Une herméneutique interrogative

Une herméneutique interrogative

L’exégèse des textes anciens nous enseigne que ces textes répondaient à d’autres questions que celles que nous nous posons; et l’historiographie des documents nous rend sensibles aux contextes et aux mondes dont ils sont issus: l’enquête historique recompose un questionnaire perdu plutôt qu’il ne compile des réponses.

Mais l’herméneutique, c’est aussi l’interprétation du texte dans le monde ouvert par ce texte, sous la question posée par lui et qui diffère de celles auxquelles il répondait. Le texte ouvre des mondes possibles, des propositions de monde dont l’interprétation se déploie dans notre existence même.

Ainsi l’herméneutique place au centre de la condition humaine la différence des générations, et la condition interprétative où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre et reprendre la conversation rompue par la mort: « toute interprétation place l’interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution » ( P.Ricoeur, Du texte à l’action, cité ici TA p.48).

Introduction

Malgré un nom hermétique, l’herméneutique est une chose très simple, qui consiste en la théorie ou l’art de traduire, d’interpréter : un message, un rêve, un symptôme, une loi, un signe, un texte. Il faut au coup d’oeil herméneutique cette faculté d’interpréter les textes comme on interprète une carte géographique. Appelons donc cette faculté un « sens de l’interrogation », un sens de la différenciation des questions, la faculté pour un sujet d’imaginer d’autres points de vue possibles que le sien, d’autres questions.

Cette différenciation des questions, si on prend comme premier fil conducteur que le sens d’un texte est fonction de la question implicite à laquelle il répond, se polarise entre deux directions contradictoires, que nous allon développer:

1) L’herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les temps, l’histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte).

2) L’herméneutique dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même « question » que le texte interprété).

Si l’on parvient à maintenir la tension entre ces deux directions, on obtient une étonnante équation d’appartenance et de distance, qui est peut–être la « bonne distance » pour une véritable lecture. Le sujet herméneutique reconnaît modestement appartenir à une tradition, à un monde, et revendique fièrement l’exercice d’une critique universelle et sans entrave.

On peut ainsi distinguer les méthodes herméneutiques développées par Schleiermacher et Dilthey et l’ontologie herméneutique développée par Heidegger ou Gadamer. Ce sont certes deux âges différents de l’herméneutique, mais aussi et finalement surtout une tension constante, par exemple chez Bultmann et chez Ricoeur (surtout dans Le conflit des interprétations), mais que l’on trouve déjà chez Schleiermacher (grammaire et psychologie) et Dilthey (expliquer et comprendre).

1. L’âge critique, Schleiermacher, Dilthey

Le premier mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire : si la compréhension est distordue, brouillée, c’est que certaines conditions de communication ne sont pas remplies : langue étrangère, culture inconnue, époque éloignée. L’herméneutique s’est d’ailleurs développée avec le sentiment, lié à la découverte géographique des autres cultures, que ce qui est éloigné dans l’histoire peut être tout aussi incompréhensible pour nous, même si nous croyons que cela appartient à « notre » histoire. L’herméneutique réside alors essentiellement dans une « critique » des conditions langagières et historiques de la communication.

La « critique » signifie ainsi en premier lieu la comparaison et l’étude des textes, pour établir leur authenticité, les dater, dissiper un doute sur leur auteur véritable, ou bien sur le moment de la rédaction, analyser le style de l’auteur d’un texte ou le contexte de sa rédaction, etc. La critique essaye donc de « faire parler » un texte qui ne peut plus répondre aux questions qu’on lui pose, de rétablir le texte comme discours vivant, comme communication. Que disait–il, à qui, pourquoi ? La voix du texte est trop lointaine pour ne pas être recouverte par nos voix, et il nous faut refaire un peu silence, pour entendre dans le texte la rumeur de son contexte et le murmure de ce qu’il dit lui–même.

Schleiermacher : exégèse et philologie.

Schleiermacher (1768–1834) est d’abord un passionné de textes, attaché à l’autonomie de la forme écrite qui est là, seul témoin d’une parole passée. Ce sont ces « écritures » qu’il faudra faire parler, avec lequel il s’agira de retrouver la possibilité de dialoguer. Et cela en ce qui concerne non seulement l’exégèse biblique, mais aussi la philologie classique des textes grecs et latins. L’herméneutique veut rassembler ces deux domaines, si longtemps totalement séparés.

C’est Schleiermacher qui pose le premier axe de l’enquête herméneutique en affirmant qu' »il y a herméneutique là où il y a mécompréhension ». La compréhension se reconquiert alors sur le préjugé, en dégageant les arrières plans culturels et historiques du texte. Sur cet axe l’herméneutique consiste essentiellement en une comparaison critique des langages utilisés, avec l’examen des caractères du discours propres à telle ou telle culture. C’est ce que Schleiermacher appelle l’interprétation « grammaticale ».

Le second axe de l’herméneutique dérive de l’affirmation de Schleiermacher selon lequel il s’agit de « comprendre un auteur aussi bien et même mieux qu’il ne s’est compris lui–même ». La compréhension consiste ici à saisir la singularité du message de l’auteur, par une sorte de « congénialité », à la limite parfois de la divination. L’herméneutique romantique ici en jeu essaye d’attraper le geste de l’auteur étudié, on pourrait dire son style propre, son vouloir–dire, sa « différence ». C’est ce que Schleiermacher appelle l’interprétation « psychologique ».

Or il pense que l’on ne peut pas faire les deux en même temps : « considérer la langue commune, c’est oublier l’écrivain ; comprendre un auteur singulier c’est oublier sa langue qui est seulement traversée », commente Ricoeur, en notant que le programme herméneutique de Schleiermacher porte la double marque de l’esprit critique et de l’esprit romantique. C’est peut–être l’espace spécifique du problème herméneutique. Mais il ne faut pas considérer le moment critique comme le moment le moins « mystique »: pour comprendre, il faut d’abord se vider des mécompréhensions, et pour se faire véritablement « auditeur » d’un auteur lointain et presque imperceptible il faut bien commencer par imiter Schleiermacher qui craignait « de ne pas même être un individu ».

Dilthey, explication et compréhension.

Avec Wilhelm Dilthey (1833–1911) la question de l’interprétation des textes anciens rejoint la question plus globale d’une méthode valable pour l’ensemble du champ de la connaissance historique. A la montée du positivisme, lié aux succès de la méthode quantitative et expérimentale dans les sciences de la nature, le néo–kantisme de Dilthey et de ses contemporains ne pouvait plus répondre simplement en affirmant que si le sujet ne peut connaître les objets que de l’extérieur, il connaît les autres sujets de l’intérieur (par congénialité, puisqu’il est lui–même sujet).

La connaissance intersubjective est médiatisée par les signes où s’extériorisent les sujets, et elle s’appuie sur l’interprétation psychologique de ces signes. C’est pourquoi, en opposant l' »explication » de la nature et la « compréhension » de l’esprit, Dilthey développe une compréhension qui soit véritablement une méthode, et qui ait pour objet non pas le pur désordonné de la vie intérieure, mais son extériorisation dans des configurations stables, dans des oeuvres. Et ces « objectivations », par lesquelles la vie humaine s’interprète elle–même à chaque époque et dans différents genres d’oeuvres, obéissent à des régularités de style différentes des régularités naturelles. Ce sont des régularités de même échelle que cherchera à dégager Max Weber (1864–1920), avec sa méthode des « types–idéaux ».

Cette opposition explication–compréhension doit une partie de son succès au fait qu’elle reprend une ancienne polarité (Pascal : esprit de géométrie et esprit de finesse) et en prépare d’autres (Gadamer : méthode et vérité). Mais aussi à l’importance qu’elle accorde à la « Weltanschauung », à la vision du monde de chaque époque, et à l' »Erlebnis », au vécu qui s’y représente. L’insistance de Dilthey sur le « monde vécu » risque de trop identifier la vie à la culture spirituelle, comme si les questions culturelles et religieuses étaient les seules questions auxquelles répondent les oeuvres humaines ; ou bien elle risque de psychologiser excessivement l’interprétation en cherchant le monde vécu de l’auteur, comme si le texte n’était pas lui–même porteur d’un « monde vécu » fictif, bien plus essentiel à la compréhension de son sens.

2. L’âge ontologique: Heidegger, Gadamer

Historiquement, en passant de l’herméneutique critique à l’herméneutique ontologique, on remonte d’une herméneutique régionale (textuelle) à une herméneutique générale (le monde comme interprétation), et d’une herméneutique épistémologique (visant la connaissance et organisée autour du rapport sujet– objet) à une herméneutique ontologique (désignant la possibilité de l’existence et organisée autour du rapport sujet–monde). Après Dilthey et au terme de l’enquête phénoménologique de Edmund Husserl (1859–1938) en effet, le « sujet » parlant et pensant découvre qu’il appartient toujours déjà au « monde de la vie » (Lebenswelt), et que ce monde est toujours déjà un langage. L’existence n’est possible que comme interprétation, à partir de présupposés, à partir de l’appartenance du sujet interprétant au monde qu’il interprète. Et les êtres humains, individuellement et socialement, s’identifient et se comprennent parce qu’ils appartiennent au même monde de sens, même là où ils ne le savent pas.

M.Heidegger et le cercle herméneutique.

Heidegger part de la découverte que le sujet se trouve dans un monde « toujours déjà » là (Husserl: lebenswelt). Cette structure de précompréhension permet d’élucider ce qui apparaît comme un échec dans la méthodologie des sciences de l’histoire ou de l’homme: le sujet est impliqué dans la connaissance de l’objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure ontologique indépassable: ce cercle herméneutique est constitutif de la compréhension, et une interprétation sans présupposition est impossible.

L’intention de Martin Heidegger est de replacer les questions épistémologiques de méthode sous le contrôle d’une ontologie préalable : quel est le mode d’être de cet être qui n’existe qu’en se comprenant ? Il appartient en effet à la structure de « l’être–là » (le « dasein »: c’est ainsi que Heidegger désigne l’existant humain) d’avoir une précompréhension ontologique de l’être.

Cette précompréhension ne développe pas une structure psychologique raffinée de la subjectivité, fut–elle entendue dans le rapport sujet–sujet. Elle développe la structure d’une ouverture au monde. Loin de renforcer la subjectivité du comprendre, à le « psychologiser », elle vise à montrer comment le comprendre dérive d’un rapport au monde, d’une « situation ».

Le sujet est alors tout simplement un « habitant » de ce monde. Il se trouve, se découvre dans un monde toujours déjà là : c’est ce monde que le dernier Husserl désignait du nom de Lebenswelt. Cette appartenance et cette précompréhension sont plus originaires que toutes les compréhensions et interprétations qui en dérivent.

Cette structure de précompréhension permet d’élucider ce qui apparaît comme un échec dans la méthodologie interprétative des sciences de l’histoire ou de l’homme : le sujet est impliqué dans la connaissance de l’objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure ontologique indépassable : ce cercle herméneutique est constitutif de la compréhension. Il ne faut pas prétendre en sortir, mais au contraire s’y situer correctement, car une interprétation sans présupposition est impossible.

Gadamer et la primauté herméneutique de la question.

Dans son ouvrage principal, intitulé Vérité et méthode, Hans–Georg Gadamer développe la primauté herméneutique de la question. Pour lui le traitement « méthodologique » introduit une distance aliénante qui ruine le rapport d’appartenance que nous avons avec la « vérité » en question. Il le montre d’abord dans le domaine de l’art, où interpréter véritablement signifie « jouer », recréer, interpréter la création. Il le montre ensuite dans le domaine historique, où il raconte que c’est la lecture de Collingwood qui l’a conduit à considérer non seulement l’enquête historique comme un « questionnaire » (le comportement historique des individus et des sociétés pouvant être traité comme des réponses à des questions), mais de manière plus générale que l' »on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une question ».

Or il n’y a pas de méthode pour apprendre à questionner, et « ce n’est pas dans la certitude méthodologique que la conscience herméneutique trouve son achèvement, mais dans la même disponibilité à l’expérience qui distingue l’homme expérimenté de l’homme emprisonné dans les dogmes ». La véritable expérience, c’est l’ouverture à d’autres expériences possibles, autrement dit l’interrogation dont Socrate fut selon Platon le maître exigeant. La dialectique platonicienne consiste à dévoiler la chose dans toute sa problématicité, et si Platon se méfie de l’écriture, c’est parce qu’elle ne répond pas aux questions: répondre, cela veut dire, dans l’entretien oral et infini, replacer les énoncés et les termes devant les questions. Comprendre un texte, cela exige de comprendre la question auquel le texte répond, et donc d’une certaine manière dépasser le texte: en effet la même question est susceptible de différentes réponses. Comprendre un texte, cela exige aussi de le comprendre comme une réponse à une « vraie » question, à une question qui est aussi bien la nôtre. Les vraies questions dépassent les contextes particuliers, et l’acte par lequel nous venons dialoguer sous une question plus vaste que nos langages fait fusionner nos horizons historiques.

3. Critique de l’herméneutique et herméneutique critique

La distance négligée.

Pourquoi l’herméneutique ontologique est–elle insuffisante ? C’est que si Heidegger remonte bien vers cette appartenance primordiale, cette soumission à une question première, cette ouverture originaire, il ne redescend pas vers le détail des questions d’exégèse, de critique historique des contextes, des formes historiques et langagières que prend cette appartenance. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment son problème. Comme le dit joliment Ricoeur, l’herméneutique heideggerienne n’est pas destinée à résoudre ces questions de méthode mais à les dissoudre.

Or c’est aussi un problème soulevé par la théorie critique, d’Adorno à Habermas, à l’encontre de la tradition herméneutique: loin de présupposer et de majorer une sorte d’entente et de précompréhension originaire, il faut critiquer les mécanismes de pouvoir qui introduisent des distorsions dans la communication. La réponse de Ricoeur à ce problème se situe encore dans une problématique herméneutique, mais sur sa frontière: il propose une « herméneutique critique », à cheval sur l’herméneutique des traditions de Gadamer et la critique des idéologies de Habermas (TA p.362).

Pour Ricoeur, il y a une autonomisation du texte qui, par son « inscription », se détache du contexte sémantique initial. Ce faisant, Ricoeur semble abandonner « le mouvement spontané de la question et de la réponse » au domaine de la seule oralité. Ce que Ricoeur opposerait ainsi à l’herméneutique de Gadamer, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de comprendre le texte par rapport à la question à laquelle il répond, en amont, mais par rapport à la question qu’il pose, à l’espace qu’il ouvre, en aval. Le métaphorique est ici non plus en arrière, mais en avant de nos usages, non plus un langage sédimenté, mais un langage en état d’émergence (premier indice d’un virage de l’herméneutique à la poétique).

Il reprend ainsi l’idée que la compréhension de soi est toujours médiatisée dans des signes, des langues, des textes, des oeuvres, des actes (TA p.29) et que le sujet ne se déchiffre que dans ses variations (SA, préface). Il fait du texte le « paradigme de la distanciation dans la communication » (TA, p.102), de telle sorte que pour l’herméneutique biblique la foi est inséparable de ses expressions (narrations, prophéties, etc.), dans des écritures qui larguent les amarres d’avec les intentions de l’auteur et le contexte d’interlocution initial. Il retrouve ainsi sa théorie de la « métaphore vive » qui glisse la pointe critique du « n’est pas » dans la véhémence ontologique du « est » (deuxième indice du passage de l’herméneutique à la poétique). Il remarque enfin, sur la question de la traduction, que « nous n’existons ni dans des horizons fermés, ni dans un horizon unique » (TA p.348). Mais d’un autre côté « qui n’est pas capable de réinterpréter son passé n’est peut-être pas capable non plus de projeter concrètement son intérêt pour l’émancipation » et « sur quoi appuierez vous concrètement le réveil de l’action connunicative sinon sur la reprise créatrice des héritages culturels? » (TA p.373 et 375). Il s’agit donc à la fois de rouvrir le passé, de reprendre autrement les traditions, de ne pas confondre l’autorité avec le pouvoir, et d’ouvrir un horizon d’attente qui mette en débat les « possibles », dans un espace critique visant une communication sans entrave.

La réception négligée: de la critique à la poétique.

Mais il y a une autre réserve. C’est que dans l’ensemble de cette herméneutique (ontologique ou critique) ainsi définie, on peut estimer que ce qui est négligé c’est la différence entre la signification langagière ordinaire et la compréhension traditionnelle des symboles, car il existe des contextes d’interlocution où la compréhension « va sans dire », et la compréhension herméneutique peut n’être qu’un cas particulier d’une communication, particulièrement difficile.

Et puis ce qui est négligé, c’est le rôle du lecteur, du spectateur, du récepteur, qui revient sur sa lecture et répond à la problématicité du texte. C’est ce que l’on trouve chez H.R.Jauss, qui ouvre le texte à d’autres lectures, c’est à dire à d’autres problématisations que celle visée par l’auteur (voir sa lecture des versions successives d’Iphigénie). On retrouve ainsi cette idée essentielle, que l’interprétation comme réinterprétation est affaire de génération, de perpétuelle réinterprétation par les successeurs des oeuvres et du monde laissé par les prédécesseurs.

Or cela est de plus en plus central chez Ricoeur. Dans Du texte à l’action, interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, et c’est « agir » ce monde, comme le musicien interprète la partition (et comme le prédicateur interprète le texte biblique). L’herméneutique se fait alors dans l’espace ouvert « devant » le texte, elle en déploie la possibilité d’être. La vérité du texte est en aval, et c’est ici qu’il faut un second principe un second fil conducteur :

la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie.

Ce principe permet de redéplier autrement les orientations herméneutiques, et:

1) de pointer les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de propositions poétiques;

2) de pointer aussi l’obligation pour nos existences de faire de l’un de ces possibles notre propre interprétation notre éthique car nous en sommes responsables, notre préférence, notre forme de vie.

Le sens du texte n’est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond, mais des questions qu’il soulève et propose. Et l’élucidation de ces questions ou de ces propositions est d’abord poétique, au sens où Ricoeur montre, aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, la suspension du monde de la référence littérale, et l’ouverture d’une référence métaphorique. Le texte poétique n’est pas sans référence, au contraire, il ouvre un monde, il propose des mondes possibles. Le monde du texte n’est pas « caché derrière » lui mais ouvert par lui et devant lui, et je dois laisser faire le travail poétique par lequel le texte m’offre un monde, refait un monde à habiter autrement, à sentir autrement, où agir autrement.

Et puis le texte problématise le sujet « qui » interprète, ouvrant en lui des possibilités d’être inédites. La subjectivité du lecteur (suspendue par la lecture, dans une sorte de micro-phénoménologie poétique) est faite par la lecture, qui ouvre le sujet à des variations imaginatives. Or il y a un horizon éthique de ce passage. Ricoeur montre comment l’on passe du texte à l’action, par le biais de l’imagination d’un autre monde possible, et d’une imagination qui prépare un pouvoir–faire. C’est l’imagination qui permet de passer du discours à l’acte parce que la fiction ne se borne pas à redécrire la réalité (fonction théorique), elle refait le monde de l’action (fonction pratique). On peut, comme le propose Calvin, faire une lecture « pragmatique » d’un texte (exemple de la la différence entre Marthe et Marie, qui ne sont l’allégorie de rien mais préagissent différemment, ou bien exemple des paraboles dont l’interprétation passe par l’illocutoire). Par ailleurs l’action est semblable au texte, parce que l’un et l’autre s’extériorisent dans des traces, s’autonomisent par rapport à l’auteur ou l’agent, ne se bornent pas à refléter une situation mais la modifient et ouvrent un monde : « le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » (TA p.270).

Conclusions

Récapitulons les quatre orientations herméneutiques que nous avons parcourues, sous cette idée d’une herméneutique interrogative. En amont, si l’on cherche le sens « derrière » le texte, on se souviendra que le sens d’un texte est fonction de la question implicite à laquelle il répond. 1) En termes de distance critique, l’enquête portera sur l’analyse des contextes historiques et langagiers, et cherchera à dégager la multiplicité concrète des questions implicites qui sous–tendent le texte. 2) En termes d’appartenance ontologique, l’interrogation portera sur la « question originaire », la question à laquelle toutes les réponses appartiennent, de quelque nom qu’on appelle cette question.

En aval, si l’on cherche le sens « devant » le texte, on se souviendra que la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie. 3) En termes de critique, les significations se déploieront dans l’exploration des mondes possibles proposés par le texte, et dans l’analyse poétique de l’écart entre ces possibles où le lecteur doit se tenir. 4) En termes d’appartenance, le texte désigne une forme de vie, une éthique, et le sujet interprète le texte dans son existence propre ; il en est responsable.

Les quatre différents sens de l’interrogation constituent ainsi quatre points cardinaux que le sujet lisant ou interprétant peut retrouver dans n’importe quel paysage ou espace textuel : c’est qu’il les trouve à partir de sa propre position, de ses propres déplacements dans ce paysage.

Nous avons ainsi une topologie des herméneutiques en quatre espaces ou en quatre temps (critique, ontologique, poétique, éthique). On peut considérer cette topologie comme circulaire. En effet la distance critique renvoie à l’appartenance ontologique, qui renvoie à la distance poétique, qui renvoie à l’appartenance éthique, laquelle à son tour a besoin de la critique historique, etc. Mais cet anneau est une circularité vivante, où l’on ne revient pas toujours au même : le sujet lisant et interprétant est un sujet problématique. En effet il est dépossédé de sa naïveté première par la critique, mais au terme de son parcours une naïveté seconde lui est offerte, la naïveté poétique ou la naïveté éthique qui sont celles d’un monde à enfanter.

Olivier Abel

Publié dans Revue internationale de philosophie,
n°225, sur Philosophie analytique et religion, Bruxelles 2003, p.369-385.