que Musil appelle « un besoin désespéré d’idéalisme »[6], un désir de sens. Bouveresse déplore à juste titre le manque de réserve et d’ironie, et fustige le besoin philosophique d’assurance et d’enthousiasme.

Cette sobriété de bon aloi à son tour doit toutefois se garder d’une autre tentation, dont la philosophie, pour de bien compréhensibles raisons historiques de prudence, mais pour de moins bonnes raisons de mimétisme scientifique, n’est pas toujours exempte: la tentation de « garder pour soi » (en privé) ses croyances, de ne pas les mettre dans l’arène de la discussion, et plus encore, la tentation d’en croire plus qu’on n’en dit. Et de laisser cette croyance à ce qu’on appelle un « élément mystique », dès lors soustrait à toute conversation raisonnable[7].

Au fond ce silence, au delà de la paresse de se confronter, de chercher à partager les questions et le bonheur des idées, tient probablement à ce que l’on désespère d’avance de la possibilité d’en parler, de la possibilité de communiquer. Et ce scepticisme même, ce désenchantement de la parole à laquelle on ne croit plus, engendre plus qu’un désenchantement du monde; cela ruine la confiance au monde. Le monde et les cités humaines sont ici entendus comme l’intervalle dans lequel s’exerce notre existence éthique, comme cet espace d’apparition, où nous comparaissons avant de disparaître.

Il ne se déploie que par la double-aptitude des êtres à différer: 1) entre ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent, et cette différence prend figure dans la génération; 2) entre eux, dans leurs manières d’interpréter le même événement, et cela prend figure dans leurs désaccords. C’est ce double intervalle qui constitue le monde, et plus les êtres diffèrent et plus il y a monde. C’est Hannah Arendt qui est allée le plus loin dans cette conception du monde comme ce qui « s’étend entre les hommes » (« De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL). Elle reproche aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables »[8].

H.Arendt montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu’il n’y ait plus de place entre eux pour le « monde », et que leur compassion les décharge du souci du monde et de ses conflits. Si la pluralité humaine se réduisait à l’unité de l’espèce humaine, « le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait »[9].

On pourrait dire que plus il y a différer plus il y a monde, dans les limites de la compossibilité. L’augmentation de l’intervalle est une augmentation du monde, comme s’il s’agissait de multiplier les points de vue, les possibilités de surprendre le monde, sur le vif. Une ligne de philosophie de la religion, discrète mais importante, de Leibniz à Whitehead, rejoindrait ici la réflexion cosmologique ou métaphysique. Le monde n’est pas seulement l’espace public d’apparition par lequel on peut définir la cité humaine. C’est le monde physique et le monde vivant, qui apparaissent dans l’intervalle comme dans un jardin, dans un espace du paraître et de la parure.

I. Une herméneutique interrogative

Malgré un nom hermétique, l’herméneutique est une chose très simple, qui consiste en la théorie ou l’art de traduire, d’interpréter : un message, un rêve, un symptôme, une loi, un signe, un texte. Il faut au coup d’oeil herméneutique cette faculté d’interpréter les textes comme on interprète une carte géographique. Appelons donc cette faculté un « sens de l’interrogation », un sens de la différenciation des questions, la faculté pour un sujet d’imaginer d’autres points de vue possibles que le sien, d’autres questions.

Cette différenciation des questions, si on prend comme premier fil conducteur que le sens d’un texte est fonction de la question implicite à laquelle il répond, se polarise entre deux directions contradictoires, que nous allons développer:

  1. L’herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les temps, l’histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte).
  2. L’herméneutique dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même « question » que le texte interprété).

Si l’on parvient à maintenir la tension entre ces deux directions, on obtient une étonnante équation d’appartenance et de distance, qui est peut–être la « bonne distance » pour une véritable lecture. Le sujet herméneutique reconnaît modestement appartenir à une tradition, à un monde, et revendique fièrement l’exercice d’une critique universelle et sans entrave.

On peut ainsi distinguer les méthodes herméneutiques développées par Schleiermacher et Dilthey et l’ontologie herméneutique développée par Heidegger ou Gadamer. Ce sont certes deux âges différents de l’herméneutique, mais aussi et finalement surtout une tension constante, par exemple chez Bultmann et chez Ricoeur (surtout dans Le conflit des interprétations), mais que l’on trouve déjà chez Schleiermacher (grammaire et psychologie) et Dilthey (expliquer et comprendre).

1. L’âge critique, Schleiermacher, Dilthey

Le premier mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire : si la compréhension est distordue, brouillée, c’est que certaines conditions de communication ne sont pas remplies : langue étrangère, culture inconnue, époque éloignée. L’herméneutique s’est d’ailleurs développée avec le sentiment, lié à la découverte géographique des autres cultures, que ce qui est éloigné dans l’histoire peut être tout aussi incompréhensible pour nous, même si nous croyons que cela appartient à « notre » histoire. L’herméneutique réside alors essentiellement dans une « critique » des conditions langagières et historiques de la communication.

La « critique » signifie ainsi en premier lieu la comparaison et l’étude des textes, pour établir leur authenticité, les dater, dissiper un doute sur leur auteur véritable, ou bien sur le moment de la rédaction, analyser le style de l’auteur d’un texte ou le contexte de sa rédaction, etc. La critique essaye donc de « faire parler » un texte qui ne peut plus répondre aux questions qu’on lui pose, de rétablir le texte comme discours vivant, comme communication. Que disait–il, à qui, pourquoi ? La voix du texte est trop lointaine pour ne pas être recouverte par nos voix, et il nous faut refaire un peu silence, pour entendre dans le texte la rumeur de son contexte et le murmure de ce qu’il dit lui–même.

Schleiermacher : exégèse et philologie.

Schleiermacher (1768–1834) est d’abord un passionné de textes, attaché à l’autonomie de la forme écrite qui est là, seul témoin d’une parole passée. Ce sont ces « écritures » qu’il faudra faire parler, avec lequel il s’agira de retrouver la possibilité de dialoguer. Et cela en ce qui concerne non seulement l’exégèse biblique, mais aussi la philologie classique des textes grecs et latins. L’herméneutique veut rassembler ces deux domaines, si longtemps totalement séparés.

C’est Schleiermacher qui pose le premier axe de l’enquête herméneutique en affirmant qu' »il y a herméneutique là où il y a mécompréhension ». La compréhension se reconquiert alors sur le préjugé, en dégageant les arrières plans culturels et historiques du texte. Sur cet axe l’herméneutique consiste essentiellement en une comparaison critique des langages utilisés, avec l’examen des caractères du discours propres à telle ou telle culture. C’est ce que Schleiermacher appelle l’interprétation « grammaticale ».

Le second axe de l’herméneutique dérive de l’affirmation de Schleiermacher selon lequel il s’agit de « comprendre un auteur aussi bien et même mieux qu’il ne s’est compris lui–même ». La compréhension consiste ici à saisir la singularité du message de l’auteur, par une sorte de « congénialité », à la limite parfois de la divination. L’herméneutique romantique ici en jeu essaye d’attraper le geste de l’auteur étudié, on pourrait dire son style propre, son vouloir–dire, sa « différence ». C’est ce que Schleiermacher appelle l’interprétation « psychologique ».

Or il pense que l’on ne peut pas faire les deux en même temps : « considérer la langue commune, c’est oublier l’écrivain ; comprendre un auteur singulier c’est oublier sa langue qui est seulement traversée », commente Ricoeur, en notant que le programme herméneutique de Schleiermacher porte la double marque de l’esprit critique et de l’esprit romantique. C’est peut–être l’espace spécifique du problème herméneutique. Mais il ne faut pas considérer le moment critique comme le moment le moins « mystique »: pour comprendre, il faut d’abord se vider des mécompréhensions, et pour se faire véritablement « auditeur » d’un auteur lointain et presque imperceptible il faut bien commencer par imiter Schleiermacher qui craignait « de ne pas même être un individu ».

Dilthey, explication et compréhension.

Avec Wilhelm Dilthey (1833–1911) la question de l’interprétation des textes anciens rejoint la question plus globale d’une méthode valable pour l’ensemble du champ de la connaissance historique. A la montée du positivisme, lié aux succès de la méthode quantitative et expérimentale dans les sciences de la nature, le néo–kantisme de Dilthey et de ses contemporains ne pouvait plus répondre simplement en affirmant que si le sujet ne peut connaître les objets que de l’extérieur, il connaît les autres sujets de l’intérieur (par congénialité, puisqu’il est lui–même sujet).

La connaissance intersubjective est médiatisée par les signes où s’extériorisent les sujets, et elle s’appuie sur l’interprétation psychologique de ces signes. C’est pourquoi, en opposant l' »explication » de la nature et la « compréhension » de l’esprit, Dilthey développe une compréhension qui soit véritablement une méthode, et qui ait pour objet non pas le pur désordonné de la vie intérieure, mais son extériorisation dans des configurations stables, dans des oeuvres. Et ces « objectivations », par lesquelles la vie humaine s’interprète elle–même à chaque époque et dans différents genres d’oeuvres, obéissent à des régularités de style différentes des régularités naturelles. Ce sont des régularités de même échelle que cherchera à dégager Max Weber (1864–1920), avec sa méthode des « types–idéaux ».

Cette opposition explication–compréhension doit une partie de son succès au fait qu’elle reprend une ancienne polarité (Pascal : esprit de géométrie et esprit de finesse) et en prépare d’autres (Gadamer : méthode et vérité). Mais aussi à l’importance qu’elle accorde à la « Weltanschauung », à la vision du monde de chaque époque, et à l' »Erlebnis », au vécu qui s’y représente. L’insistance de Dilthey sur le « monde vécu » risque de trop identifier la vie à la culture spirituelle, comme si les questions culturelles et religieuses étaient les seules questions auxquelles répondent les oeuvres humaines ; ou bien elle risque de psychologiser excessivement l’interprétation en cherchant le monde vécu de l’auteur, comme si le texte n’était pas lui–même porteur d’un « monde vécu » fictif, bien plus essentiel à la compréhension de son sens.

2. L’âge ontologique: Heidegger, Gadamer

Historiquement, en passant de l’herméneutique critique à l’herméneutique ontologique, on remonte d’une herméneutique régionale (textuelle) à une herméneutique générale (le monde comme interprétation), et d’une herméneutique épistémologique (visant la connaissance et organisée autour du rapport sujet– objet) à une herméneutique ontologique (désignant la possibilité de l’existence et organisée autour du rapport sujet–monde). Après Dilthey et au terme de l’enquête phénoménologique de Edmund Husserl (1859–1938) en effet, le « sujet » parlant et pensant découvre qu’il appartient toujours déjà au « monde de la vie » (Lebenswelt), et que ce monde est toujours déjà un langage. L’existence n’est possible que comme interprétation, à partir de présupposés, à partir de l’appartenance du sujet interprétant au monde qu’il interprète. Et les êtres humains, individuellement et socialement, s’identifient et se comprennent parce qu’ils appartiennent au même monde de sens, même là où ils ne le savent pas.

M.Heidegger et le cercle herméneutique.

Heidegger part de la découverte que le sujet se trouve dans un monde « toujours déjà » là (Husserl: lebenswelt). Cette structure de précompréhension permet d’élucider ce qui apparaît comme un échec dans la méthodologie des sciences de l’histoire ou de l’homme: le sujet est impliqué dans la connaissance de l’objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure ontologique indépassable: ce cercle herméneutique est constitutif de la compréhension, et une interprétation sans présupposition est impossible.

L’intention de Martin Heidegger est de replacer les questions épistémologiques de méthode sous le contrôle d’une ontologie préalable : quel est le mode d’être de cet être qui n’existe qu’en se comprenant ? Il appartient en effet à la structure de « l’être–là » (le « dasein »: c’est ainsi que Heidegger désigne l’existant humain) d’avoir une précompréhension ontologique de l’être.

Cette précompréhension ne développe pas une structure psychologique raffinée de la subjectivité, fut–elle entendue dans le rapport sujet–sujet. Elle développe la structure d’une ouverture au monde. Loin de renforcer la subjectivité du comprendre, à le « psychologiser », elle vise à montrer comment le comprendre dérive d’un rapport au monde, d’une « situation ». Le sujet est alors tout simplement un « habitant » de ce monde.

Gadamer et la primauté herméneutique de la question.

Dans son ouvrage principal, intitulé Vérité et méthode, Hans–Georg Gadamer développe la primauté herméneutique de la question. Pour lui le traitement « méthodologique » introduit une distance aliénante qui ruine le rapport d’appartenance que nous avons avec la « vérité » en question. Il le montre d’abord dans le domaine de l’art, où interpréter véritablement signifie « jouer », recréer, interpréter la création. Il le montre ensuite dans le domaine historique, où il raconte que c’est la lecture de Collingwood qui l’a conduit à considérer non seulement l’enquête historique comme un « questionnaire » (le comportement historique des individus et des sociétés pouvant être traité comme des réponses à des questions), mais de manière plus générale que l' »on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une question ».

Or il n’y a pas de méthode pour apprendre à questionner, et « ce n’est pas dans la certitude méthodologique que la conscience herméneutique trouve son achèvement, mais dans la même disponibilité à l’expérience qui distingue l’homme expérimenté de l’homme emprisonné dans les dogmes ». La véritable expérience, c’est l’ouverture à d’autres expériences possibles, autrement dit l’interrogation dont Socrate fut selon Platon le maître exigeant. La dialectique platonicienne consiste à dévoiler la chose dans toute sa problématicité, et si Platon se méfie de l’écriture, c’est parce qu’elle ne répond pas aux questions: répondre, cela veut dire, dans l’entretien oral et infini, replacer les énoncés et les termes devant les questions. Comprendre un texte, cela exige de comprendre la question auquel le texte répond, et donc d’une certaine manière dépasser le texte: en effet la même question est susceptible de différentes réponses. Comprendre un texte, cela exige aussi de le comprendre comme une réponse à une « vraie » question, à une question qui est aussi bien la nôtre. Les vraies questions dépassent les contextes particuliers, et l’acte par lequel nous venons dialoguer sous une question plus vaste que nos langages fait fusionner nos horizons historiques.

3. Critique de l’herméneutique et herméneutique critique

La distance négligée.

Pourquoi l’herméneutique ontologique est–elle insuffisante ? C’est que si Heidegger remonte bien vers cette appartenance primordiale, cette soumission à une question première, cette ouverture originaire, il ne redescend pas vers le détail des questions d’exégèse, de critique historique des contextes, des formes historiques et langagières que prend cette appartenance. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment son problème. Comme le dit joliment Ricoeur, l’herméneutique heideggerienne n’est pas destinée à résoudre ces questions de méthode mais à les dissoudre.

Or c’est aussi un problème soulevé par la théorie critique, d’Adorno à Habermas, à l’encontre de la tradition herméneutique: loin de présupposer et de majorer une sorte d’entente et de précompréhension originaire, il faut critiquer les mécanismes de pouvoir qui introduisent des distorsions dans la communication. La réponse de Ricoeur à ce problème se situe encore dans une problématique herméneutique, mais sur sa frontière: il propose une « herméneutique critique », à cheval sur l’herméneutique des traditions de Gadamer et la critique des idéologies de Habermas (TA p.362).

Pour Ricoeur, il y a une autonomisation du texte qui, par son « inscription », se détache du contexte sémantique initial. Ce faisant, Ricoeur semble abandonner « le mouvement spontané de la question et de la réponse » au domaine de la seule oralité. Ce que Ricoeur opposerait ainsi à l’herméneutique de Gadamer, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de comprendre le texte par rapport à la question à laquelle il répond, en amont, mais par rapport à la question qu’il pose, à l’espace qu’il ouvre, en aval. Le métaphorique est ici non plus en arrière, mais en avant de nos usages, non plus un langage sédimenté, mais un langage en état d’émergence (premier indice d’un virage de l’herméneutique à la poétique).

Il reprend ainsi l’idée que la compréhension de soi est toujours médiatisée dans des signes, des langues, des textes, des oeuvres, des actes (TA p.29) et que le sujet ne se déchiffre que dans ses variations (SA, préface). Il fait du texte le « paradigme de la distanciation dans la communication » (TA, p.102), de telle sorte qu’il n’y a pas dans le texte une « présence » quasi-orale et magique qui permettrait d’établir une communication vive par dessus la distance: nous voici au contraire livré à la diversité littéraire et historique des formes d’expression (dialogues, accusation, plainte, récit, poèmes, etc.) dans lesquelles l’expérience humaine de la vie a pris. Du même coup les « écritures » larguent les amarres par rapport aux intentions de leurs auteurs, par rapport aux premiers destinataires. Cela veut dire que le texte s’autonomise par rapport à son contexte initial, se décontextualise. Cette autonomie du texte par rapport aux visées de tel ou tel destinateur ou destinataire marque son épaisseur propre, son hauteur, sa largeur, sa profondeur littéraire.

Le texte lui–même, dans son épaisseur de réponse, dans le conflit en lui de diverses réponses à diverses questions, mais aussi dans sa temporalité et sa spatialité propres, n’est pas pour rien dans le fait que la communication est brouillée par la distance, le temps et la diversité des langages. Le sens du texte n’est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond, mais des questions qu’il soulève et propose, et qui font écran aux questions précédentes.

Ricoeur retrouve ainsi sa théorie de la « métaphore vive » qui glisse la pointe critique du « n’est pas » dans la véhémence ontologique du « est » (deuxième indice du passage de l’herméneutique à la poétique). Il remarque enfin, sur la question de la traduction, que « nous n’existons ni dans des horizons fermés, ni dans un horizon unique » (TA p.348). Mais d’un autre côté « qui n’est pas capable de réinterpréter son passé n’est peut-être pas capable non plus de projeter concrètement son intérêt pour l’émancipation » et « sur quoi appuierez vous concrètement le réveil de l’action connunicative sinon sur la reprise créatrice des héritages culturels? » (TA p.373 et 375). Il s’agit donc à la fois de rouvrir le passé, de reprendre autrement les traditions, de ne pas confondre l’autorité avec le pouvoir, et d’ouvrir un horizon d’attente qui mette en débat les « possibles », dans un espace critique visant une communication sans entrave.

La réception négligée: de la critique à la poétique.

Mais il y a une autre réserve. C’est que dans l’ensemble de cette herméneutique (ontologique ou critique) ainsi définie, on peut estimer que ce qui est négligé c’est la différence entre la signification langagière ordinaire et la compréhension traditionnelle des symboles, car il existe des contextes d’interlocution où la compréhension « va sans dire », et la compréhension herméneutique peut n’être qu’un cas particulier d’une communication, particulièrement difficile.

Et puis ce qui est négligé, c’est le rôle du lecteur, du spectateur, du récepteur, qui revient sur sa lecture et répond à la problématicité du texte. C’est ce que l’on trouve chez H.R.Jauss, qui ouvre le texte à d’autres lectures, c’est à dire à d’autres problématisations que celle visée par l’auteur (voir sa lecture des versions successives d’Iphigénie). On retrouve ainsi cette idée essentielle, que l’interprétation comme réinterprétation est affaire de génération, de perpétuelle réinterprétation par les successeurs des oeuvres et du monde laissé par les prédécesseurs.

Or cela est de plus en plus central chez Ricoeur. Dans Du texte à l’action, interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, et c’est « agir » ce monde, comme le musicien interprète la partition (et comme le prédicateur interprète le texte biblique)[10]. L’herméneutique se fait alors dans l’espace ouvert « devant » le texte, elle en déploie la possibilité d’être. La vérité du texte est en aval, et c’est ici qu’il faut un second principe un second fil conducteur :

la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie.

Ce principe permet de redéplier autrement les orientations herméneutiques, et:

1) de pointer les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de propositions poétiques;

2) de pointer aussi l’obligation pour nos existences de faire de l’un de ces possibles notre propre interprétation notre éthique car nous en sommes responsables, notre préférence, notre forme de vie.

Le sens du texte n’est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond, mais des questions qu’il soulève et propose. Et l’élucidation de ces questions ou de ces propositions est d’abord poétique, au sens où Ricoeur montre, aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, la suspension du monde de la référence littérale, et l’ouverture d’une référence métaphorique. Le texte poétique n’est pas sans référence, au contraire, il ouvre un monde, il propose des mondes possibles. Le monde du texte n’est pas « caché derrière » lui mais ouvert par lui et devant lui, et je dois laisser faire le travail poétique par lequel le texte m’offre un monde, refait un monde à habiter autrement, à sentir autrement, où agir autrement.

Et puis le texte problématise le sujet « qui » interprète, ouvrant en lui des possibilités d’être inédites. La subjectivité du lecteur (suspendue par la lecture, dans une sorte de micro-phénoménologie poétique) est faite par la lecture, qui ouvre le sujet à des variations imaginatives. Or il y a un horizon éthique de ce passage. Ricoeur montre comment l’on passe du texte à l’action, par le biais de l’imagination d’un autre monde possible, et d’une imagination qui prépare un pouvoir–faire. C’est l’imagination qui permet de passer du discours à l’acte parce que la fiction ne se borne pas à redécrire la réalité (fonction théorique), elle refait le monde de l’action (fonction pratique). On peut, comme le propose Calvin, faire une lecture « pragmatique » d’un texte (exemple de la la différence entre Marthe et Marie, qui ne sont l’allégorie de rien mais préagissent différemment, ou bien exemple des paraboles dont l’interprétation passe par l’illocutoire). Par ailleurs l’action est semblable au texte, parce que l’un et l’autre s’extériorisent dans des traces, s’autonomisent par rapport à l’auteur ou l’agent, ne se bornent pas à refléter une situation mais la modifient et ouvrent un monde : « le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » (TA p.270).

Ii. De la poétique à l’éthique

1. Rhétorique et poétique

On vient de dire que l’herméneutique non plus critique ni ontologique, mais poétique sinon éthique que propose Ricoeur dans Du texte à l’action, se fait dans l’espace ouvert « devant » le texte, qu’elle en déploie la possibilité d’être. La vérité du texte est en aval, soit en pointant les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de propositions poétiques, soit en pointant l’obligation pour nos existences de faire de l’un de ces possibles notre propre interprétation, notre éthique, notre préférence, notre forme de vie. Attardons-nous encore sur ce rythme de la lecture, qui oscille entre poétique et éthique.

Ce qui est poétique dans la décontextualisation, et que Ricoeur montre aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, c’est la suspension du monde de la référence littérale, et l’ouverture d’une référence métaphorique. Car le texte poétique n’est pas sans référence, au contraire, il ouvre un monde, il propose des mondes possibles. Si le récit brise les cadres temporels, s’il suspend l’espace présent, c’est pour mieux ouvrir en nous une autre temporalité, pour ouvrir un autre espace. Il ouvre ainsi un quasi–temps, un quasi–espace, des variations imaginatives qui sont des variations sur le monde et l’ouverture d’un autre monde, devant lui, devant nous. Et la littérature mêle différents procédés (historiographie, mythe, roman, dialogues, drames, lois , proverbes, prophétie, psaumes, etc.) qui sont autant de manières de se rapporter au temps et à l’espace, au monde, et de mettre en intrigue des sujets qui sont à la fois souffrants et agissants.

Temps et Récit insiste surtout sur les variations du temps, sur le « monde » du texte, alors que Soi-même comme un autre insiste plutôt sur les variations du soi, du sujet. Lire, c’est accueillir en soi une neuve possibilité d’être, la naissance d’une autre subjectivité possible. Loin d’être une conscience anesthésiée ou un sujet volontaire, la subjectivité du lecteur est comme engendrée par la lecture. Ainsi, plongés dans nos lectures, voyons nous le temps ordinaire suspendu: nous oublions qui nous sommes, et nous recevons de nos lectures des identités secondes, des identités neuves. Levant le nez de notre livre pour revenir à notre monde, nous y rapportons de neuves manières de sentir et d’agir. Nous surgissons ainsi de notre lecture autres que nous y sommes entrés, nous naissons de ces lectures, de ces milles enfances, de ce jeu délicat où nous sommes dans et hors le livre.

Un effet éthique se dégage alors: c’est d’abord que l’interprétation doit être considéré comme un art. Un art de « recréation », comme tous les arts, où l’on habite la lecture au point d’être habité par elle. Si l’écriture est un geste, un graphisme, un style, le lecteur incorpore ce geste en l’interprétant, il le reprend et le poursuit. Ceci est éthique, parce qu’interpréter devient une manière de vivre, de se comporter dans le monde et donc de le transformer; mais aussi parce que l’interprétation est à chaque fois singulière, et que l’on ne saurait forcer l’autre à jouer de la même manière, imposer un geste, un style d’interprétation.

C’est éthique aussi parce qu’au–delà de la préfiguration ou de la précompréhension éthique que j’ai du récit des actes et des passions des personnages bibliques (précompréhension par le recours immédiat à une sorte de sympathie éthique fondée sur l’unité anthropologique de l’humanité, ou précompréhension par le recours aux méthodes de critique sociologique ou historique qui me permet de comprendre leurs moeurs bizarres), au–delà de la configuration que m’offre le texte, dans un récit assez vaste et polycentrique pour me proposer plusieurs intrigues enchevêtrées, et peut–être plusieurs « mondes », je suis conduit, comme lecteur, à refigurer le texte dans mon contexte, à le recontextualiser[11].

C’est que la mimèsis poétique, à la différence de l’argumentation rhétorique qui s’adapte aux présuppositions de son auditoire, ne vise pas moins qu’à remanier et à bouleverser ces présupposés, cette préfiguration:

« La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion… »[12].

C’est ici que se greffe la dimension proprement éthique de la poétique. Si la visée poétique est de changer le monde, elle ne peut le faire que parce que les attentes propres du texte et son « monde » viennent bouleverser, suspendre et réorienter les attentes préalables du lecteur, qui change ainsi de monde.

2. Figures bibliques et postures éthiques chez Ricoeur

L’originalité des propositions de Ricoeur est de montrer qu’il existe une grande diversité de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties, proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d’eux développe un rapport spécifique au temps: l’antériorité de la « torah » qui est toujours déjà là s’oppose au temps brisé de l’irruption prophétique, et à l’éternelle quotidienneté de la sagesse[13]. Chacun d’eux déploie une manière spécifique de camper les personnages mais aussi les lecteurs, dans leur rapport au prochain, à Dieu, au monde. Entre l’extrême singularisation dans l’interprétation de la Loi pratiquée par Jésus, pour qu’elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos représenté dans l’Apocalypse d’où tout individu a disparu, le sujet n’a pas la même place.

Et puis il n’y a pas que la morale explicitement édictée qui compte: il y a aussi la distribution des rôles que l’intrigue narrative met en scène, ou bien ce que le texte fait faire pragmatiquement au lecteur, et sur lequel Calvin a tellement insisté. Le sujet moral est en quelque sorte engendré par ses lectures, et reçoit d’elles (et de la pluralité des positions pronominales: tantôt « je », tantôt « tu », tantôt « nous », tantôt « il », « eux, « on ») une identité plus subtile et plus large. On découvre alors dans les textes bibliques une grande diversité de postures éthiques, qui vont des plus directement normatives jusqu’aux plus poétiques, voires amorales (c’est à dire où la morale n’est plus du tout le problème).

Ce mélange littéraire offre à notre existence la diversité des registres sur laquelle elle peut s’exprimer et se former. Mais aucun lecteur ne lira tout cela de façon égale. Les lecteurs que nous sommes s’attachent à certains passages, à certains styles, se promènent rapidement à côté puis reviennent. Le regard s’attarde à ce qui nous intrigue. Les mains feuillettent les pages comme le regard feuillette le paysage. Quand on regarde la tranche salie par le glissement des doigts, on y voit le spectre de nos lectures préférées, qui donne le « code-barre » de nos identités de lecteurs toujours mêlées, et toujours singulières. Des identités elles-mêmes feuilletées!

Qu’est-ce que cette approche permet? Elle permet d’abord de compliquer de manière inextricable le maniement des références bibliques destinés à légitimer une morale[14]. Car elle implique que l’articulation entre la Bible et l’éthique ne sont pas univoque. La diversité des genres littéraires, des procédures narratives ou pragmatiques, pluralise cette articulation, qui n’est ni de pur « embrayage » moral, ni de simple « débrayage ». Ainsi n’est-on pas obligé d’adopter une position dogmatique dans laquelle on saurait ce qu’est l’éthique chrétienne, ni d’adopter la position inverse qui prétendrait que l’Évangile est sans aucun effet éthique.

D’un autre côté, cette approche permet d’élargir les ressources et les formes de la morale, et du point de vue de l’éthique philosophique, de ne pas réduire l’éthique à la norme morale[15]. On a déjà vu que le texte ne parlait pas directement à la volonté d’agir, mais indirectement à l’imagination, qui propose une autre manière de sentir et d’agir, d’habiter le monde, et qui nous y dispose. Ce détour est important, au sens où Ricoeur opère ainsi sur une morale kantienne de type plutôt argumentatif (comme l’éthique de la discussion de Habermas) la même démarche que Platon sur le dialogue. La rigueur même du dialogue pointe des apories, conduit à des silences, qui amènent à ouvrir d’autres manières de parler, de formuler la plainte, l’accusation, la promesse, le désir, la gratitude. On pourrait dire en ce sens que la lecture des textes littéraires de tous les temps, et celle des textes bibliques parmi eux, autorise le lecteur à « formuler » ce qu’argumentativement il n’aurait pas pu dire. La lecture abrite ainsi la capacité d’expression de points de vue argumentatifs faibles, et leur donne voix. Je pense particulièrement au Mal, qui dans une perspective déontologique (éviter le mal) a pris la place qui était celle du Souverain Bien dans les perspectives téléologiques: mais le mal est pluriel, et le différend quant au mal est peut-être plus irrémédiable encore que le différend quant au bien. Et la pluralité des textes et des genres textuels autorise une diversité de manières de formuler la plainte quant à un malheur lui-même divers.

Dans Soi-même comme un autre, Ricoeur cherche à distinguer: 1) ce qui est estimé « bon » et qu’il appelle la « visée éthique », la promesse partagée d’une vie accomplie, la confiance aux vertus, aux désirs et aux finalités qui animent notre agir; 2) ce qui s’impose comme obligatoire et « juste », et qu’il appelle les « normes morales », le recours aux règles qui limitent le mal que nous pouvons nous faire les uns aux autres; 3) ce qui est « sage », simplement praticable dans une situation complexe et difficile où les impératifs moraux semblent contradictoires, et c’est ce que Ricoeur appelle la « sagesse pratique ». Cette pluralité des angles d’attaque correspond à la diversité des manières d’entrer dans l’expérience éthique et de la communiquer, à la diversité des langages susceptibles de retenir notre responsabilité, d’augmenter notre perception du malheur et notre aptitude au bonheur.

Or ces trois parties de l’éthique philosophique développée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre (visée éthique, norme morale, sagesse pratique) me semblent pouvoir être mises en correspondance, discrètement mais résolument, avec quelques-uns des plus importants genres littéraires qui traversent la Bible, et que Paul Ricoeur commente philosophiquement dans Penser la Bible. Il faut mettre au centre la « norme morale », car il correspond à cet axe de la justice caractéristique de la grande tradition deutéronomique. C’est celui des prescriptions de la Torah, exposant des différences fondatrices (de sexe, de génération, du pur et de l’impur, etc.) et les formes de réciprocité qu’elles organisent et qui sont diverses formules pour ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Remarquons que la Loi y est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque sorte en l’absence du Législateur, et qu’inversement le récit fondateur comporte une dimension morale de fidélité à la parole donnée, et de répartition des rôles dans un scénario constitutif des identités.

L’axe de la Loi et de la norme morale est soumis à un double débordement. D’une part, rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques font voir un présent plus réel que celui de l’idéologie dominante, l’imminence du terrible, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Elles rappellent ainsi les espérances premières, l’horizon d’attentes, la « visée éthique » plus originaire que toutes les règles et tous les contrats. Elles racontent aussi, mais autrement: elles ne cherchent plus à légitimer ce qui s’est passé ou ce qui est le cas. Elles montrent la possibilité d’un autre présent. D’autre part, face à l’énigme insoluble de l’excès du mal pour une logique de l’équivalence (dont la Loi est la « règle d’or »), la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s’attacher à tout ce qui est « petit », qui se sait petit devant la mort, et pour relever les moindres plaintes. Ses narrations sont des petites fables de la vie quotidienne, ou de la quotidienneté de la création du monde. A chaque jour suffisant sa peine, la sagesse proprement immémoriale ne méprise pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développe ce sens du présent qui caractérise la sollicitude de la charité ou d’un amour pur qui n’attend plus rien. Ou bien elle se retourne vers la Création dans l’attitude de la louange et la gratitude que « cela soit ».

C’est ce mélange entre un pôle de prescriptions plus ou moins argumentées et discutées (Abraham discutant avec Dieu pour voir à partir de combien de « justes » Sodome peut être sauvée), un pôle narratif, qui raconte et refigure sans cesse le présent de diverses manières, et un pôle poétique où les psaumes de plainte ou de louange sont tressés avec les chants de l’amour, c’est ce mélange littéraire qui offre à notre existence éthique la diversité des registres sur laquelle elle peut s’exprimer et se former. Quant à Jésus, reprenant à son compte et comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant à un point surprenant les avoir portées chacune à incandescence, jusqu’à les bouleverser de manière qui parut insoutenable, et non subsumable sous un récit[16]. Ricoeur étudie le récit de la Passion comme un lieu où l’on voit se briser le « grand » récit théologique où la Bible entière ne serait qu’une Histoire du Salut, une unique Théologie de l’Histoire qui donnerait à chacun sa place et résoudrait tous les problèmes[17].

Conclusions:

Je conclurai par trois séries de remarques. La première porte sur la cohérence morale que suppose ce pluralisme des textes, et sans lequel il vire à l’éclectisme qui croit pouvoir panacher tous les « bons côtés » des postures éthiques ci-dessus décrites, ou au relativisme qui justifie de « manger à tous les râteliers » et de juxtaposer sans le moindre conflit des morales différentes. C’est au contraire parce que le conflit est là, que nous vivons dans le « différend », qu’il faut trouver une modus vivendi durablement acceptable[18].

Les travaux les plus récents des biblistes insistent inlassablement, sans que l’on en ait tiré toutes les conséquences, sur cette observation simple. Que les moments de réaménagement, de rédaction, de montage canonique viennent clore des périodes de conflit. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même « boîte noire » les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert. Le canon autorise et ouvre un espace d’interprétation où les antagonistes sont obligés d’honorer leur conflit, de le porter à sa plus grande intelligence, à sa plus grande créativité.

La deuxième série de remarques tient à la ressemblance, souvent pointée par Ricoeur, du texte et de l’action, qui s’extériorisent dans le monde commun, laissent des traces et des conséquences, qui se sédimentent et s’autonomisent par rapport aux intentions initiales, et qui ne se bornent pas à refléter une situation mais la modifient et ouvrent un monde (TA, p.196). Il est possible d’élargir cette comparaison à la parole, qui n’est pas si différente à cet égard de l’écriture, et dont on peut dire ce que Ricoeur dit de l’action: « le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » (p.270). Comme le disait J.L. Austin de la promesse: « our word is our bond », notre parole est notre engagement, elle nous tient (ou nous retient, nous lie ou nous relie), non par nos faibles intentions (le prescriptif n’est pas le descritptif d’un état intérieur), mais justement parce que rien dans le langage ne nous y oblige. C’est un libre-jeu, la possibilité d’une nouvelle alliance, d’un pacte ouvert par la rupture d’une soumission au monde (il faudrait étudier la troisième critique de Kant dans cette perspective). Or ce rapprochement se fait par un troisième terme, celui de l’imagination, qui permet de glisser entre le texte et l’action un moment de trouble, d’intrigue, de fiction, qui ne permet pas seulement de redécrire la réalité mais de refaire le monde de l’action, de le refigurer autrement.

Faisons ici une brève parenthèse et souvenons-nous de l’extrême diversité des nominations de Dieu selon les genres littéraires de la Bible. La suite de l’histoire des religions et des dogmes est extraordinaire: avec Dieu, tant quant au problème du malheur et du bonheur que quant au problème de l’unité et de la pluralité, de l’identité et de l’altérité, un peu comme dans le Parménide de Platon, tout a été essayé. Et d’abord par les enfants, pour qui Dieu permet d’ébranler le monde, de le jouer autrement.

L’imagination se tient ainsi entre la parole et l’action; et l’interprétation ici illustrée, si elle fait l’aller-retour du texte à l’action, ne s’en tient pas au suspens poétique entre des « possibles », mais y arrête notre préférence. Apparaît ici l’action comme choix, comme décision, mais aussi comme acceptation d’une finitude, d’une singularité (on n’agit pas sur des généralités). Philosophiquement, une telle approche exige de dissocier l’interprétation de l’orbe de la philosophie du langage. Il serait plausible de le faire en rapportant les paroles et les actions, ensemble, à cette condition humaine dont parle Hannah Arendt, de devoir répliquer au fait d’être né par l’initiative, le fait de commencer quelque chose. Si l’on peut dire qu’il s’agit d’interpréter le fait d’être né, de rendre grâce d’être là, les paroles et les actions mêlées sont autant d’interprétations, de manières de différer ce qui nous est donné avec la vie, et de différer les uns des autres. L’interprétation est une condition de l’agir autant que du parler.

Ici commence notre dernière série de remarques. Le courage d’agir est inséparable du courage de sentir, de ne pas s’insensibiliser. De ne pas s’insensibiliser à ses propres souffrances pour (ou parce que) s’insensibiliser à celles des autres. De ne pas s’insensibiliser à ses propres joies pour (ou parce que) s’insensibiliser à ses souffrances. Quel est le rapport avec notre sujet? C’est que le courage de sentir suppose celui de communiquer, de partager ce que l’on ressent, et que cette capacité à communiquer, à exprimer, est quelque chose de fragile, qui se cultive et qui doit être « autorisé ». C’est le rôle de la littérature ici que d’autoriser, d’ouvrir des ressources d’expression, à ce courage de sentir et d’agir. C’est le rôle de la lecture que d’augmenter le spectre de notre perception et le schématisme de notre agir, de nos possibilités d’être. De faire voir ce que l’on ne voit pas. Plus urgent peut-être encore: de faire sentir ce que l’on fait. On peut dire que c’est déjà un motif suffisant pour rouvrir, sinon le « livre », du moins la question.

Quelle est cette question, finalement? Je la rattacherai encore au problème d’un parole commune, que Hannah Arendt évoque de manière saisissante quand elle dit: « Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton »[19]. Cette question politique est celle de l’approbation. La parole de Dieu serait alors le « c’est bon », le « c’est si bon » qui scande les jours de la Genèse. Et c’est le problème de la confiance, de ce qui nous permet d’approuver ce que nous faisons et ce que nous disons. Le problème n’est pas tant de faire ce que nous approuvons, ou de dire ce que nous voulons, que d’approuver ce que nous faisons, et de vouloir-dire ce que nous disons.

Olivier Abel

Publié dans Revue internationale de philosophie,
n°225, sur Philosophie analytique et religion, Bruxelles 2003, p.369-385.

Notes :

[1] Nous nous référerons particulièrement à l’ensemble constitué par Le conflit des interprétations, essais herméneutiques, Paris: Seuil, 1969 (cité ici CI); Du texte à l’action, Essais herméneutiques II, Paris: Seuil, 1985 (cité ici TA); Temps et Récit, dont les trois volumes paraissent aux éditions du Seuil dans les années 1983-1985 (cité ici TR); et Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990 (cité ici SA). Sauf le premier ils sont repris en collection de poche. À cette première constellation il faudrait peut-être ajouter les Lectures 3, Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994 (cité ici L1), et Penser la Bible, Esprit, 1998 (cité ici PB).

[2] Calvin contre ceux qui disent qu’il faut nourir le peuple de bon lait: « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Ce thème préfigure Kant et les Lumières: la sortie de la minorité).

[3] Max Weber a montré comment les prédications avaient plus d’effets par les implications morales inaperçues de leur théologie que par leur morale explicite.

[4] TA p.48.

[5] Voir mon Éthique interrogative, Paris: PUF, 2000.

[6] Jacques Bouveresse, La demande philosophique, Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle?, Paris: L’éclat, 1996, p.17-22.

[7] « Ce que l’on ne peut dire, il faut le taire » (L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 7). C’est une lecture d’ailleurs très discutable de Wittgenstein, pour lequel l’élément mystique, s’il en est, n’est pas à chercher en dehors du monde ordinaire.

[8]  H.Arendt, Vies politiques, op.cit.p.13 (c’est moi qui souligne l’intervalle). Dans cet intervalle, l’unité de la vérité doit rester soumise à la dualité de l’amitié, car c’est entre deux êtres qu' »un monde peut de nouveau naître » (p.91).

[9] Vies politiques, p.22 sq. et 41. Ni la solitude écartée ni l’obscure fraternité, qui l’une et l’autre évitent le conflit, ne permettent cette lumière que l’on trouve dans l’espace public « que la raison crée et garantit entre les hommes » (ibid. p.88), « un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui semble vérité à la fois lie et sépare les hommes, créant de fait ces distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde » (ibid.p.41). L’ampleur des différences interprétatives détermine l’amplitude de l’intervalle qu’elles ouvrent, un monde complexe, épais, cherchant la justice à travers le différend et l’irréparable.

[10] On peut partir des trois dernières pages du texte intitulé « la fonction herméneutique de la distanciation », et qui portent sur le thème « se comprendre devant l’oeuvre » (TA, p.115-117).

[11] Dans Temps et Récit 1, Ricoeur propose de distinguer trois niveaux de mimésis du temps, et plus généralement du monde des passions et des actions humaines: celui de la préfiguration (précompréhension proprement herméneutique), celui de la configuration (la cohérence poétique du texte), celui de la refiguration (du monde du lecteur par le jeu de la lecture).

[12] « Rhétorique, poétique, herméneutique », L2 p.487.

[13] Cf. Paul Ricoeur, « Temps biblique », dans Archivio di filosofia 1985 n°1. Quant à l’irréductible pluralité des façons de se rapporter à Dieu, voir « Nommer Dieu », dans Etudes théologiques et religieuses 1977.

[14] En coupant court à toute tentative de fonder une morale chrétienne, la théologie luthérienne des deux règnes place la Bible au–dessus de toute prétention à monopoliser une interprétation légitime. Il faut dire l’éthique est humaine comme on dit l’erreur est humaine. Du même coup il n’y pas de législation juridique, ni de projet politique, qui puissent se donner pour fondés sur la Loi de Dieu. Dans la théologie de tendance plus calviniste, la grâce ouvre un agir possible, une nouvelle forme de vie, et tout est éthique, tout dans la vie est interprétation dont le sujet est responsable. Ces deux théologies se corrigent l’une l’autre, d’ailleurs: sans la critique luthérienne, l’éthique protestante pourrait virer à l’utopie, à l’alternative totale qui veut changer de monde; sans l’affirmation calviniste, l’éthique protestante pourrait virer à l’idéologie conservatrice, qui renonce à rien changer du monde.

[15] Elle permet aussi de sortir d’une conception positiviste de la morale, sur une ligne évolutionniste de développement par « stades moraux » successifs. Et d’étayer la conception « réitérative » des grandes découvertes ou inventions morales, qui ne sont pas cumulatives comme les inventions techniques, mais doivent être plus ou moins réinventées autrement à chaque génération.

[16] Il y a des textes (des milieux) pour lesquels il était un thaumaturge, à la manière d’Apollonios de Tyane; en voici d’autres pour lesquels il était ce maître de sagesse, quelque part entre Qohéléth et Diogène de Sinope, et dont les convives appréciaient particulièrement les réparties; en voici d’autres pour lesquels il était ce Messie enfin apparu, cet homme public à la trajectoire fulgurante; pour certains encore, qui le suivaient comme des disciples, c’était un fabuleux rabbin, un subtil interprète de la Loi; mais d’autres ont suivi l’itinéraire de sa vie comme une liturgie ou comme un dialogue initiatiques, comme la Voie ou comme une transfiguration; et beaucoup encore ont applaudi à ses controverses, à sa capacité à retourner ses interlocuteurs par ses questions ou les dilemmes dans lesquels il les place; d’autres enfin sont saisis par l’imminence eschatologique, la proximité d’un autre monde transformée en injonctions invivables.

[17] Voir « le récit interprétatif », dans Recherches de science religieuse, 73/1 (1985) p.17-38.

[18] Michael Walzer, Traité sur la tolérance, Paris: Gallimard, 1998.

[19] Hannah Arendt, « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24.